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les hommes, ont laissé un champ libre et vaste à mes réflexions. D'ailleurs si l'on m'a suscité beaucoup d'ennemis, je puis dire avec sincérité, que je n'ai été l'ennemi de personne ; et le sentiment le plus sévère, si c'en est un, que j'aie pu conserver à l'égard de quelques-uns, est une paisible indifférence.

Si dans les querelles qui divisent les particuliers, on doit donner beaucoup à la foiblesse de la nature humaine, il est juste de lui attribuer davantage dans les dissentions qui déchirent les empires. Peu d'hommes ont assez de force pour être entièrement les maîtres de leurs opinions, de leurs sentimens, et d'eux-mêmes; peu sont capables de se faire des principes suivis, et de se diriger constamment d'après ces principes. L'amour du bon et du juste est naturellement dans le cœur de l'homme; mais cet amour-là même, dirigé par une conscience erronée, peut le conduire à toutes les iniquités, à tous les forfaits. C'est le fanatisme le plus à redouter, le plus terrible dans ses effets; celui que les novateurs et les factieux savent si bien allumer et attiser; ou plutôt, c'est la source de tout fanatisme, n'im

porte

porte quels soient son prétexte, ou son objet ! J'ai vu des hommes qui avant la révolution, étoient en possession de l'estime et du respect de leurs concitoyens; une pratique constante des vertus religieuses et sociales, les en avoit rendus dignes; j'ai vu, depuis ces mêmes hommes couverts de crimes, et s'en applaudir hautement, comme d'actions utiles et méritoires. Je dirai plus, ils étoient de bonne foi!

Cette observation humiliante, mais trop vraie, sur le cœur humain, ne peut pas, dans l'esprit de celui qui a pris l'habitude de penser et d'agir d'après lui-même, être compatible avec des sentimens de haine et de vengeance. Il plaindra les malheureux instrumens dont on se sera servi pour attenter à son repos, à son honneur, à sa vie ; et ne trouvera dans de pareilles entreprises, qu'une confirmation de ces principes, et un motif de plus, pour s'y affermir.

En même temps que je livrerai à l'oubli, ces êtres insignifians qui, sous la main d'autres guides, se seroient peut-être portés au bien, avec la même facilité avec laquelle ils se sont portés au mal, ce sera pour moi, une jouissance bien

douce,

douce, lorsque le récit des événemens amènera sous ma plume les noms de quelques-uns de ceux qui ont donné tant de grands exemples de fermeté, de courage et de dévouement, et qui, par leurs vertus, ont justifié la nation Françoise, du reproche qui lui a été trop généralement fait, de s'être rendue coupable des crimes de quelques scélérats. Au milieu des horreurs que je serai forcé de décrire, le lecteur ne me saura pas mauvais gré, sans doute, si je fais passer sous ses yeux, quelques-unes de ces scènes touchantes dont j'ai été tant de fois le témoin; dont le souvenir consolant sera toujours présent à mon cœur, et qui sont faites pour réconcilier les plus misantropes, avec l'espèce humaine.

En entreprenant d'écrire mes mémoires particuliers et l'histoire de ma vie, c'est le testament que je veux laisser à mes amis et à ma famille, pour qui je suis mort depuis si long-temps; et je suis bien assuré de l'intérêt de ceux à qui je les destine; mais comme, en les donnant au public, je n'ai pas le droit de compter sur la même indulgence, je n'aurai pas non plus la présomption de l'occuper uniquement de moi.

Appelé

Appelé dès le principe de la révolution, à prendre part aux affaires publiques, je me suis réduit, pour ainsi dire, au rôle d'observateur, tant qu'il m'a été prouvé que mes travaux ne pouvoient être d'aucune utilité à mon pays; et

n'ai commencé à agir, que lorsque j'ai pu raisonnablement croire à des apparences de succès. Il est donc possible que ce que la chaleur de l'action n'auroit pas permis à d'autres de saisir, ne soit pas échappé à mes observations. Je ne prétens assurément pas écrire l'histoire de la révolution Françoise, pas même celle du parti que j'ai suivi, mais je puis laisser des matériaux utiles; et à mesure que j'avancerai dans le récit de ce qui me concerne, jeter un coup d'œil sur les événemens coincidens, et rendre compte de la manière dont j'ai envisagé les choses, des réflexions qu'elles m'ont suggérées, et des conséquences que j'en ai tirées pour ma conduite.

On ne doit s'attendre à trouver, dans cet écrit, ni l'ordre ni la précision méthodique qui conviennent à l'histoire. Je n'ai ni le temps, ni l'habitude, ni peut-être l'inclination de me livrer à un travail trop régulier, qui d'ailleurs ne rem

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pliroit pas mieux mon objet. Une vie longtemps agitée, et une santé qui s'affoiblit chaque jour, me donnent quelques droits au repos et à l'indulgence. J'écrirai ce que j'ai vu, ce que j'ai pensé, comme je l'ai vu, comme je l'ai pensé ; et je rendrai compte de mes opinions, de mes observations, et de mes sentimens, comme de mes actions.

La longue et sanglante guerre que j'ai eue à soutenir, sera, sans doute, l'objet principal de ces mémoires; objet qu'il est d'autant plus intéressant de faire connoître, que, hors ceux qui y ont pris une part au moins indirecte, il n'est personne qui ait eu à cet égard, des notions plus qu'imaginaires. Si cette ignorance absolue, où presque tout le monde à été, de l'état réel des choses dans les provinces insurgées, n'eut occasionné que les crreurs et les fictions qui ont amusé l'oisiveté, et donné de la pâture à la malveillance, pendant nombre d'années; il seroit inutile d'en parler: mais s'il est arrivé qu'elle ait produit des méprises importantes dans la direction du conflit qui a intéressé le monde entier; conflit qui sans cela se seroit terminé peut-être d'une manière désirable

Tome I.

C

pour

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