Page images
PDF
EPUB

N'est-ce pas encore un mauvais expédient de nous donner la nécessité d'obtenir les suffrages une seconde fois comme un frein pour empêcher les présidents d'abuser de leur crédit la première? ne serat-il pas plus court et plus sûr d'en abuser au point de n'avoir plus que faire de suffrages? et notre auteur lui-même n'accorde-t-il pas au prince le droit de prolonger au besoin les présidents à sa volonté, c'està-dire d'en faire de véritables visirs? Comment n'at-il pas aperçu mille fois dans le cours de sa vie et de ses écrits, combien c'est une vaine occupation de rechercher des formes durables pour un état de choses qui dépend toujours de la volonté d'un seul homme?

Ces difficultés n'ont pas échappé à l'abbé de Saint-Pierre; mais peut-être lui convenait-il mieux de les dissimuler que de les résoudre. Quand il parle de ces contradictions et qu'il feint de les concilier, c'est par des moyens si absurdes et des raisons si peu raisonnables, qu'on voit bien qu'il est embarrassé, ou qu'il ne procède pas de bonne foi. Serait-il croyable qu'il eût mis en avant si hors de propos et compté parmi ces moyens l'amour de la patrie, le bien public, le désir de la vraie gloire, et d'autres chimères évanouies depuis long-temps, ou dont il ne reste plus de traces que dans quelques petites républiques? Penserait-il sérieusement que rien de tout cela pût réellement influer dans la forme d'un gouvernement monarchique? et, après avoir cité les Grecs, les Romains, et même quelques modernes qui avaient des ames anciennes,

R. V.

32

n'avoue-t-il pas lui-même qu'il serait ridicule de fonder la constitution de l'état sur des maximes éteintes? Que fait-il donc pour supléer à ces moyens étrangers dont il reconnaît l'insuffisance? Il lève une difficulté par une autre, établit un système sur un système, et fonde sa polysynodie sur sa république européenne. Cette république, ditil, étant garante de l'exécution des capitulations impériales pour l'Allemagne, des capitulations parlementaires pour l'Angleterre, des pacta con. venta pour la Pologne, ne pourrait-elle pas l'être aussi des capitulations royales signées au sacre des rois pour la forme du gouvernement, lorsque cette forme serait passée en loi fondamentale? et, après tout, garantir les rois de tomber dans la tyrannie des Nérons, n'est-ce pas les garantir eux et leur postérité de leur ruine totale?

On peut, dit-il encore, faire passer le réglement de la polysynodie en forme de loi fondamentale dans les états-généraux du royaume, la faire jurer au sacre des rois, et lui donner ainsi la même autorité qu'à la loi salique.

La plume tombe des mains quand on voit un homme sensé proposer sérieusement de semblables expédients.

Ne quittons point cette matière sans jeter un coup d'œil général sur les trois formes de ministère comparées dans cet ouvrage.

Le visirat est la dernière ressource d'un état défaillant; c'est un palliatif quelquefois nécessaire qui peut lui rendre pour un temps une certaine

vigueur apparente : mais il y a dans cette forme d'administration une multiplication de forces toutà-fait superflue dans un gouvernement sain. Le monarque et le visir sont deux machines exactement semblables, dont l'une devient inutile sitôt que l'autre est en mouvement : car en effet, selon le mot de Grotius, qui regit rex est. Ainsi l'état supporte un double poids qui ne produit qu'un effet simple. Ajoutez à cela qu'une grande partie de la force du visirat étant employée à rendre le visir nécessaire et à le maintenir en place, est inutile ou nuisible à l'état. Aussi l'abbé de Saint-Pierre

appelle-t-il avec raison le visirat une forme de gouvernement grossière, barbare, pernicieuse aux peuples, dangereuse pour les rois, funeste aux maisons royales; et l'on peut dire qu'il n'y a point de gouvernement plus déplorable au monde que celui où le peuple est réduit à désirer un visir. Quant au demi-visirat, il est avantageux sous un roi qui sait gouverner et réunir dans ses mains toutes les rênes de l'état; mais, sous un prince faible ou peu laborieux, cette administration est mauvaise, embarrassée, sans système et sans vues, faute de liaison entre les parties et d'accord entre les ministres, surtout si quelqu'un d'entre eux, plus adroit ou plus méchant que les autres, tend en secret au visirat. Alors tout se passe en intrigues de cour, l'état demeure en langueur: et pour trouver la raison de tout ce qui se fait sous un semblable gouvernement, il ne faut pas demander à quoi cela sert, mais à quoi cela nuit.

500

JUGEMENT SUR LA POLYSYNODIE.

Pour la polysynodie de l'abbé de Saint-Pierre, je ne saurais voir qu'elle puisse être utile ni praticable dans aucune véritable monarchie, mais seulement dans une sorte de gouvernement mixte où le chef ne soit que le président des conseils, n'ait que la puissance exécutive, et ne puisse rien par lui-même: encore ne saurais-je croire qu'une pareille administration pût durer long-temps sans abus; car les intérêts des sociétés partielles ne sont pas moins séparés de ceux de l'état, ni moins pernicieux à la république que ceux des particuliers; et ils ont même cet inconvénient de plus, qu'on se fait gloire de soutenir à quelque prix que ce soit les droits ou les prétentions du corps dont on est membre, et que ce qu'il y a de malhonnête à se préférer aux autres, s'évanouissant à la faveur d'une société nombreuse dont on fait partie, à force d'être bon sénateur on devient enfin mauvais citoyen. C'est ce qui rend l'aristocratie la pire des souverainetés ; c'est ce qui rendrait peut-être la polysynodie le pire de tous les minis

tères.

a

a Je parierais que mille gens trouveront encore ici une contradiction avec le Contrat social*. Cela prouve qu'il y a encore plus de lecteurs qui devraient apprendre à lire, que d'auteurs qui devraient apprendre à être conséquents.

* Voyez Contrat social, livre III, chap. v, et la note au chap. x, sur la République romaine.

[blocks in formation]

CHAP. V. Qu'il faut toujours remonter à une première couven

[blocks in formation]
« PreviousContinue »