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qu'ils reçoivent du père, il est évident que tous les droits de propriété lui appartiennent, ou émanent de lui. C'est tout le contraire dans la grande famille, où l'administration générale n'est établie que pour assurer la propriété particulière, qui lui est antérieure. Le principal objet des travaux de toute la maison est de conserver et d'accroître le patrimoine du père, afin qu'il puisse un jour le partager entre ses enfants sans les appauvrir : au lieu que la richesse du fisc n'est qu'un moyen, souvent fort mal entendu, pour maintenir les particuliers dans la paix et dans l'abondance. En un mot, la petite famille est destinée à s'éteindre, et à se résoudre un jour en plusieurs autres familles semblables: mais la grande étant faite pour durer toujours dans le même état, il faut que la première s'augmente pour se multiplier; et non-seulement il suffit que l'autre se conserve, mais on peut prouver aisément que toute augmentation lui est plus préjudiciable qu'utile.

Par plusieurs raisons tirées de la nature de la chose, le père doit commander dans la famille. Premièrement, l'autorité ne doit pas être égale entre le père et la mère; mais il faut que le gouvernement soit un, et et que, dans les partages d'avis, il y ait une voix prépondérante qui décide. 2o Quelque légères qu'on veuille supposer les incommodités particulières à la femme, comme elles sont toujours pour elle un intervalle d'inaction, c'est une raison suffisante pour l'exclure de cette primauté: car, quand la balance est parfaitement

égale, une paille suffit pour la faire pencher. De plus, le mari doit avoir inspection sur la conduite de sa femme, parce qu'il lui importe de s'assurer que les enfants, qu'il est forcé de reconnaître et de nourrir, n'appartiennent pas à d'autres qu'à lui. La femme, qui n'a rien de semblable à craindre, n'a pas le même droit sur le mari. 3o Les enfants doivent obéir au père, d'abord par nécessité, ensuite par reconnaissance: après avoir reçu de lui leurs besoins durant la moitié de leur vie, ils doivent consacrer l'autre à pourvoir aux siens. 4° A l'égard des domestiques, ils lui doivent aussi leurs services en échange de l'entretien qu'il leur donne, sauf à rompre le marché dès qu'il cesse de leur convenir. Je ne parle point de l'esclavage, parce qu'il est contraire à la nature, et qu'aucun droit ne peut l'autoriser.

Il n'y a rien de tout cela dans la société politique. Loin que le chef ait un intérêt naturel au bonheur des particuliers, il ne lui est pas rare de chercher le sien dans leur misère. La magistrature est-elle héréditaire, c'est souvent un enfant qui commande à des hommes; est-elle élective, mille inconvénients se font sentir dans les élections; et l'on perd, dans l'un et l'autre cas, tous les avantages de la paternité. Si vous n'avez qu'un seul chef, vous êtes à la discrétion d'un maître qui n'a nulle raison de vous aimer; si vous en avez plusieurs, il faut supporter à la fois leur tyrannie et leurs divisions. En un mot, les abus sont inévitables, et leurs suités funestes dans toute société

où l'intérêt public et les lois n'ont aucune force naturelle, et sont sans cesse attaqués par l'intérêt personnel et les passions du chef et des membres.

Quoique les fonctions du père de famille et du premier magistrat doivent tendre au même but, c'est par des voies si différentes, leur devoir et leurs droits sont tellement distingués, qu'on ne peut les confondre sans se former de fausses idées des lois fondamentales de la société, et sans tomber dans des erreurs fatales au genre humain. En effet, si la voix de la nature est le meilleur conseil que doive écouter un bon père pour bien remplir ses devoirs, elle n'est, pour le magistrat, qu'un faux guide qui travaille sans cesse à l'écarter des siens, et qui l'entraîne tôt ou tard à sa perte ou à celle de l'état, s'il n'est retenu par la plus sublime vertu. La seule précaution nécessaire au père de famille est de se garantir de la dépravation, et d'empêcher que les inclinations naturelles ne se corrompent en lui; mais ce sont elles qui corrompent le magistrat. Pour bien faire, le premier n'a qu'à consulter son cœur; l'autre devient un traître au moment qu'il écoute le sien: sa raison même lui doit être suspecte, et il ne doit suivre d'autre règle que la raison publique, qui est la loi. Aussi la nature a-t-elle fait une multitude de bons pères de famille; mais, depuis l'existence du monde, la sagesse humaine a fait bien peu de bons magistrats.

De tout ce que je viens d'exposer, il s'ensuit que c'est avec raison qu'on a distingué l'économie publique de l'économie particulière, et que la cité

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n'ayant rien de commun avec la famille que l'obligation qu'ont les chefs de rendre heureuses l'une et l'autre, leurs droits ne sauraient dériver de la même source, ni les mêmes règles de conduite convenir à toutes les deux1. J'ai cru qu'il suffirait de ce peu de lignes pour renverser l'odieux système que le chevalier Filmer a tâché d'établir dans un ouvrage intitulé Patriarcha, auquel deux hommes illustres ont fait trop d'honneur en écrivant des livres pour lui répondre au reste, cette erreur est fort ancienne, puisque Aristote même, qui l'adopte en certains lieux de ses Politiques, juge à propos de la combattre en d'autres.

Je prie mes lecteurs de bien distinguer encore l'économie publique dont j'ai à parler, et que j'appelle gouvernement, de l'autorité suprême que j'appelle souveraineté; distinction qui consiste en ce que l'une a le droit législatif, et oblige, en certains

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1 Au lieu de heureuses l'uné et l'autre et de toutes les deux, M.E. A. Lequien pense qu'il faut lire heureux l'un et l'autre, et tous deux. Étonné de voir un habile grammairien proposer une infraction à l'une des premières règles de la grammaire, j'ai cru devoir examiner pour quel motif il ne voulait pas, dans cette circonstance, l'accord du substantif avec l'adjectif. Il n'en allègue d'autre que l'autorité des deux éditions où la faute est consacrée ; ce qui n'est rien moins qu'une raison pour la perpétuer, puisqu'aucune de ces deux éditions ne fut faite du vivant de l'auteur (1782 et 1793). Famille et cité, ne peuvent jamais, ni l'une et l'autre ni l'une ou l'autre, être accompagnées d'un adjectif masculin. Il aurait fallu, pour conserver la faute, prouver que Rousseau l'avait commise avec intention. Mais il est douteux qu'il ait jamais revu les épreuves de ce discours, d'après les détails que nous donnons dans l'avertissement. On a vu, dans cet avertissement, que l'éditeur, malgré l'exemple de tous ses prédécesseurs, sans exception, conteste le titre de discours à l'écrit sur l'économie politique. Ici deux suffisent pour justifier et faire adopter une faute contre les règles.

corps

cas, le même de la nation, tandis que l'autre n'a que la puissance exécutrice, et ne peut obliger que les particuliers. Voyez POLITIQUE et SOUVERAI

NETÉ.

Qu'on me permette d'employer pour un moment une comparaison commune et peu exacte à bien des égards, mais propre à me faire mieux entendre.

Le corps politique, pris individuellement, peut être considéré comme un corps organisé, vivant, et semblable à celui de l'homme. Le pouvoir souverain représente la tête; les lois et les coutumes sont le cerveau, principe des nerfs et siége de l'entendement, de la volonté, et des sens, dont les juges et magistrats sont les organes; le commerce, l'industrie et l'agriculture sont la bouche et l'estomac qui préparent la subsistance commune; les finances publiques sont le sang, qu'une sage économie, en fesant les fonctions du cœur, renvoie distribuer par tout le corps la nourriture et la vie; les citoyens sont le corps et les membres qui font mouvoir, vivre, et travailler la machine, et qu'on ne saurait blesser en aucune partie qu'aussitôt l'impression douloureuse ne s'en porte au cerveau si l'animal est dans un état de santé.

La vie de l'un et de l'autre est le moi commun au tout, la sensibilité réciproque et la correspondance interne de toutes les parties. Cette communication vient-elle à cesser, l'unité formelle à s'évanouir, et les parties contiguës à n'appartenir plus l'une à l'autre que par juxta-position; l'homme est mort, ou l'état est dissous.

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