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toujours sans influence, où le blâme et l'approbation publique ne produisent rien; c'est dans des cohues licencieuses, pour s'y faire des liaisons secrètes, pour y chercher les plaisirs qui séparent, isolent le plus les hommes, et qui relâchent le plus les cœurs. Sont - ce là des stimulants pour le patriotisme? Faut-il s'étonner que des manières de vivre si dissemblables produisent des effets si différents, et que les modernes ne retrouvent plus rien en eux de cette vigueur d'ame que tout inspirait aux anciens? Pardonnez ces digressions à un reste de chaleur que vous avez ranimée. Je reviens avec plaisir à celui de tous les peuples d'aujourd'hui qui m'éloigne le moins de ceux dont je viens de parler.

CHAPITRE III.

Application.

La Pologne est un grand état environné d'états encore plus considérables, qui, par leur despotisme et par leur discipline militaire, ont une grande force offensive. Faible au contraire par son anarchie, elle est, malgré la valeur polonaise, en butte à tous leurs outrages. Elle n'a point de places fortes pour arrêter leurs incursions. Sa dépopulation la met presque absolument hors d'état de défense. Aucun ordre économique, peu ou point de troupes, nulle discipline militaire, nul ordre, nulle subordination; toujours divisée au-dedans, tou

par elle-même

jours menacée au - dehors, elle n'a aucune consistance, et dépend du caprice de ses voisins. Je ne vois dans l'état présent des choses qu'un seul moyen de lui donner cette consistance qui lui manque; c'est d'infuser pour ainsi dire dans toute la nation l'ame des confédérés; c'est d'établir tellement la république dans les cœurs des Polonais, qu'elle y subsiste malgré tous les efforts de ses oppresseurs; c'est là, ce me semble, l'unique asile où la force ne peut ni l'atteindre ni la détruire. On vient d'en voir une preuve à jamais mémorable: la Pologne était dans les fers du Russe, mais les Polonais sont restés libres. Grand exemple qui vous montre comment vous pouvez braver la puissance et l'ambition de vos voisins. Vous ne sauriez empêcher qu'ils ne vous engloutissent; faites au moins qu'ils ne puissent vous digérer. De quelque façon qu'on s'y prenne, avant qu'on ait donné à la Pologne tout ce qui lui manque pour être en état de résister à ses ennemis, elle en sera cent fois accablée. La vertu de ses citoyens, leur zèle patriotique, la forme particulière que des institutions nationales peuvent donner à leurs ames, voilà le seul rempart toujours prêt à la défendre, et qu'aucune armée ne saurait forcer. Si vous faites en sorte qu'un Polonais ne puisse jamais devenir un Russe, je vous réponds que la Russie ne subjuguera pas la Pologne.

Ce sont les institutions nationales qui forment le génie, le caractère, les goûts et les mœurs d'un peuple, qui le font être lui et non pas un autre,

qui lui inspirent cet ardent amour de la patrie fondé sur des habitudes impossibles à déraciner, qui le font mourir d'ennui chez les autres peuples au sein des délices dont il est privé dans son pays. Souvenez-vous de ce Spartiate gorgé des voluptés de la cour du grand roi, à qui l'on reprochait de regretter la sauce noire. Ah! dit-il au satrape en soupirant, je connais tes plaisirs, mais tu ne connais pas les nôtres.

Il n'y a plus aujourd'hui de Français, d'Allemands, d'Espagnols, d'Anglais même, quoi qu'on en dise; il n'y a que des Européens. Tous ont les mêmes goûts, les mêmes passions, les mêmes mœurs, parce qu'aucun n'a reçu de forme nationale par une institution particulière. Tous, dans les mêmes circonstances, feront les mêmes choses; tous se diront désintéressés et seront fripons; tous parleront du bien public et ne penseront qu'à euxmêmes; tous vanteront la médiocrité et voudront être des Crésus; ils n'ont d'ambition que pour le luxe; ils n'ont de passion que celle de l'or: sûrs d'avoir avec lui tout ce qui les tente, tous se vendront au premier qui voudra les payer. Que leur importe à quel maître ils obéissent, de quel état ils suivent les lois? pourvu qu'ils trouvent de l'argent à voler et des femmes à corrompre, ils sont partout dans leur pays.

Donnez une autre pente aux passions des Polonais, vous donnerez à leurs ames une physionomie nationale qui les distinguera des autres peuples, qui les empêchera de se fondre, de se plaire, de

s'allier avec eux; une vigueur qui remplacera le jeu abusif des vains préceptes, qui leur fera faire par goût et par passion ce qu'on ne fait jamais assez bien quand on ne le fait que par devoir ou par intérêt. C'est sur ces ames-là qu'une législation bien appropriée aura prise. Ils obéiront aux lois et ne les éluderont pas, parce qu'elles leur conviendront et qu'elles auront l'assentiment interne de leur volonté. Aimant la patrie, ils la serviront par zèle et de tout leur cœur. Avec ce seul sentiment, la législation, fût-elle mauvaise, ferait de bons citoyens; et il n'y a jamais que les bons citoyens qui fassent la force et la prospérité de l'état.

J'expliquerai ci-après le régime d'administration qui, sans presque toucher au fond de vos lois, me paraît propre à porter le patriotisme et les vertus qui en sont inséparables au plus haut degré d'intensité qu'ils puissent avoir. Mais soit que vous adoptiez ou non ce régime, commencez toujours par donner aux Polonais une grande opinion d'euxmêmes et de leur patrie: après la façon dont ils viennent de se montrer, cette opinion ne sera pas fausse. Il faut saisir la circonstance de l'événement présent pour monter les ames au ton des ames antiques. Il est certain que la confédération de Bar a sauvé la patrie expirante. Il faut graver cette grande époque en caractères sacrés dans tous les cœurs polonais. Je voudrais qu'on érigeât un monument en sa mémoire; qu'on y mît les noms de tous les confédérés, même de ceux qui dans la

suite auraient pu trahir la cause commune, une si grande action doit effacer les fautes de toute la vie; qu'on instituât une solennité périodique pour la célébrer tous les dix ans avec une pompe non brillante et frivole, mais simple, fière, et républicaine; qu'on y fit dignement, mais sans emphase, l'éloge de ces vertueux citoyens qui ont eu l'honneur de souffrir pour la patrie dans les fers de l'ennemi; qu'on accordât même à leurs familles quelque privilége honorifique qui rappelât toujours ce beau souvenir aux yeux du public. Je ne voudrais pourtant pas qu'on se permît dans ces solennités aucune invective contre les Russes, même qu'on en parlât: ce serait trop les honorer. Ce silence, le souvenir de leur barbarie, et l'éloge de ceux qui leur ont résisté, diront d'eux tout ce qu'il en faut dire; vous devez trop les mépriser pour les haïr.

ni

Je voudrais que par des honneurs, par des récompenses publiques, on donnât de l'éclat à toutes les vertus patriotiques, qu'on occupât sans cesse les citoyens de la patrie, qu'on en fit leur plus grande affaire, qu'on la tînt incessamment sous leurs yeux. De cette manière ils auraient moins, je l'avoue, les moyens et le temps de s'enrichir, mais ils en auraient moins aussi le désir et le besoin : leurs cœurs apprendraient à connaître un autre bonheur que celui de la fortune; et voilà l'art d'ennoblir les ames et d'en faire un instrument plus puissant que l'or.

L'exposé succinct des mœurs des Polonais qu'a

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