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en opinant. Mais, dans une assemblée dont tous les membres sont clairvoyants et n'ont pas les mêmes intérêts, chacun entreprendrait vainement d'amener les autres à ce qui lui convient exclusivement: sans persuader personne, il ne ferait que se rendre suspect de corruption et d'infidélité. Il aura beau vouloir manquer à son devoir, il n'osera le tenter, ou le tentera vainement au milieu de tant d'observateurs. Il fera donc de nécessité vertu, en sacrifiant publiquement son intérêt particulier au bien de la patrie; et, soit réalité, soit hypocrisie, l'effet sera le même en cette occasion pour le bien de la société. C'est qu'alors un intérêt particulier très-fort, qui est celui de sa réputation, concourt avec l'intérêt public. Au lieu qu'un visir qui sait, à la faveur des ténèbres du cabinet, dérober à tous les yeux le secret de l'état, se flatte toujours qu'on ne pourra distinguer ce qu'il fait en apparence pour l'intérêt public, de ce qu'il fait réellement pour le sien; et comme, après tout, ce visir ne dépend que de son maître, qu'il trompe aisément, il s'embarrasse fort peu des murmures de tout le reste.

CHAPITRE X.

Autres avantages.

De ce premier avantage on en voit découler une foule d'autres qui ne peuvent avoir lieu sans lui. Premièrement, les résolutions de l'état seront moins souvent fondées sur des erreurs de fait, parce qu'il

ne sera pas aussi aisé à ceux qui feront le rapport des faits de les déguiser devant une assemblée éclairée, où se trouveront presque toujours d'autres témoins de l'affaire, que devant un prince qui n'a rien vu que par les yeux de son visir. Or, il est certain que la plupart des résolutions d'état dépendent de la connaissance des faits ; et l'on peut dire même en général qu'on ne prend guère d'opinions fausses qu'en supposant vrais des faits qui sont faux, ou faux des faits qui sont vrais. En second lieu, les impôts seront portés à un excès moins insupportable, lorsque le prince pourra être éclairé sur la véritable situation de ses peuples et sur ses véritables besoins: mais ces lumières, ne les trouvera-t-il pas plus aisément dans un conseil dont plusieurs membres n'auront aucun maniement de finances ni aucun ménagement à garder, que dans un visir qui veut fomenter les passions de son maître, ménager les fripons en faveur, enrichir ses créatures, et faire sa main pour lui-même? On voit encore que les femmes auront moins de pouvoir, et que par conséquent l'état en ira mieux. Car il est plus aisé à une femme intrigante de placer un visir que cinquante conseillers, et de séduire un homme que tout un collége. On voit que les affaires ne seront plus suspendues ou bouleversées par le déplacement d'un visir; qu'elles seront plus exactement expédiées quand, liées par une commune délibération, l'exécution sera cependant partagée entre plusieurs conseillers, qui auront chacun leur département, que lorsqu'il faut que tout sorte d'un même bureau;

que les systèmes politiques seront mieux suivis et les réglements beaucoup mieux observés quand il n'y aura plus de révolutions dans le ministère, et que chaque visir ne se fera plus un point d'honneur de détruire tous les établissements utiles de celui qui l'aura précédé; de sorte qu'on sera sûr qu'un projet une fois formé ne sera plus abandonné que lorsque l'exécution en aura été reconnue impossible ou mauvaise.

A toutes ces conséquences, ajoutez-en deux non moins certaines, mais plus importantes encore, qui n'en sont que le dernier résultat, et doivent leur donner un prix que rien ne balance aux yeux dụ vrai citoyen. La première, que, dans un travail commun, le mérite, les talents, l'intégrité, se feront plus aisément connaître et récompenser, soit dans les membres des conseils qui seront sans cesse sous les yeux les uns des autres et de tout l'état, soit dans le royaume entier, où nulles actions remarquables, nuls hommes dignes d'être distingués, ne peuvent se dérober long-temps aux regards d'une assemblée qui veut et peut tout voir, et où la jalousie et l'émulation des membres les porteront souvent à se faire des créatures qui effacent en mérite celles de leurs rivaux, La seconde et dernière conséquence est que les honneurs et les emplois distribués avec plus d'équité et de raison, l'intérêt de l'état et du prince mieux écouté dans les délibérations, les affaires mieux expédiées, et le mérite plus honoré, doivent nécessairement réveiller dans le cœur du peuple cet amour de la pa

trie qui est le plus puissant ressort d'un sage gouvernement, et qui ne s'éteint jamais chez les citoyens que par la faute des chefs".

Tels sont les effets nécessaires d'une forme de gouvernement qui force l'intérêt particulier à céder à l'intérêt général. La polysynodie offre encore d'autres avantages qui donnent un nouveau prix à ceux-là. Des assemblées nombreuses et éclairées fourniront plus de lumières sur les expédients, et l'expérience confirme que les délibérations d'un sénat sont en général plus sages et mieux digérées que celles d'un visir. Les rois seront plus instruits de leurs affaires; ils ne sauraient assister aux conseils sans s'en instruire, car c'est là qu'on ose dire la vérité; et les membres de chaque conseil auront le plus grand intérêt que le prince y assiste assidument pour en soutenir le pouvoir ou pour en autoriser les résolutions. Il y aura moins de vexations et d'injustices de la part des plus forts; car un conseil sera plus accessible que le trône aux opprimés; ils courront moins de risque à y porter leurs plaintes, et ils y trouveront toujours dans quelques membres plus de protecteurs contre les violences des autres, que sous le visirat contre un seul homme qui peut tout, ou contre un demi-visir d'accord avec ses collègues pour faire renvoyer à chacun d'eux le jugement des plaintes qu'on fait contre lui. L'état souffrira moins de la minorité, de la faiblesse ou de la caducité du prince. Il n'y aura jamais de

a Il y a plus de ruse et de secret dans le visirat, mais il y a plus de lumières et de droiture dans la synodie.

ministre assez puissant pour se rendre, s'il est de grande naissance, redoutable à son maître même, ou pour écarter et mécontenter les grands, s'il est né de bas lien; par conséquent, il y aura d'un côté moins de levains de guerres civiles, et de l'autre plus de sûreté pour la conservation des droits de la maison royale. Il y aura moins aussi de guerres étrangères, parce qu'il y aura moins de gens intéressés à les susciter, et qu'ils auront moins de pouvoir pour en venir à bout. Enfin le trône en sera mieux affermi de toutes manières; la volonté du prince, qui n'est ou ne doit être que la volonté publique, mieux exécutée, et par conséquent la nation plus heureuse.

Au reste, mon auteur convient lui-même que l'exécution de son plan ne serait pas également avantageuse en tout temps, et qu'il y a des moments de crise et de trouble où il faut substituer aux conseils permanents des commissions extraordinaires, et que quand les finances, par exemple, sont dans un certain désordre, il faut nécessairement les donner à débrouiller à un seul homme, comme Henri IV fit à Rosny, et Louis XIV à Colbert. Ce qui signifierait que les conseils ne sont bons pour faire aller les affaires que quand elles vont toutes seules. En effet, pour ne rien dire de la polysynodie même du régent, l'on sait les risées qu'excita, dans des circonstances épineuses, ce ridicule conseil de raison, étourdiment demandé par les notables de l'assemblée de Rouen, et adroitement accordé par Henri IV. Mais, comme les finances des républiques sont en

R. V.

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