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inégalité de fortune, c'est bien pour qu'en général l'administration des affaires publiques soit confiée à ceux qui peuvent le mieux y donner tout leur temps, mais non pas, comme prétend Aristote, pour que les riches soient toujours préférés. Au contraire, il importe qu'un choix opposé apprenne quelquefois au peuple qu'il y a, dans le mérite des hommes, des raisons de préférence plus importantes que la richesse *,

CHAPITRE VI.

De la monarchie.

Jusqu'ici nous avons considéré le prince comme une personne morale et collective, unie par la force des lois, et dépositaire dans l'état de la puissance exécutive. Nous avons maintenant à considérer cette puissance réunie entre les mains d'une personne naturelle, d'un homme réel, qui seul ait droit d'en disposer selon les lois. C'est ce qu'on appelle un monarque ou un roi.

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Aristote n'établit nulle part que la préférence soit toujours due aux riches. Il dit formellement au contraire (liv. III, chap. 14) que le droit qu'on fonde sur les richesses et la noblesse, est un droit plus que douteux. A la vérité il reconnaît (chap. 10 du livre Iv) qu'il est plus ordinaire de rencontrer parmi les riches le savoir joint à la naissance, et qu'ils sont moins exposés à la tentation de mal faire; mais dans ce même chapitre 10 et dans le suivant, ayant à tracer sous le nom de Politie (Пoλría) ou république proprement dite, le modèle du plus excellent gouvernement, il se montre bien éloigné d'une préférenc exclusive, et conclut à ce qu'il soit pris un moyen terme entre l'oligarchie où l'on ne considère que le revenu, et la démocratie où l'on n'en tient nul compte.

Tout au contraire des autres administrations où un être collectif représente un individu, dans celle-ci un individu représente un être collectif; en sorte que l'unité morale qui constitue le prince est en même temps une unité physique, dans laquelle toutes les facultés que la loi réunit dans l'autre avec tant d'efforts se trouvent naturellement réunies.

Ainsi la volonté du peuple, et la volonté du prince, et la force publique de l'état, et la force particulière du gouvernement, tout répond au même mobile, tous les ressorts de la machine sont dans la même main, tout marche au même but ; il n'y a point de mouvements opposés qui s'entredétruisent, et l'on ne peut imaginer aucune sorte de constitution dans laquelle un moindre effort produise une action plus considérable. Archimède, assis tranquillement sur le rivage et tirant sans peine à flot un grand vaisseau, me représente un monarque habile, gouvernant de son cabinet ses vastes états, et faisant tout mouvoir en paraissant immobile.

Mais s'il n'y a point de gouvernement qui ait plus de vigueur, il n'y en a point où la volonté particulière ait plus d'empire et domine plus aisément les autres : tout marche au même but, il est vrai; mais ce but n'est point celui de la félicité publique, et la force même de l'administration tourne sans cesse au préjudice de l'état.

Les rois veulent être absolus, et de loin on leur crie que le meilleur moyen de l'être est de se faire

aimer de leurs peuples. Cette maxime est très-belle, et même très-vraie à certains égards: malheureusement on s'en moquera toujours dans les cours. La puissance qui vient de l'amour des peuples est sans doute la plus grande; mais elle est précaire et conditionnelle; jamais les princes ne s'en contenteront. Les meilleurs rois veulent pouvoir être méchants s'il leur plaît, sans cesser d'être les maîtres. Un sermoneur politique aura beau leur dire que la force du peuple étant la leur, leur plus grand intérêt est que le peuple soit florissant, nombreux, redoutable; ils savent très-bien que cela n'est pas vrai. Leur intérêt personnel est premièrement que le peuple soit faible, misérable, et qu'il ne puisse jamais leur résister. J'avoue que, supposant les sujets toujours parfaitement soumis, l'intérêt du prince serait alors que le peuple fût puissant, afin que cette puissance étant sienne le rendit redoutable à ses voisins; mais comme cet intérêt n'est que secondaire et subordonné, et que les deux suppositions sont incompatibles, il est naturel que les princes donnent toujours la préférence à la maxime qui leur est le plus immédiatement utile. C'est ce que Samuel représentait fortement aux Hébreux : c'est ce que Machiavel a fait voir avec évidence. En feignant de donner des leçons aux rois, il en a donné de grandes aux peuples. Le Prince de Machiavel est le livre des républicains ".

a Machiavel était un honnête homme et un bon citoyen; mais, attaché à la maison de Médicis, il était forcé, dans l'oppression de sa patrie, de déguiser son amour pour la liberté. Le choix seul de

Nous avons trouvé, par les rapports généraux que la monarchie n'est convenable qu'aux grands états; et nous le trouvons encore en l'examinant en elle-même. Plus l'administration publique est nombreuse, plus le rapport du prince aux sujets diminue et s'approche de l'égalité, en sorte que ce rap port est un ou l'égalité, même dans la démocratie. Ce même rapport augmente à mesure que le gouvernement se resserre, et il est dans son maximum quand le gouvernement est dans les mains d'un seul. Alors il se trouve une trop grande distance entre le prince et le peuple, et l'état manque de liaison. Pour la former, il faut donc des ordres intermédiaires, il faut des princes, des grands, de la noblesse pour les remplir. Or, rien de tout cela ne convient à un petit état, que ruinent tous ces degrés.

Mais s'il est difficile qu'un grand état soit bien gouverné, il l'est beaucoup plus qu'il soit bien gouverné par un seul homme; et chacun sait ce qu'il arrive quand le roi se donne des substituts.

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son exécrable héros manifeste assez son intention secrète; et l'opposition des maximes de son livre du Prince à celles de ses Discours sur Tite-Live, et de son Histoire de Florence, démontre que ce profond politique n'a eu jusqu'ici que des lecteurs superficiels ou corrompus. La cour de Rome a sévèrement défendu son livre; je le crois bien; c'est elle qu'il dépeint le plus clairement **.

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* César Borgia.

** M. Guiraudet, dans le tome premier de sa traduction de Machiavel (Discours sur Machiavel, page 3), annonce qu'avant Rousseau Bacon avait dit : Rendons graces à Machiavel.... en feignant de donner des leçons aux rois, il «<en a donné aux peuples. » Diderot depuis (Encyclopédie, article Machiavélisme) a présenté sur cet écrivain et sur son intention secrète, la même opinion que Rousseau dans cette note, et M. Guiraudet enfin est entré sur ce sujet dans des développements faits pour ôter tout doute sur le vrai but que s'est proposé l'historien florentin dans tous ses écrits.

Un défaut essentiel et inévitable, qui mettra toujours le gouvernement monarchique au-dessous du républicain, est que dans celui-ci la voix publique n'élève presque jamais aux premières places que des hommes éclairés et capables, qui les remplissent avec honneur; au lieu que ceux qui parviennent dans les monarchies ne sont le plus souvent que de petits brouillons, de petits fripons, de petits intrigants, à qui les petits talents, qui font dans les cours parvenir aux grandes places, ne servent qu'à montrer au public leur ineptie aussitôt qu'ils y sont parvenus. Le peuple se trompe bien moins sur ce choix que le prince; et un homme d'un vrai mérite est presque aussi rare dans le ministère qu'un sot à la tête d'un gouvernement républicain. Aussi, quand par quelque heureux hasard un de ces hommes nés pour gouverner prend le timon des affaires dans une monarchie presque abîmée par ces tas de jolis régisseurs, on est tout surpris des ressources qu'il trouve, et cela fait époque dans un pays 1.

Pour qu'un état monarchique pût être bien gouverné, il faudrait que sa grandeur où son étendue fût mesurée aux facultés de celui qui gouverne. Il est plus aisé de conquérir que de régir. Avec un levier suffisant, d'un doigt on peut ébranler le

1 C'est au duc de Choiseul que Rousseau fait allusion dans ce passage, en parlant d'un de ces hommes nés pour gouverner. Mais ses ennemis voulurent persuader au ministre, qui avait trop d'esprit et se rendait trop bien justice pour les croire, que Jean-Jacques le plaçait dans les jolis régisseurs. Voyez à ce sujet la note que nous mettons à la suite de la lettre du 27 mars 1768, adressée à M. de Choiseul.

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