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drai volontiers ce travail honorable, qui satisfera mon cœur sans trop fatiguer ma tête; et je serais fort flatté de laisser à la postérité ce monument de mon séjour parmi vous. Mais ne me demandez rien de plus: comme je ne veux pas vous tromper, je me reprocherais d'acheter votre protection au prix d'une vaine attente.

Dans cette idée qui m'est venue j'ai plus consulté mon cœur que mes forces; car, dans l'état où je suis, il est peu apparent que je soutienne un si long voyage, d'ailleurs très-embarrassant, surtout avec ma gouvernante et mon petit bagage. Cependant, pour peu que vous m'encouragiez, je le tenterai, cela est certain, dussé-je rester et périr en route: mais il me faut au moins une assurance morale d'être en repos pour le reste de ma vie, car c'en est fait, monsieur, je ne peux plus courir. Malgré mon état critique et précaire, j'attendrai dans ce pays votre réponse avant de prendre aucun parti; mais je vous prie de différer le moins possible, car, malgré toute ma patience, je puis n'être pas le maître des événements. Je vous embrasse et vous salue, monsieur, de tout mon cœur.

P. S. J'oubliais de vous dire, quant à vos prêtres, qu'ils seront bien difficiles s'ils ne sont contents de moi. Je ne dispute jamais sur rien, je ne parle jamais de religion, j'aime naturellement même autant votre clergé que je hais le nôtre. J'ai beaucoup d'amis parmi le clergé de France, et j'ai toujours très-bien vécu avec eux. Mais, quoi qu'il arrive,

je ne veux point changer de religion, et je souhaite qu'on ne m'en parle jamais, d'autant plus que cela serait inutile.

Pour ne pas perdre de temps, en cas d'affirmation, il faudrait m'indiquer quelqu'un à Livourne à qui je pusse demander des instructions pour le passage.

LETTRE IV.

AU MÊME.

Motiers, le 26 mai 1765.

La crise orageuse que je viens d'essuyer, monsieur, et l'incertitude du parti qu'elle me ferait prendre, m'ont fait différer de vous répondre et de vous remercier jusqu'à ce que je fusse déterminé. Je le suis maintenant par une suite d'événements qui, m'offrant en ce pays, sinon la tranquillité, du moins la sûreté, me font prendre le parti d'y rester sous la protection déclarée et confirmée du roi et du gouvernement. Ce n'est pas que j'aie perdu le plus vrai désir de vivre dans le vôtre; mais l'épuisement total de mes forces, les soins qu'il faudrait prendre, les fatigues qu'il faudrait essuyer, d'autres obstacles encore qui naissent de ma situation, me font, du moins pour le moment, abandonner mon entreprise, à laquelle, malgré ces difficultés, mon cœur ne peut se résoudre à renoncer tout-à-fait encore. Mais, mon cher monsieur, je

vieillis, je dépéris, les forces me quittent, le désir s'irrite et l'espoir s'éteint. Quoi qu'il en soit, recevez et faites agréer à M. Paoli mes plus vifs, mes plus tendres remerciements de l'asile qu'il a bien voulu m'accorder. Peuple brave et hospitalier..... non, je n'oublierai jamais un moment de ma vie que vos cœurs, vos bras, vos foyers, m'ont été ouverts à l'instant qu'il ne me restait presque aucun autre asile en Europe. Si je n'ai point le bonheur de laisser mes cendres dans votre île, je tâcherai d'y laisser du moins quelque monument de ma reconnaissance, et je m'honorerai aux yeux de toute la terre de vous appeler mes hôtes et mes protecteurs.

Je reçus bien par M. le chevalier R.... la lettre de M. Paoli : mais, pour vous faire entendre pourquoi j'y répondis en si peu de mots et d'un ton si vague, il faut vous dire, monsieur, que le bruit de la proposition que vous m'aviez faite s'étant répandu sans que je sache comment, M. de Voltaire fit entendre à tout le monde que cette proposition était une invention de sa façon : il prétendait m'avoir écrit au nom des Corses une lettre contrefaite dont j'avais été la dupe. Comme j'étais très-sûr de vous, je le laissai dire, j'allai mon train, et je ne vous en parlai pas même. Mais il fit plus, il se vanta l'hiver dernier que, malgré milord maréchal et le roi même, il me ferait chasser du pays. Il avait des émissaires, les uns connus, les autres secrets. Dans le fort de la fermentation à laquelle mon dernier écrit servit de prétexte, arrive ici M. de R..... il

vient me voir de la part de M. Paoli sans m'apporter aucune lettre ni de la sienne, ni de la vôtre, ni de personne il refuse de se nommer; il venait de Genève, il avait vu mes plus ardents ennemis, on me l'écrivait. Son long séjour en ce pays sans y avoir aucune affaire avait l'air du monde le plus mystérieux. Ce séjour fut précisément le temps où l'orage fut excité contre moi. Ajoutez qu'il avait fait tous ses efforts pour savoir quelles relations je pouvais avoir en Corse. Comme il ne vous avait point nommé, je ne voulus point vous nommer non plus. Enfin il m'apporte la lettre de M. Paoli, dont je ne connaissais point l'écriture. Jugez si tout cela devait m'être suspect. Qu'avais-je à faire en pareil cas? lui remettre une réponse dont à tout événement on ne pût tirer d'éclaircissement; c'est ce que je fis.

Je voudrais à présent vous parler de nos affaires et de nos projets; mais ce n'en est guère le moment. Accablé de soins, d'embarras, forcé d'aller me chercher une autre habitation à cinq ou six lieues d'ici, les seuls soucis d'un déménagement très - incommode m'absorberaient quand je n'en aurais point d'autres; et ce sont les moindres des miens. A vue de pays, quand ma tête se remettrait, ce que je regarde comme impossible de plus d'un an d'ici, il ne serait pas en moi de m'occuper d'autre chose que de moi-même. Ce que je vous promets, et sur quoi vous pouvez compter dès à présent, est que, pour le reste de ma vie, je ne serai plus occupé que de moi ou de la Corse; toute

autre affaire est entièrement bannie de mon esprit. En attendant, ne négligez pas de rassembler des matériaux, soit pour l'histoire, soit pour l'institution; ils sont les mêmes. Votre gouvernement me paraît être sur un pied à pouvoir attendre. J'ai parmi vos papiers un mémoire daté de Vescovado, 1764, que je présume être de votre façon, et que je trouve excellent. L'ame et la tête du vertueux Paoli feront plus que tout le reste. Avec tout cela pouvez-vous manquer d'un bon gouvernement provisionnel ? aussi-bien, tant que des puissances étrangères se mêleront de vous, ne pourrez-vous guère établir autre chose.

Je voudrais bien, monsieur, que nous pussions nous voir : deux ou trois jours de conférence éclairciraient bien des choses. Je ne puis guère être assez tranquille cette année pour vous rien proposer; mais vous serait-il possible, l'année prochaine, de vous ménager un passage par ce pays? J'ai dans la tête que nous nous verrions avec plaisir, et que nous nous quitterions contents l'un de l'autre. Voyez, puisque voilà l'hospitalité établie entre nous, venez user de votre droit. Je vous embrasse*.

*

Le mémoire daté de Vescovado était réellement de M. ButtaFoco, comme il le déclare dans sa lettre en réponse à celle-ci. Dans une lettre précédente, traçant à Rousseau un itinéraire pour son voyage projeté en Corse, il l'avait engagé à aborder dans un port voisin du lieu qu'il habitait, et lui avait offert un logement dans sa maison.

R. V.

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