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choses: c'est à quoi le despotisme oblige toujours; mais, dans un gouvernement libre, c'est le moyen d'énerver la législation et d'ébranler la constitution. Peu de lois, mais bien digérées, et surtout bien observées. Tous les abus qui ne sont pas défendus sont encore sans conséquence : mais qui dit une loi dans un état libre dit une chose devant laquelle tout citoyen tremble, et le roi tout le premier. En un mot, souffrez tout plutôt que d'user le ressort des lois; car, quand une fois ce ressort est usé, l'état est perdu sans ressource.

CHAPITRE XI.

Système économique..

Le choix du système économique que doit adopter la Pologne dépend de l'objet qu'elle se propose en corrigeant sa constitution. Si vous ne voulez que devenir bruyants, brillants, redoutables, et influer sur les autres peuples de l'Europe, vous avez leur exemple, appliquez-vous à l'imiter. Cultivez les sciences, les arts, le commerce, l'industrie; ayez des troupes réglées, des places fortes, des académies, surtout un bon système de finance qui fasse bien circuler l'argent, qui par là le multiplie, qui vous en procure beaucoup; travaillez à le rendre très- nécessaire, afin de tenir le peuple dans une plus grande dépendance, et pour cela, fomentez et le luxe matériel, et le luxe de l'esprit, qui en est inséparable. De cette manière vous for

avec de l'argent. Mais ce système est-il bon en luimême et va-t-il bien à son but? Est-il sûr que l'argent soit le nerf de la guerre? Les peuples riches ont toujours été battus et conquis par les peuples pauvres. Est-il sûr que l'argent soit le ressort d'un bon gouvernement? Les systèmes de finance sont modernes. Je n'en vois rien sortir de bon ni de grand. Les gouvernements anciens ne connaissaient pas même ce mot de finance, et ce qu'ils faisaient avec des hommes est prodigieux. L'argent est tout au plus le supplément des hommes, et le supplément ne vaudra jamais la chose. Polonais, laissezmoi tout cet argent aux autres, ou contentez-vous de celui qu'il faudra bien qu'ils vous donnent, puisqu'ils ont plus besoin de vos blés que vous de leur or. Il vaut mieux, croyez-moi, vivre dans l'abondance que dans l'opulence; soyez mieux que pécunieux, soyez riches : cultivez bien vos champs, sans vous soucier du reste; bientôt vous moissonnerez de l'or, et plus qu'il n'en faut pour vous procurer l'huile et le vin qui vous manquent, puisque à cela près la Pologne abonde ou peut abonder de tout. Pour vous maintenir heureux et libres, ce sont des têtes, des cœurs et des bras qu'il vous faut; c'est là ce qui fait la force d'un état et la prospérité d'un peuple. Les systèmes de finance font des ames vénales; et dès qu'on ne veut que gagner, on gagne toujours plus à être fripon qu'honnête homme. L'emploi de l'argent se dévoie et se cache; il est destiné à une chose et employé à une autre. Ceux qui le manient apprennent bientôt à le détourner;

et que sont tous les surveillants qu'on leur donne, sinon d'autres fripons qu'on envoie partager avec eux ? S'il n'y avait que des richesses publiques et manifestes, si la marche de l'or laissait une marque ostensible et ne pouvait se cacher, il n'y aurait point d'expédient plus commode pour acheter des services, du courage, de la fidélité, des vertus ; mais, vu sa circulation secrète, il est plus commode encore pour faire des pillards et des traîtres, pour mettre à l'enchère le bien public et la liberté. En un mot, l'argent est à la fois le ressort le plus faible et le plus vain que je connaisse pour faire marcher à son but la machine politique, le plus fort et le plus sûr pour l'en détourner.

On ne peut faire agir les hommes que par leur intérêt, je le sais; mais l'intérêt pécuniaire est le plus mauvais de tous, le plus vil, le plus propre à la corruption, et même, je le répète avec confiance et le soutiendrai toujours, le moindre et le plus faible aux yeux de qui connaît bien le cœur humain. Il est naturellement dans tous les cœurs de grandes passions en réserve; quand il n'y reste plus que celle de l'argent, c'est qu'on a énervé, étouffé toutes les autres qu'il fallait exciter et développer. L'avare n'a point proprement de passion qui le domine; il n'aspire à l'argent que par prévoyance, pour contenter celles qui pourront lui venir. Sachez les fomenter et les contenter directement sans cette ressource; bientôt elle perdra tout son prix.

Les dépenses publiques sont inévitables, j'en conviens encore; faites-les avec toute autre chose

qu'avec de l'argent. De nos jours encore on voit en Suisse les officiers, magistrats et autres stipendiaires publics, payés avec des denrées. Ils ont des dîmes, du vin, du bois, des droits utiles, honorifiques. Tout le service public se fait par corvées, l'état ne paie presque rien en argent. Il en faut, dira-t-on, pour le paiement des troupes. Cet article aura sa place dans un moment. Cette manière de paiement n'est pas sans inconvénient; il y a de la perte, du gaspillage: l'administration de ces sortes de biens est plus embarrassante; elle déplaît surtout à ceux qui en sont chargés, parce qu'ils y trouvent moins à faire leur compte. Tout cela est vrai ; mais que le mal est petit en comparaison de la foule de maux qu'il sauve! Un homme voudrait malverser qu'il ne le pourrait pas, du moins sans qu'il y parût. On m'objectera les baillis de quelques cantons suisses; mais d'où viennent leurs vexations? des amendes pécuniaires qu'ils imposent. Ces amendes arbitraires sont un grand mal déjà par elles-mêmes; cependant s'ils ne les pouvaient exiger qu'en denrées, ce ne serait presque rien. L'argent extorqué se cache aisément, des magasins ne se cacheraient pas de même. Cherchez en tout pays, en tout gouvernement et par toute terre, vous n'y trouverez pas un grand mal en morale et en politique où l'argent ne soit mêlé.

On me dira que l'égalité des fortunes qui règne en Suisse rend la parcimonie aisée dans l'administration; au lieu que tant de puissantes maisons et de grands seigneurs qui sont en Pologne deman

dent pour leur entretien de grandes dépenses et des finances pour y pourvoir. Point du tout. Ces grands seigneurs sont riches par leurs patrimoines, et leurs dépenses seront moindres quand le luxe cessera d'être en honneur dans l'état, sans qu'elles les distinguent moins des fortunes inférieures qui suivront la même proportion. Payez leurs services par de l'autorité, des honneurs, de grandes places. L'inégalité des rangs est compensée en Pologne par l'avantage de la noblesse qui rend ceux qui les remplissent plus jaloux des honneurs que du profit. La république, en graduant et distribuant à propos ces récompenses purement honorifiques, se ménage un trésor qui ne la ruinera pas, et qui lui donnera des héros pour citoyens. Ce trésor des honneurs est une ressource inépuisable chez un peuple qui a de l'honneur; et plût à Dieu que la Pologne eût l'espoir d'épuiser cette ressource! O heureuse la nation qui ne trouvera plus dans son sein de distinctions possibles pour la vertu!

Au défaut de n'être pas dignes d'elle, les récompenses pécuniaires joignent celui de n'être pas assez publiques, de ne parler pas sans cesse aux yeux et aux cœurs, de disparaître aussitôt qu'elles sont accordées, et de ne laisser aucune trace visible qui excite l'émulation en perpétuant l'honneur qui doit les accompagner. Je voudrais que tous les grades, tous les emplois, toutes les récompenses honorifiques, se marquassent par des signes extérieurs; qu'il ne fût jamais permis à un homme en place de marcher incognito; que les marques

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