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maître de mon bien, si quelque autre peut y toucher. Cette difficulté, qui devait sembler insurmontable, a été levée avec la première par la plus sublime de toutes les institutions humaines, ou plutôt par une inspiration céleste, qui apprit à l'homme à imiter ici bas les décrets immuables de la Divinité. Par quel art inconcevable a-t-on pu trouver le moyen d'assujettir les hommes pour les rendre libres; d'employer au service de l'état les biens, les bras, et la vie même de tous ses membres, sans les contraindre et sans les consulter; d'enchaîner leur volonté de leur propre aveu, de faire valoir leur consentement contre leur refus, et de les forcer à se punir eux-mêmes quand ils font ce qu'ils n'ont pas voulu? Comment se peut-il faire qu'ils obéissent et que personne ne commande, qu'ils servent et n'aient point de maître; d'autant plus libres en effet, que, sous une apparente sujétion, nul ne perd de sa liberté que ce qui peut nuire à celle d'un autre? Ces prodiges sont l'ouvrage de la loi. C'est à la loi seule que les hommes doivent la justice et la liberté; c'est cet organe salutaire de la volonté de tous qui rétablit dans le droit l'égalité naturelle entre les hommes; c'est cette voix céleste qui dicte à chaque citoyen les préceptes de la raison publique, et lui apprend à agir selon les maximes de son propre jugement, et à n'être pas en contradiction avec lui-même. C'est elle seule aussi que les chefs doivent faire parler quand ils commandent; car sitôt qu'indépendamment des lois un homme en prétend soumettre un

autre à sa volonté privée, il sort à l'instant de l'état civil, et se met vis-à-vis de lui dans le pur état de nature, où l'obéissance n'est jamais prescrite que par la nécessité.

Le plus pressant intérêt du chef, de même que - son devoir le plus indispensable, est donc de veiller à l'observation des lois dont il est le ministre, et sur lesquelles est fondée toute son autorité. S'il doit les faire observer aux autres, à plus forte raison doit-il les observer lui-même, qui jouit de toute leur faveur car son exemple est de telle force, que, quand même le peuple voudrait bien souffrir qu'il s'affranchît du joug de la loi, il devrait se garder de profiter d'une si dangereuse prérogative, que d'autres s'efforceraient bientôt d'usurper à leur tour, et souvent à son préjudice. Au fond, comme tous les engagements de la société sont réciproques par leur nature, il n'est pas possible de se mettre au-dessus de la loi sans renoncer à ses avantages; et personne ne doit rien à quiconque prétend ne rien devoir à personne. Par la même raison nulle exemption de la loi ne sera jamais accordée, à quelque titre que ce puisse être, dans un gouvernement bien policé. Les citoyens même qui ont bien mérité de la patrie doivent être récompensés par des honneurs, et jamais par des priviléges; car la république est à la veille de sa ruine sitôt que quelqu'un peut penser qu'il est beau de ne pas obéir aux lois. Mais si jamais la noblesse, ou le militaire, ou quelque autre ordre de l'état, adoptait une pareille maxime, tout serait perdu sans ressource.

La puissance des lois dépend encore plus de leur propre sagesse que de la sévérité de leurs ministres, et la volonté publique tire son plus grand poids de la raison qui l'a dictée : c'est pour cela que Platon regarde comme une précaution très-importante de mettre toujours à la tête des édits un préambule raisonné qui en montre la justice et l'utilité. En effet, la première des lois est de respecter les lois : la rigueur des châtiments n'est qu'une vaine ressource imaginée par de petits esprits pour substituer la terreur à ce respect qu'ils ne peuvent obtenir. On a toujours remarqué que les pays où les supplices sont le plus terribles sont aussi ceux où ils sont le plus fréquents; de sorte que la cruauté des peines ne marque guère que la multitude des infracteurs, et qu'en punissant tout avec la même sévérité l'on force les coupables de commettré des crimes pour échapper à la punition de leurs fautes.

Mais quoique le gouvernement ne soit pas le . maître de la loi, c'est beaucoup d'en être le garant et d'avoir mille moyens de la faire aimer. Ce n'est qu'en cela que consiste le talent de régner. Quand on a la force en main, il n'y a point d'art à faire trembler tout le monde, et il n'y en a pas en a pas même beaucoup à gagner les cœurs; car l'expérience a depuis longtemps appris au peuple à tenir grand compte à ses chefs de tout le mal qu'ils ne lui font pas, et à les adorer quand il n'en est pas haï. Un imbécile obéi peut comme un autre punir les forfaits: le véritable homme d'état sait les prévenir; c'est sur

les volontés encore plus que sur les actions qu'il étend son respectable empire. S'il pouvait obtenir que tout le monde fit bien, il n'aurait lui-même plus rien à faire, et le chef-d'œuvre de ses travaux serait de pouvoir rester oisif. Il est certain, du moins, que le plus grand talent des chefs est de déguiser leur pouvoir pour le rendre moins odieux, et de conduire l'état si paisiblement qu'il semble n'avoir pas besoin de conducteurs.

Je conclus donc que, comme le premier devoir du législateur est de conformer les lois à la volonté générale, la première règle de l'économie publique est que l'administration soit conforme aux lois. C'en sera même assez pour que l'état ne soit pas mal gouverné, si le législateur a pourvu, comme il le devait, à tout ce qu'exigeaient les lieux, le climat, le sol, les mœurs, le voisinage, et tous les rapports particuliers du peuple qu'il avait à instituer. Ce n'est pas qu'il ne reste encore une infinité de détails de police et d'économie, abandonnés à la sagesse du gouvernement: mais il a toujours deux règles infaillibles pour se bien conduire dans ces occasions : l'une est l'esprit de la loi, qui doit servir à la décision des cas qu'elle n'a pu prévoir; l'autre est la volonté générale, source et supplément de toutes les lois, et qui doit toujours être consultée à leur défaut. Comment, me dira-t-on, connaître la volonté générale dans les cas où elle ne s'est point expliquée? faudra-t-il assembler toute la nation à chaque événement imprévu? Il faudra d'autant moins l'assembler, qu'il n'est pas sûr que sa déci

sion fùt l'expression de la volonté générale; que ce moyen est impraticable dans un grand peuple, et qu'il est rarement nécessaire quand le gouvernement est bien intentionné: car les chefs savent assez que la volonté générale est toujours pour le parti le plus favorable à l'intérêt public, c'est-àdire le plus équitable; de sorte qu'il ne faut qu'être juste pour s'assurer de suivre la volonté générale. Souvent, quand on la choque trop ouvertement, elle se laisse apercevoir malgré le frein terrible de l'autorité publique. Je cherche le plus près qu'il m'est possible les exemples à suivre en pareils cas. A la Chine, le prince a pour maxime constante de donner le tort à ses officiers dans toutes les altercations qui s'élèvent entre eux et le peuple. Le pain est-il cher dans une province, l'intendant est mis en prison. Se fait-il dans une autre une émeute, le gouverneur est cassé, et chaque mandarin répond sur sa tête de tout le mal qui arrive dans son département. Ce n'est pas qu'on n'examine ensuite l'affaire dans un procès régulier; mais une longue expérience en a fait prévenir ainsi le jugement. L'on a rarement en cela quelque injustice à réparer; et l'empereur, persuadé que la clameur publique ne s'élève jamais sans sujet, démêle toujours, au travers des cris séditieux qu'il punit, de justes griefs qu'il redresse.

C'est beaucoup que d'avoir fait régner l'ordre et la paix dans toutes les parties de la république; c'est beaucoup que l'état soit tranquille et la loi respectée mais, si l'on ne fait rien de plus, il y

R. V.

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