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de plus disproportionné qu'une pareille taxe; et c'est surtout dans les proportions exactement observées que consiste l'esprit de la liberté. Mais si la taxe par tête est exactement proportionnée aux moyens des particuliers, comme pourrait être celle qui porte en France le nom de capitation, et qui de cette manière est à la fois réelle et personnelle, elle est la plus équitable, et par conséquent la plus convenable à des hommes libres. Ces proportions paraissent d'abord très-faciles à observer, parce que, étant relatives à l'état que chacun tient dans le monde, les indications sont toujours publiques; mais outre que l'avarice, le crédit et la fraude savent éluder jusqu'à l'évidence, il est rare qu'on tienne compte dans ces calculs de tous les éléments qui doivent y entrer. Premièrement, on doit considérer le rapport des quantités selon lequel, toutes choses égales, celui qui a dix fois plus de bien qu'un autre doit payer dix fois plus que lui : secondement, le rapport des usages, c'est-à-dire la distinction du nécessaire et du superflu. Celui qui n'a que le simple nécessaire ne doit rien payer tout; la taxe de celui qui a du superflu peut aller au besoin jusqu'à la concurrence de tout ce qui excède son nécessaire. A cela il dira qu'eu égard à son rang ce qui serait superflu pour un homme inférieur est nécessaire pour lui; mais c'est un mensonge: car un grand a deux jambes ainsi qu'un bouvier, et n'a qu'un ventre non plus que lui. De plus, ce prétendu nécessaire est si peu nécessaire à son rang, que, s'il savait y renoncer pour un

du

sujet louable, il n'en serait que plus respecté. Le peuple se prosternerait devant un ministre qui irait au conseil à pied, pour avoir vendu ses carrosses dans un pressant besoin de l'état. Enfin la loi ne prescrit la magnificence à personne, et la bienséance n'est jamais une raison contre le droit.

Un troisième rapport qu'on ne compte jamais, et qu'on devrait toujours compter le premier, est celui des utilités que chacun retire de la confédération sociale, qui protége fortement les immenses possessions du riche, et laisse à peine un misérable jouir de la chaumière qu'il a construite de ses mains. Tous les avantages de la société ne sontils pas pour les puissants et les riches? tous les emplois lucratifs ne sont-ils pas remplis par eux seuls? toutes les graces, toutes les exemptions, ne leur sont-elles pas réservées? et l'autorité publique n'est-elle pas toute en leur faveur? Qu'un homme de considération vole ses créanciers ou fasse d'autres friponneries, n'est-il pas toujours sûr de l'impunité? Les coups de bâton qu'il distribue, les violences qu'il commet, les meurtres mêmes et les assassinats dont il se rend coupable, ne sont-ce pas des affaires qu'on assoupit, et dont au bout de six mois il n'est plus question? Que ce même homme soit volé, toute la police est aussitôt en mouvement; et malheur aux innocents qu'il soupçonne! Passe-t-il dans un lieu dangereux, voilà les escortes en campagne; l'essieu de sa chaise vient-il à rompre, tout vole à son secours; fait-on du bruit à sa porte, il dit un mot, et tout se tait; la foule l'incommode4

R. V.

t-elle, il fait un signe, et tout se range; un charretier se trouve-t-il sur son passage, ses gens sont prêts à l'assommer; et cinquante honnêtes piétons allant à leurs affaires seraient plutôt écrasés qu'un faquin oisif retardé dans son équipage. Tous ces égards ne lui coûtent pas un sou; ils sont le droit de l'homme riche, et non le prix de la richesse. Que le tableau du pauvre est différent! plus l'humanité lui doit, plus la société lui refuse; toutes les portes lui sont fermées, même quand il a droit de les faire ouvrir; et si quelquefois il obtient justice, c'est avec plus de peine qu'un autre n'obtiendrait grace s'il y a des corvées à faire, une milice à tirer, c'est à lui qu'on donne la préférence; il porte toujours, outre sa charge, celle dont son voisin plus riche a le crédit de se faire exempter : au moindre accident qui lui arrive chacun s'éloigne de lui: si sa pauvre charrette verse, loin d'être aidé par personne, je le tiens heureux s'il évite en passant les avanies des gens lestes d'un jeune duc : en un mot, toute assistance gratuite le fuit au besoin, précisément parce qu'il n'a pas de quoi la payer; mais je le tiens pour un homme perdu s'il a le malheur d'avoir l'ame honnête, une fille aimable, et un puissant voisin.

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Une autre attention non moins importante à

faire, c'est que les pertes des pauvres sont beaucoup moins réparables que celles du riche, et que la difficulté d'acquérir croît toujours en raison du besoin. On ne fait rien avec rien; cela est vrai dans les affaires comme en physique : l'argent est la se

mence de l'argent, et la première pistole est quelquefois plus difficile à gagner que le second million. Il y a plus encore; c'est que tout ce que le pauvre paie est à jamais perdu pour lui, et reste ou revient dans les mains du riche; et comme c'est aux seuls hommes qui ont part au gouvernement, ou à ceux qui en approchent, que passe tôt ou tard le produit des impôts, ils ont, même en payant leur contingent, un intérêt sensible à les aug

menter.

Résumons en quatre mots le pacte social des deux états. « Vous avez besoin de moi, car je suis << riche et vous êtes pauvre; faisons donc un ac« cord entre nous je permettrai que vous ayez l'honneur de me servir, à condition que vous << me donnerez le peu qui vous reste pour la peine que je prendrai de vous commander. »

Si l'on combine avec soin toutes ces choses, on trouvera que, pour répartir les taxes d'une manière équitable et vraiment proportionnelle, l'imposition n'en doit pas être faite seulement en raison des biens des contribuables, mais en raison composée de la différence de leurs conditions et du superflu de leurs biens: opération très-importante et très-difficile que font tous les jours des multitudes de commis honnêtes gens et qui savent l'arithmétique, mais dont les Platon et les Montesquieu n'eussent osé se charger qu'en tremblant, et en demandant au ciel des lumières et de l'intégrité.

Un autre inconvénient de la taxe personnelle,

c'est de se faire trop sentir et d'être levée avec trop de dureté; ce qui n'empêche pas qu'elle ne soit sujette à beaucoup de non-valeurs, parce qu'il est plus aisé de dérober au rôle et aux poursuites sa tête que ses possessions.

De toutes les autres impositions, le cens sur les terres ou la taille réelle a toujours passé pour la plus avantageuse dans les pays où l'on a plus d'égard à la quantité du produit et à la sûreté du recouvrement qu'à la moindre incommodité du peuple. On a même osé dire qu'il fallait charger le paysan pour éveiller sa paresse, et qu'il ne ferait rien s'il n'avait rien à payer. Mais l'expérience dément chez tous les peuples du monde cette maxime ridicule : c'est en Hollande, en Angleterre, où le cultivateur paie très-peu de chose, et surtout à la Chine, où il ne paie rien, que la terre est le mieux cultivée. Au contraire, partout où le laboureur se voit chargé à proportion du produit de son champ, il le laisse en friche, ou n'en retire exactement que ce qu'il lui faut pour vivre. Car pour qui perd le fruit de sa peine, c'est gagner que ne rien faire; et mettre le travail à l'amende est un moyen fort singulier de bannir la paresse.

De la taxe sur les terres ou sur le blé, surtout quand elle est excessive, résultent deux inconvénients si terribles, qu'ils doivent dépeupler et ruiner à la longue tous les pays où elle est établie.

Le premier vient du défaut de circulation des espèces, car le commerce et l'industrie attirent dans les capitales tout l'argent de la campagne; et

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