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que d'or. C'est ainsi Rome fut vertueuse et devint la maîtresse du monde. Chefs ambitieux, un pâtre gouverne ses chiens et ses troupeaux, et n'est que le dernier des hommes! S'il est beau de commander, c'est quand ceux qui nous obéissent peuvent nous honorer: respectez donc vos concitoyens, et vous vous rendrez respectables; respectez la liberté, et votre puissance augmentera tous les jours; ne passez jamais vos droits, et bientôt ils seront sans bornes.

Que la patrie se montre donc la mère commune des citoyens; que les avantages dont ils jouissent dans leur pays le leur rendent cher; que le gouvernement leur laisse assez de part à l'administration publique pour sentir qu'ils sont chez eux, et que les lois ne soient à leurs yeux que les garants de la commune liberté. Ces droits, tout beaux qu'ils sont, appartiennent à tous les hommes; mais, sans paraître les attaquer directement, la mauvaise volonté des chefs en réduit aisément l'effet à rien. La loi dont on abuse sert à la fois au puissant d'arme offensive et de bouclier contre le faible; et le prétexte du bien public est toujours le plus dangereux fléau du peuple. Ce qu'il y a de plus nécessaire et peut-être de plus difficile dans le gouvernement, c'est une intégrité sévère à rendre justice à tous, et surtout à protéger le pauvre contre la tyrannie du riche. Le plus grand mal est déjà fait, quand on a des pauvres à défendre et des riches à contenir. C'est sur la médiocrité seule que s'exerce toute la force des lois; elles sont également impuissantes

contre les trésors du riche et contre la misère du pauvre; le premier les élude, le second leur échappe; l'un brise la toile, et l'autre passe au travers.

C'est donc une des plus importantes affaires du gouvernement de prévenir l'extrême inégalité des fortunes; non en enlevant les trésors à leurs possesseurs, mais en ôtant à tous les moyens d'en accumuler; ni en bâtissant des hôpitaux pour les pauvres, mais en garantissant les citoyens de le devenir. Les hommes inégalement distribués sur le territoire, et entassés dans un lieu tandis que les autres se dépeuplent; les arts d'agréments et de pure industrie favorisés aux dépens des métiers utiles et pénibles; l'agriculture sacrifiée au commerce; le publicain rendu nécessaire par la mauvaise administration des deniers de l'état; enfin la vénalité poussée à tel excès, que la considération se compte avec les pistoles, et que les vertus mêmes se vendent à prix d'argent: telles sont les causes les plus sensibles de l'opulence et de la misère, de l'intérêt particulier substitué à l'intérêt public, de la haine mutuelle des citoyens, de leur indifférence pour pour la cause commune, de la corruption du peuple, et de l'affaiblissement de tous les ressorts du gouvernement. Tels sont par conséquent les maux qu'on guérit difficilement quand ils se font sentir, mais qu'une sage administration doit prévenir, pour maintenir avec les bonnes mœurs le respect pour les lois, l'amour de la trie, et la vigueur de la volonté générale.

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Mais toutes ces précautions seront insuffisantes,

si l'on ne s'y prend de plus loin encore. Je finis cette partie de l'économie publique par où j'aurais dû la commencer. La patrie ne peut subsister sans la liberté, ni la liberté sans la vertu, ni la vertu sans les citoyens : vous aurez tout si vous formez des citoyens; sans cela vous n'aurez que de méchants esclaves, à commencer par les chefs de l'état. Or, former des citoyens n'est pas l'affaire d'un jour; et, pour les avoir hommes, il faut les instruire enfants. Qu'on me dise que quiconque a des hommes à gouverner ne doit pas chercher hors de leur nature une perfection dont ils ne sont pas susceptibles; qu'il ne doit pas vouloir détruire en eux les passions, et que l'exécution d'un pareil projet ne serait pas plus désirable que possible. Je conviendrai d'autant mieux de tout cela, qu'un homme qui n'aurait point de passions serait certainement un fort mauvais citoyen: mais il faut convenir aussi que si l'on n'apprend point aux hommes à n'aimer rien, il n'est pas impossible de leur apprendre à aimer un objet plutôt qu'un autre ; et ce qui est véritablement beau plutôt que ce qui est difforme. Si, par exemple, on les exerce assez tôt à ne jamais regarder leur individu que par ses relations avec le corps de l'état, et à n'apercevoir, pour ainsi dire, leur propre existence que comme une partie de la sienne, ils pourront parvenir enfin à s'identifier en quelque sorte avec ce plus grand tout, à se sentir membres de la patrie, à l'aimer de ce sentiment exquis que tout homme isolé n'a que pour soi-même, à élever perpétuellement leur

ame à ce grand objet, et à transformer ainsi en une vertu sublime cette disposition dangereuse d'où naissent tous nos vices. Non-seulement la philosophie démontre la possibilité de ces nouvelles directions, mais l'histoire en fournit mille exemples éclatants s'ils sont si rares parmi nous, c'est que personne ne se soucie qu'il y ait des citoyens, et qu'on s'avise encore moins de s'y prendre assez tôt pour les former. Il n'est plus temps de changer nos inclinations naturelles quand elles ont pris leur cours et que l'habitude s'est jointe à l'amour-propre; il n'est plus temps de nous tirer hors de nous-mêmes quand une fois le moi humain concentré dans nos cœurs y a acquis cette méprisable activité qui absorbe toute vertu et fait la vie des petites ames. Comment l'amour de la patrie pourrait-il germer au milieu de tant d'autres passions qui l'étouffent? et que reste-t-il pour les concitoyens d'un cœur déjà partagé entre l'avarice, une maîtresse, et la vanité?

C'est du premier moment de la vie qu'il faut apprendre à mériter de vivre; et comme on participe en naissant au droit des citoyens, l'instant de notre naissance doit être le commencement de l'exercice de nos devoirs. S'il y a des lois pour l'âge mûr, il doit y en avoir pour l'enfance, qui enseignent à obéir aux autres; et, comme on ne laisse pas la raison de chaque homme unique arbitre de ses devoirs, on doit d'autant moins abandonner aux lumières et aux préjugés des pères l'éducation de leurs enfants, qu'elle importe à l'état encore

plus qu'aux pères; car, selon le cours de la nature, la mort du père lui dérobe souvent les derniers fruits de cette éducation, mais la patrie en sent tôt ou tard les effets; l'état demeure et la famille se dissout. Que si l'autorité publique, en prenant la place des pères, et se chargeant de cette importante fonction, acquiert leurs droits en remplissant leurs devoirs, ils ont d'autant moins sujet de s'en plaindre, qu'à cet égard ils ne font proprement que changer de nom, et qu'ils auront en commun, sous le nom de citoyens, la même autorité sur leurs enfants qu'ils exerçaient séparément sous le nom de pères, et n'en seront pas moins obéis en parlant au nom de la loi, qu'ils l'étaient en parlant au nom de la nature. L'éducation publique, sous des règles prescrites par le gouvernement, et sous des magistrats établis par le souverain, est donc une des maximes fondamentales du gouvernement populaire ou légitime. Si les enfants sont élevés en commun dans le sein de l'égalité, s'ils sont imbus des lois de l'état et des maximes de la volonté générale, s'ils sont instruits à les respecter par-dessus toutes choses, s'ils sont environnés d'exemples et d'objets qui leur parlent sans cesse de la tendre mère qui les nourrit, de l'amour qu'elle a pour eux, des biens inestimables qu'ils reçoivent d'elle, et du retour qu'ils lui doivent, ne doutons pas qu'ils n'apprennent ainsi à se chérir mutuellement comme des frères, à ne vouloir jamais que ce que veut la société, à substituer des actions d'hommes et de citoyens au stérile et vain babil des sophistes, et à

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