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heureux de trouver ainsi dans ma patrie l'exemple de la sagesse et du bonheur que je voudrais voir régner dans tous les pays!

Si l'on examine comment croissent les besoins d'un état, on trouvera que souvent cela arrive à peu près comme chez les particuliers, moins par une véritable nécessité que par un accroissement de désirs inutiles; et que souvent on n'augmente la dépense que pour avoir un prétexte d'augmenter la recette, de sorte que l'état gagnerait quelquefois à se passer d'être riche, et que cette richesse apparente lui est au fond plus onéreuse que ne serait la pauvreté même. On peut espérer, il est vrai, de tenir les peuples dans une dépendance plus étroite, en leur donnant d'une main ce qu'on leur a pris de l'autre, et ce fut la politique dont usa Joseph avec les Égyptiens; mais ce vain sophisme est d'autant plus funeste à l'état, que l'argent ne rentre plus dans les mêmes mains dont il est sorti, et qu'avec de pareilles maximes on n'enrichit que des fainéants de la dépouille des hommes utiles.

Le goût des conquêtes est une des causes les plus sensibles et les plus dangereuses de cette augmentation. Ce goût, engendré souvent par une autre espèce d'ambition que celle qu'il semble annoncer, n'est pas toujours ce qu'il paraît être, et n'a pas tant pour véritable motif le désir apparent d'agrandir la nation que le désir caché d'augmenter au-dedans l'autorité des chefs, à l'aide de l'augmentation des troupes et à la faveur de la diversion que font les objets de la guerre dans l'esprit des citoyens.

Ce qu'il y a du moins de très-certain, c'est que rien n'est si foulé ni si misérable que les peuples conquérants, et que leurs succès mêmes ne font qu'augmenter leurs misères : quand l'histoire ne nous l'apprendrait pas, la raison suffirait pour nous démontrer que plus un état est grand, et plus les dépenses y deviennent proportionnellement fortes et onéreuses; car il faut que toutes les provinces fournissent leur contingent aux frais de l'administration générale, et que chacune outre cela fasse pour la sienne particulière la même dépense que si elle était indépendante. Ajoutez que toutes les fortunes se font dans un lieu et se consomment dans un autre; ce qui rompt bientôt l'équilibre du produit et de la consommation, et appauvrit beaucoup de pays pour enrichir une seule 'ville.

Autre source de l'augmentation des besoins publics, qui tient à la précédente. Il peut venir un temps où les citoyens, ne se regardant plus comme intéressés à la cause commune, cesseraient d'être les défenseurs de la patrie, et où les magistrats aimeraient mieux commander à des mercenaires qu'à des hommes libres, ne fût-ce qu'afin d'employer en temps et lieu les premiers pour mieux assujettir les autres. Tel fût l'état de Rome sur la fin de la république et sous les empereurs; car toutes les victoires des premiers Romains, de même que celles d'Alexandre, avaient été remportées par de braves citoyens, qui savaient donner au besoin leur sang pour la patrie, mais qui

ne le vendaient jamais. Ce ne fut qu'au siége de Veies qu'on commença de payer l'infanterie romaine; et Marius fut le premier qui, dans la guerre de Jugurtha, déshonora les légions, en y introduisant des affranchis, vagabonds, et autres mercenaires. Devenus les ennemis des peuples qu'ils s'étaient chargés de rendre heureux, les tyrans établirent des troupes réglées, en apparence pour contenir l'étranger, et en effet pour opprimer l'habitant. Pour former ces troupes, il fallut enlever à la terre des cultivateurs, dont le défaut diminua la quantité des denrées, et dont l'entretien introduisit des impôts qui en augmentèrent le prix. Ce premier désordre fit murmurer les peuples: il fallut, pour les réprimer, multiplier les troupes, et par conséquent la misère; et plus le désespoir augmentait, plus on se voyait contraint de l'augmenter encore pour en prévenir les effets. D'un autre côté, ces mercenaires, qu'on pouvait estimer sur le prix auquel ils se vendaient eux-mêmes, fiers de leur avilissement, méprisant les lois dont ils étaient protégés, et leurs frères dont ils mangeaient le pain, se crurent plus honorés d'être les satellites de César que les défenseurs de Rome; et dévoués à une obéissance aveugle, tenaient par état le poignard levé sur leurs concitoyens, prêts à tout égorger au premier signal. Il ne serait pas difficile de montrer que ce fut là une des principales causes de la ruine de l'empire romain.

L'invention de l'artillerie et des fortifications a forcé de nos jours les souverains de l'Europe a ré

tablir l'usage des troupes réglées pour garder leurs places; mais, avec des motifs plus légitimes, il est à craindre que l'effet n'en soit également funeste. Il n'en faudra pas moins dépeupler les campagnes pour former les armées et les garnisons; pour les entretenir il n'en faudra pas moins fouler les peuples; et ces dangereux établissements s'accroissent depuis quelque temps avec une telle rapidité dans tous nos climats, qu'on n'en peut prévoir que la dépopulation prochaine de l'Europe, et tôt ou tard la ruine des peuples qui l'habitent.

Quoi qu'il en soit, on doit voir que de telles institutions renversent nécessairement le vrai système économique qui tire le principal revenu de l'état du domaine public, et ne laissent que la ressource fâcheuse des subsides et impôts, dont il me reste à parler.

Il faut se ressouvenir ici que le fondement du pacte social est la propriété; et sa première condition, que chacun soit maintenu dans la paisible jouissance de ce qui lui appartient. Il est vrai que, par le même traité, chacun s'oblige, au moins tacitement, à se cotiser dans les besoins publics: mais cet engagement ne pouvant nuire à la loi fondamentale, et supposant l'évidence du besoin reconnue par les contribuables, on voit que, pour être légitime, cette cotisation doit être volontaire, non d'une volonté particulière, comme s'il était nécessaire d'avoir le consentement de chaque citoyen, et qu'il ne dût fournir que ce qu'il lui plaît, ce qui serait directement contre l'esprit de la con

fédération, mais d'une volonté générale, à la pluralité des voix, et sur un tarif proportionnel qui ne laisse rien d'arbitraire à l'imposition.

Cette vérité, que les impôts ne peuvent être établis légitimement que du consentement du peuple ou de ses représentants, a été reconnue généralement de tous les philosophes et jurisconsultes qui se sont acquis quelque réputation dans les matières de droit politique, sans excepter Bodin même. Si quelques-uns ont établi des maximes contraires en apparence, outre qu'il est aisé de voir les motifs particuliers qui les y ont portés, ils y mettent tant de conditions et de restrictions, qu'au fond la chose revient exactement au même: car que le peuple puisse refuser, ou que le souverain ne doive pas exiger, cela est indifférent quant au droit; et s'il n'est question que de la force, c'est la chose la plus inutile que d'examiner ce qui est légitime ou non.

Les contributions qui se lèvent sur le peuple sont de deux sortes: les unes réelles, qui se perçoivent sur les choses; les autres personnelles, qui se paient par tête. On donne aux unes et aux autres les noms d'impôts ou de subsides: quand le peuple fixe la somme qu'il accorde, elle s'appelle subside quand il accorde tout le produit d'une taxe, alors c'est un impót. On trouve dans le livre de l'Esprit des lois que l'imposition par tête est plus propre à la servitude, et la taxe réelle plus convenable à la liberté *. Cela serait incontestable si les contingents par tête étaient égaux; car il n'y aurait rien * Liv. XII, chap. 14.

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