Page images
PDF
EPUB

aura dans tout cela plus d'apparence que de réalité, et le gouvernement se fera difficilement obéir s'il se borne à l'obéissance. S'il est bon de savoir employer les hommes tels qu'ils sont, il vaut beaucoup mieux encore les rendre tels qu'on a besoin qu'ils soient l'autorité la plus absolue est celle qui pénètre jusqu'à l'intérieur de l'homme, et ne s'exerce pas moins sur la volonté que sur les actions. Il est certain que les peuples sont à la longue ce que le gouvernement les fait être; guerriers, citoyens, hommes, quand il le veut ; populace et canaille quand il lui plaît : et tout prince qui méprise ses sujets se déshonore lui-même en montrant qu'il n'a pas su les rendre estimables. Formez donc des hommes si vous voulez commander à des hommes; si vous voulez qu'on obéisse aux lois, faites qu'on les aime, et que, pour faire ce qu'on doit, il suffise de songer qu'on le doit faire. C'était là le grand art des gouvernements anciens, dans ces temps reculés où les philosophes donnaient des lois aux peuples, et n'employaient leur autorité qu'à les rendre sages et heureux. De là tant de lois somptuaires, tant de réglements sur les mœurs, tant de maximes publiques admises ou rejetées avec le plus grand soin. Les tyrans mêmes n'oubliaient pas cette importante partie de l'administration, et on les voyait attentifs à corrompre les mœurs de leurs esclaves avec autant de soin qu'en avaient les magistrats à corriger celles de leurs concitoyens. Mais nos gouvernements modernes, qui croient avoir tout fait quand ils ont

tiré de l'argent, n'imaginent pas même qu'il soit nécessaire ou possible d'aller jusque-là.

II. Seconde règle essentielle de l'économie publique, non moins importante que la première. Voulez-vous que la volonté générale soit accomplie, faites que toutes les volontés particulières s'y rapportent; et comme la vertu n'est que cette conformité de la volonté particulière à la générale, pour dire la même chose en un mot, faites régner la vertu.

Si les politiques étaient moins aveuglés par leur ambition, ils verraient combien il est impossible qu'aucun établissement, quel qu'il soit, puisse marcher selon l'esprit de son institution, s'il n'est dirigé selon la loi du devoir; ils sentiraient que le plus grand ressort de l'autorité publique est dans le cœur des citoyens, et que rien ne peut suppléer aux mœurs pour le maintien du gouvernement. Non-seulement il n'y a que des gens de bien qui sachent administrer les lois, mais il n'y a dans le fond que d'honnêtes gens qui sachent leur obéir. Celui qui vient à bout de braver les remords ne tardera pas à braver les supplices; châtiment moins rigoureux, moins continuel, et auquel on a du moins l'espoir d'échapper; et quelques précautions qu'on prenne, ceux qui n'attendent que l'impunité pour mal faire ne manquent guère de moyens d'éluder la loi ou d'échapper à la peine. Alors, comme tous les intérêts particuliers se réunissent contre l'intérêt général, qui n'est plus celui de personne, les vices publics ont plus de force pour énerver

les lois que les lois n'en ont pour réprimer les vices; et la corruption du peuple et des chefs s'étend enfin jusqu'au gouvernement, quelque sage qu'il puisse être. Le pire de tous les abus est de n'obéir en apparence aux lois que pour les enfreindre en effet avec sûreté. Bientôt les meilleures lois deviennent les plus funestes: il vaudrait mieux cent fois qu'elles n'existassent pas; ce serait une ressource qu'on aurait encore quand il n'en reste plus. Dans une pareille situation l'on ajoute vainement édits sur édits, réglements sur réglements: tout cela ne sert qu'à introduire d'autres abus sans corriger les premiers. Plus vous multipliez les lois, plus vous les rendez méprisables: et tous les surveillants que vous instituez ne sont que de nouveaux infracteurs destinés à partager avec les anciens, ou à faire leur pillage à part. Bientôt le prix de la vertu devient celui du brigandage : les hommes les plus vils sont les plus accrédités; plus ils sont grands, plus ils sont méprisables; leur infamie éclate dans leurs dignités, et ils sont déshonorés par leurs honneurs. S'ils achètent les suffrages des chefs ou la protection des femmes, c'est pour vendre à leur tour la justice, le devoir et l'état; et le peuple, qui ne voit pas que ses vices sont la première cause de ses malheurs, murmure, et s'écrie en gémissant: «< Tous mes maux ne viennent que de « ceux que je paie pour m'en garantir.

[ocr errors]

C'est alors qu'à la voix du devoir, qui ne parle plus dans les cœurs, les chefs sont forcés de substituer le cri de la terreur ou le leurre d'un intérêt

apparent dont ils trompent leurs créatures. C'est alors qu'il faut recourir à toutes les petites et méprisables ruses qu'ils appellent maximes d'état et mystères du cabinet. Tout ce qui reste de vigueur au gouvernement est employé par ses membres à se perdre et supplanter l'un l'autre, tandis que les affaires demeurent abandonnées, ou ne se font qu'à mesure que l'intérêt personnel le demande et selon qu'il les dirige. Enfin toute l'habileté de ces grands politiques est de fasciner tellement les yeux de ceux dont ils ont besoin, que chacun croie travailler pour son intérêt en travaillant pour le leur; je dis le leur, si tant est qu'en effet le véritable intérêt des chefs soit d'anéantir les peuples pour les soumettre, et de ruiner leur propre bien pour s'en assurer la possession.

Mais quand les citoyens aiment leur devoir, et que les dépositaires de l'autorité publique s'appliquent sincèrement à nourrir cet amour par leur exemple et par leurs soins, toutes les difficultés s'évanouissent; l'administration prend une facilité qui la dispense de cet art ténébreux dont la noirceur fait tout le mystère. Ces esprits vastes, si dangereux et si admirés, tous ces grands ministres dont la gloire se confond avec les malheurs du peuple, ne sont plus regrettés : les mœurs publiques suppléent au génie des chefs; et plus la vertu règne, moins les talents sont nécessaires. L'ambition même est mieux servie par le devoir que par l'usurpation : le peuple, convaincu que ses chefs ne travaillent qu'à faire son bonheur, les

[ocr errors]

dispense par sa déférence de travailler à affermir leur pouvoir; et l'histoire nous montre en mille endroits que l'autorité qu'il accorde à ceux qu'il aime et dont il est aimé, est cent fois plus absolue que toute la tyrannie des usurpateurs. Ceci ne signifie pas que le gouvernement doive craindre d'user de son pouvoir, mais qu'il n'en doit user que d'une manière légitime. On trouvera dans l'histoire mille exemples de chefs ambitieux ou pusillanimes que la mollesse ou l'orgueil ont perdus; aucun qui se soit mal trouvé de n'être qu'équitable. Mais on ne doit pas confondre la négligence avec la modération, ni la douceur avec la faiblesse. Il faut être sévère pour être juste. Souffrir la méchanceté qu'on a le droit et le pouvoir de réprimer, c'est être méchant soi-même. Sicuti enim est aliquandò misericordia puniens, ita est crudelitas parcens. August. Epist. 54.

Ce n'est pas assez de dire aux citoyens : Soyez bons; il faut leur apprendre à l'être; et l'exemple même, qui est à cet égard la première leçon, n'est pas le seul moyen qu'il faille employer: l'amour de la patrie est le plus efficace; car, comme je l'ai déjà dit, tout homme est vertueux quand sa volonté particulière est conforme en tout à la volonté générale, et nous voulons volontiers ce que veulent les gens que nous aimons.

Il semble que le sentiment de l'humanité s'évaet s'affaiblisse en s'étendant sur toute la terre, et que nous ne saurions être touchés des calamités

pore

de la Tartarie ou du Japon, comme de celles d'un

« PreviousContinue »