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faire soulever les Turcs contre les Russes; mais la guerre entre les deux empires fut désastreuse pour les Turcs, et n'accabla pas moins les confédérés. Ceux-ci néanmoins profitèrent pour se soutenir de l'épuisement où cette guerre avait jeté la Russie, et des embarras que lui suscitait la cour de Vienne : c'est dans le cours des hostilités commencées sur la fin de 1768, et de la suspension d'armes dont elles furent suivies en 1771, que, se flattant d'un avenir plus heureux, ils songèrent à asseoir sur de plus sûrs fondements le bonheur de leur patrie.

<< Comme s'il n'eût pas existé chez cette nation malheureuse assez d'éléments d'anarchie et de dissolution, le fanatisme religieux en avait introduit encore un autre en faisant naître parmi les Polonais une classe de dissidents. On désignait ainsi les nobles attachés soit à l'Église grecque, soit à la réforme, et ils étaient en assez grand nombre. Mais la cour de Rome avait conservé en Pologne tout son empire, et la superstition s'y montrait dans tous ses excès. Profitant de cette disposition, les nobles catholiques en grande majorité s'obstinaient à n'accorder aux dissidents aucuns droits politiques, et ils étaient en effet parvenus à les exclure de tous les emplois. Les dissidents avaient formé, pour le soutien de leurs droits, des confédérations particulières en opposition, même en guerre ouverte avec la confédération générale, et la Pologne fut en proie à leurs dévastations réciproques. Ces confédérés de Bar, dont nous verrons Jean-Jacques exalter les vertus patriotiques, avaient des étendards qui représentaient la vierge Marie et l'enfant Jésus; ils portaient, comme les croisés du moyen âge, des croix brodées sur leurs habits, prêts à vaincre ou mourir pour la défense de la religion et de la liberté. C'est du prétexte de défendre les intérêts des dissidents et de les faire réintégrer dans leurs droits que Catherine colorait ses vues d'envahissement, se donnant encore par là aux yeux des gens de lettres français dont elle recherchait l'approbation, le mérite de combattre le fanatisme en Pologne, et d'y prêcher la tolérance les armes à la main. Le résultat de ce beau zèle ne fut autre que l'oubli total des dissidents et de leurs demandes et de leurs droits, dont il ne fut pas même question dans les actes définitifs qui firent cesser pour quelque temps les troubles de la Pologne. »

CONSIDÉRATIONS

SUR

LE GOUVERNEMENT DE POLOGNE.

CHAPITRE I.

État de la question.

Le tableau du gouvernement de Pologne fait par M. le comte de Wielhorski, et les réflexions qu'il y a jointes, sont des pièces instructives pour quiconque voudra former un plan régulier pour la refonte de ce gouvernement. Je ne connais personne plus en état de tracer ce plan que lui-même, qui joint aux connaissances générales que ce travail exige, toutes celles du local, et des détails particuliers, impossibles à donner par écrit, et néanmoins nécessaires à savoir pour approprier une institution au peuple auquel on la destine. Si l'on ne connaît à fond la nation pour laquelle on travaille, l'ouvrage qu'on fera pour elle, quelque excellent qu'il puisse être en lui-même, péchera toujours par l'application, et bien plus encore lorsqu'il s'agira d'une nation déjà tout instituée, dont les goûts, les mœurs, les préjugés et les vices sont trop enracinés pour pouvoir être aisément étouffés par des semences nouvelles. Une bonne institution pour la Pologne ne peut être l'ouvrage que des Polonais,

ou de quelqu'un qui ait bien étudié sur les lieux la nation polonaise et celles qui l'avoisinent. Un étranger ne peut guère donner que des vues générales, pour éclairer non pour guider l'instituteur. Dans toute la vigueur de ma tête je n'aurais pu saisir l'ensemble de ces grands rapports. Aujourd'hui qu'il me reste à peine la faculté de lier des idées, je dois me borner, pour obéir à M. le comte de Wielhorski et faire acte de mon zèle pour sa patrie, à lui rendre compte des impressions que m'a faites la lecture de son travail, et des réflexions qu'il m'a suggérées.

En lisant l'histoire du gouvernement de Pologne, on a peine à comprendre comment un état si bizarrement constitué a pu subsister si long-temps. Un grand corps formé d'un grand nombre de membres morts, et d'un petit nombre de membres désunis, dont tous les mouvements presque indépendants les uns des autres, loin d'avoir une fin commune, s'entre- détruisent mutuellement, qui s'agite beaucoup pour ne rien faire, qui ne peut faire aucune résistance à quiconque veut l'entamer, qui tombe en dissolution cinq ou six fois chaque siècle, qui tombe en paralysie à chaque effort qu'il veut faire, à chaque besoin auquel il veut pourvoir, et qui, malgré tout cela, vit et se conserve en vigueur; voilà, ce me semble, un des plus singuliers spectacles qui puissent frapper un être pensant. Je vois tous les états de l'Europe courir à leur ruine. Monarchies, républiques, toutes ces nations si magnifiquement instituées, tous ces beaux

gouvernements si sagement pondérés, tombés en décrépitude, menacent d'une mort prochaine ; et la Pologne, cette région dépeuplée, dévastée, opprimée, ouverte à ses agresseurs, au fort de ses malheurs et de son anarchie, montre encore tout le feu de la jeunesse; elle ose demander un gouvernement et des lois, comme si elle ne faisait que de naître. Elle est dans les fers, et discute les moyens de se conserver libre; elle sent en elle cette force que celle de la tyrannie ne peut subjuguer. Je crois voir Rome assiégée régir tranquillement les terres sur lesquelles son ennemi venait d'asseoir son camp. Braves Polonais, prenez garde; prenez garde que, pour vouloir trop bien être, vous n'empiriez votre situation. En songeant à ce que vous voulez acquérir, n'oubliez pas ce que vous pouvez perdre. Corrigez, s'il se peut, les abus de votre constitution; mais ne méprisez pas celle qui vous a faits ce que vous êtes.

Vous aimez la liberté, vous en êtes dignes; vous l'avez défendue contre un agresseur puissant et rusé, qui, feignant de vous présenter les liens de l'amitié, vous chargeait des fers de la servitude. Maintenant, las des troubles de votre patrie, vous soupirez après la tranquillité. Je crois fort aisé de l'obtenir; mais la conserver avec la liberté, voilà ce qui me paraît difficile. C'est au sein de cette anarchie qui vous est odieuse que se sont formées ces ames patriotiques qui vous ont garantis du joug. Elles s'endormaient dans un repos léthargique; l'orage les a réveillées. Après avoir brisé les

fers qu'on leur destinait, elles sentent le poids de la fatigue. Elles voudraient allier la paix du despotisme aux douceurs de la liberté. J'ai peur qu'elles ne veuillent des choses contradictoires. Le repos et la liberté me paraissent incompatibles, il faut opter.

Je ne dis pas qu'il faille laisser les choses dans l'état où elles sont; mais je dis qu'il n'y faut toucher qu'avec une circonspection extrême. En ce moment on est plus frappé des abus que des avantages. Le temps viendra, je le crains, qu'on sentira mieux ces avantages, et malheureusement ce sera quand on les aura perdus.

Qu'il soit aisé, si l'on veut, de faire de meilleures lois. Il est impossible d'en faire dont les passions des hommes n'abusent pas, comme ils ont abusé des premières. Prévoir et peser tous ces abus à venir est peut-être une chose impossible à l'homme d'état le plus consommé. Mettre la loi au-dessus de l'homme est un problème en politique que je compare à celui de la quadrature du cercle en géométrie. Résolvez bien ce problème; et le gouvernement fondé sur cette solution sera bon et sans abus. Mais jusque-là soyez sûrs qu'où vous croirez faire régner les lois, ce seront les hommes qui régneront.

Il n'y aura jamais de bonne et solide constitution que celle où la loi régnera sur les cœurs des citoyens tant que la force législative n'ira pas jusque-là, les lois seront toujours éludées. Mais comment arriver aux cœurs? c'est à quoi nos instituteurs, qui ne voient jamais que la force et les

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