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A M. BUTTA-FOCO

SUR

LA LÉGISLATION DE LA CORSE.

LETTRE I.

Motiers-Travers, le 22 septembre 1764.

Il est superflu, monsieur, de chercher à exciter mon zèle pour l'entreprise que vous me proposez*. La seule idée m'élève l'ame et me transporte. Je croirais le reste de mes jours bien noblement, bien vertueusement, bien heureusement employé, je croirais même avoir bien racheté l'inutilité des autres, si je pouvais rendre ce triste reste bon en quelque chose à vos braves compatriotes, si je pouvais concourir par quelque conseil utile aux vues de leur digne chef et aux vôtres: de ce côté-là donc soyez sûr de moi; ma vie et mon cœur sont à vous.

Mais, monsieur, le zèle ne donne pas les moyens, et le désir n'est pas le pouvoir. Je ne veux pas faire

Un plan de législation pour les Corses, qui avaient secoué le joug des Génois. Dans son Contrat social (liv. II, chap. 10) Rousseau avait fait l'éloge de cette nation, et souhaité que quelque homme sage lui apprît à conserver sa liberté. Ce passage donna l'idée à M. Butta-Foco, capitaine au service de France, d'inviter Rousseau se charger de cette noble tâche, en cela d'accord avec le célèbre Paoli, chef civil et militaire de la Corse, et qui y avait établi une forme provisoire de gouvernement.

ici sottement le modeste: je sens bien ce que j'ai, mais je sens encore mieux ce qui me manque. Premièrement, par rapport à la chose, il me manque une multitude de connaissances relatives à la nation et au pays; connaissances indispensables, et qui, pour les acquérir, demanderont de votre part beaucoup d'instructions, d'éclaircissements, de mémoires, etc.; de la mienne beaucoup d'étude et de réflexions. Par rapport à moi il me manque plus de jeunesse, un esprit plus tranquille, un cœur moins épuisé d'ennuis, une certaine vigueur de génie, qui, même quand on l'a, n'est pas à l'épreuve des années et des chagrins; il me manque la santé, le temps; il me manque, accablé d'une maladie incurable et cruelle, l'espoir de voir la fin d'un long travail, que la seule attente du succès peut donner le courage de suivre; il me manque enfin l'expérience dans les affaires, qui seule éclaire plus sur l'art de conduire les hommes que toutes les méditations.

Si je me portais passablement, je me dirais : J'irai en Corse; six mois passés sur les lieux m'instruiront plus que cent volumes. Mais comment entreprendre un voyage aussi pénible, aussi long, dans l'état où je suis? le soutiendrai-je? me laisserait-on passer? Mille obstacles m'arrêteraient en allant, l'air de la mer achèverait de me détruire avant le retour. Je vous avoue que je désire mourir parmi les

miens.

Vous pouvez être pressé; un travail de cette importance ne peut être qu'une affaire de très-longue

haleine, même pour un homme qui se porterait bien. Avant de soumettre mon ouvrage à l'examen de la nation et de ses chefs, je veux commencer par en être content moi-même : je ne veux rien donner par morceaux; l'ouvrage doit être un; l'on n'en saurait juger séparément. Ce n'est déjà pas peu de chose que de me mettre en état de commencer pour achever, cela va loin.

Il se présente aussi des réflexions sur l'état précaire où se trouve encore votre île. Je sais que, sous un chef tel qu'ils l'ont aujourd'hui, les Corses n'ont rien à craindre de Gênes : je crois qu'ils n'ont rien à craindre non plus des troupes qu'on dit que la France y envoie; et ce qui me confirme dans ce sentiment est de voir un aussi bon patriote que vous me paraissez l'être rester, malgré l'envoi de ces troupes, au service de la puissance qui les donne. Mais, monsieur, l'indépendance de votre pays n'est point assurée tant qu'aucune puissance ne la reconnaît; et vous m'avouerez qu'il n'est pas encourageant pour un aussi grand travail de l'entreprendre sans savoir s'il peut avoir son usage, même en le supposant bon.

Ce n'est point pour me refuser à vos invitations, monsieur, que je vous fais ces objections, mais pour les soumettre à votre examen et à celui de M. Paoli. Je vous crois trop gens de bien l'un et l'autre pour vouloir que mon affection pour votre patrie me fasse consumer le peu de temps qui me reste à des soins qui ne seraient bons à rien.

Examinez donc, messieurs; jugez vous-mêmes,

et soyez sûrs que l'entreprise dont vous m'avez trouvé digne ne manquera point par ma volonté.

Recevez, je vous prie, mes très-humbles salutations.

P. S. En relisant votre lettre, je vois, monsieur, qu'à la première lecture j'ai pris le change sur votre objet. J'ai cru que vous demandiez un corps complet de législation, et je vois que vous demandez seulement une institution politique;' ce qui me fait juger que vous avez déjà un corps de lois civiles autres que le droit écrit, sur lequel il s'agit de calquer une forme de gouvernement qui s'y rapporte. La tâche est moins grande, sans être petite, et il n'est pas sûr qu'il en résulte un tout aussi parfait; on n'en peut juger que sur le recueil complet de vos lois.

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Je ne sais, monsieur, pourquoi votre lettre du 3 ne m'est parvenue qu'hier. Ce retard me force, pour profiter du courrier, de vous répondre à la hâte, sans quoi ma lettre n'arriverait pas à Aix assez tôt pour vous y trouver.

Je ne puis guère espérer d'être en état d'aller en Corse. Quand je pourrais entreprendre ce voyage,

:

ce ne serait que dans la belle saison d'ici là le temps est précieux, il faut l'épargner tant qu'il est possible, et il sera perdu jusqu'à ce que j'aie reçu vos instructions. Je joins ici une note rapide des premières dont j'ai besoin; les vôtres me seront toujours nécessaires dans cette entreprise. Il ne faut point là-dessus me parler, monsieur, de votre insuffisance : à juger de vous par vos lettres, je dois plus me fier à vos yeux qu'aux miens; et à juger par vous de votre peuple, il a tort de chercher ses guides hors de chez lui.

Il s'agit d'un si grand objet, que ma témérité me fait trembler : n'y joignons pas du moins l'étourderie. J'ai l'esprit très-lent; l'âge et les maux le ralentissent encore. Un gouvernement provisionnel a ses inconvénients : quelque attention qu'on ait à ne faire que les changements nécessaires, un établissement tel que celui que nous cherchons ne se fait point sans un peu de commotion, et l'on doit tâcher au moins de n'en avoir qu'une. On pourrait d'abord jeter les fondements, puis élever plus à loisir l'édifice. Mais cela suppose un plan déjà fait, et c'est pour tracer ce plan même qu'il faut le plus méditer. D'ailleurs il est à craindre qu'un établissement imparfait ne fasse plus sentir ses embarras que ses avantages, et que cela ne dégoûte le peuple de l'achever. Voyons toutefois ce qui se peut faire. Les mémoires dont j'ai besoin reçus, il me faut bien six mois pour m'instruire, et autant au moins pour digérer mes instructions; de sorte que, du printemps prochain en un an, je pourrais proposer mes

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