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devenir un jour les défenseurs et les pères de la patrie dont ils auront été si long-temps les enfants.

Je ne parlerai point des magistrats destinés à présider à cette éducation, qui certainement est la plus importante affaire de l'état. On sent que si de telles marques de la confiance publique étaient légèrement accordées, si cette fonction sublime n'était pour ceux qui auraient dignement rempli toutes les autres, le prix de leurs travaux, l'honorable et doux repos de leur vieillesse et le comble de tous les honneurs, toute l'entreprise serait inutile et l'éducation sans succès; car partout où la leçon n'est pas soutenue par l'autorité, et le précepte par l'exemple, l'instruction demeure sans fruit; et la vertu même per son crédit dans la bouche de celui qui ne la pratique pas. Mais que des guerriers

illustres, courbés sous le faix de leurs lauriers, prêchent le courage; que des magistrats intègres, blanchis dans la pourpre et sur les tribunaux, enseignent la justice : les uns et les autres se formeront ainsi de vertueux successeurs, et transmettront d'âge en âge aux générations suivantes l'expérience et les talents des chefs, le courage et la vertu des citoyens, et l'émulation commune à tous de vivre et mourir pour la patrie.

Je ne sache que trois peuples qui aient autrefois pratiqué l'éducation publique; savoir, les Crétois, les Lacédémoniens, et les anciens Perses: chez tous les trois elle eut le plus grand succès, et fit des prodiges chez les deux derniers. Quand le monde s'est trouvé divisé en nations trop grandes pour

R. V.

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pouvoir être bien gouvernées, ce moyen n'a plus été praticable; et d'autres raisons, que le lecteur peut voir aisément, ont encore empêché qu'il n'ait été tenté chez aucun peuple moderne. C'est une chose très-remarquable que les Romains aient pu s'en passer; mais Rome fut, durant cinq cents ans, un miracle continuel que le monde ne doit plus espérer de revoir. La vertu des Romains, engendrée par l'horreur de la tyrannie et des crimes des tyrans, et par l'amour inné de la patrie, fit de toutes leurs maisons autant d'écoles de citoyens; et le pouvoir sans bornes des pères sur leurs enfants mit tant de sévérité dans la police particulière, que le père, plus craint que les magistrats, était dans son tribunal domestique le censeur des mœurs et le vengeur des lois.

C'est ainsi qu'un gouvernement attentif et bien intentionné, veillant sans cesse à maintenir ou rappeler chez le peuple l'amour de la patrie et les bonnes mœurs, prévient de loin les maux qui résultent tôt ou tard de l'indifférence des citoyens pour le sort de la république, et contient dans d'étroites bornes cet intérêt personnel qui isole tellement les particuliers, que l'état s'affaiblit par leur puissance, et n'a rien à espérer de leur bonne volonté. Partout où le peuple aime son pays, respecte les lois, et vit simplement, il reste peu de chose à faire pour le rendre heureux; et dans l'administration publique, où la fortune a moins de part qu'au sort des particuliers, la sagesse est si près du bonheur que ces deux objets se confondent.

III. Ce n'est pas assez d'avoir des citoyens et de les protéger, il faut encore songer à leur subsistance; et pourvoir aux besoins publics est une suite évidente de la volonté générale, et le troisième devoir essentiel du gouvernement. Ce devoir n'est pas, comme on doit le sentir, de remplir les greniers des particuliers et les dispenser du travail, mais de maintenir l'abondance tellement à leur portée, que, pour l'acquérir, le travail soit toujours nécessaire et ne soit jamais inutile. Il s'étend aussi à toutes les opérations qui regardent l'entretien du fisc et les dépenses de l'administration publique. Ainsi, après avoir parlé de l'économie générale par rapport au gouvernement des personnes, il nous reste à la considérer par rapport à l'administration des biens.

Cette partie n'offre pas moins de difficultés à résoudre ni de contradictions à lever que la précédente. Il est certain que le droit de propriété est le plus sacré de tous les droits des citoyens, et plus important, à certains égards, que la liberté même; soit parce qu'il tient de plus près à la conservation de la vie; soit parce que les biens étant plus faciles à usurper et plus pénibles à défendre que la personne, on doit plus respecter ce qui peut se ravir plus aisément; soit enfin parce que la propriété est le vrai fondement de la société civile, et le vrai garant des engagements des citoyens; car, si les biens ne répondaient pas des personnes, rien ne serait si facile que d'éluder ses devoirs et de se moquer des lois. D'un autre côté, il n'est pas moins

sûr que le maintien de l'état et du gouvernement exige des frais et de la dépense; et comme quiconque accorde la fin ne peut refuser les moyens, il s'ensuit que les membres de la société doivent contribuer de leurs biens à son entretien. De plus, il est difficile d'assurer d'un côté la propriété des particuliers sans l'attaquer d'un autre, et il n'est pas possible que tous les réglements qui regardent l'ordre des successions, les testaments, les contrats, ne gênent les citoyens, à certains égards, sur la disposition de leur propre bien, et par conséquent sur leur droit de propriété.

Mais, outre ce que j'ai dit ci-devant de l'accord qui règne entre l'autorité de la loi et la liberté du citoyen, il y a, par rapport à la disposition des biens, une remarque importante à faire, qui lève bien des difficultés : c'est, comme l'a montré Puffendorf, que, par la nature du droit de propriété, il ne s'étend point au-delà de la vie du propriétaire, et qu'à l'instant qu'un homme est mort, son bien ne lui appartient plus. Ainsi, lui prescrire les conditions sous lesquelles il en peut disposer, c'est au fond moins altérer son droit en apparence que l'étendre en effet.

En général, quoique l'institution des lois qui règlent le pouvoir des particuliers dans la disposition de leur propre bien n'appartienne qu'au souverain, l'esprit de ces lois, que le gouvernement doit suivre dans leur application, est que, de père en fils et de proche en proche, les biens de la famille en sortent et s'aliènent le moins qu'il est

possible. Il y a une raison sensible de ceci en faveur des enfants, à qui le droit de propriété serait fort inutile si le père ne leur laissait rien, et qui de plus, ayant souvent contribué par leur travail à l'acquisition des biens du père, sont de leur chef associés à son droit. Mais une autre raison plus éloignée, et non moins importante, est que rien n'est plus funeste aux mœurs et à la république que les changements continuels d'état et de fortune entre les citoyens ; changements qui sont la preuve et la source de mille désordres, qui bouleversent et confondent tout, et par lesquels ceux qui sont élevés pour une chose, se trouvant destinés pour une autre, ni ceux qui montent ni ceux qui descendent ne peuvent prendre les maximes ni les lumières convenables à leur nouvel état, et beaucoup moins en remplir les devoirs. Je passe à l'objet des finances publiques.

Si le peuple se gouvernait lui-même, et qu'il n'y eut rien d'intermédiaire entre l'administration de l'état et les citoyens, ils n'auraient qu'à se cotiser dans l'occasion, à proportion des besoins publics et des facultés des particuliers; et comme chacun ne perdrait jamais de vue le recouvrement ni l'emploi des deniers, il ne pourrait se glisser ni fraude ni abus dans leur maniement; l'état ne serait jamais obéré de dettes ni-le peuple accablé d'impôts, ou du moins la sûreté de l'emploi le consolerait de la dureté de la taxe. Mais les choses ne sauraient aller ainsi; et, quelque borné que soit un état, la société civile y est toujours trop nombreuse pour pouvoir

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