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resque et vaniteuse. Il prit au vrai ce mot qu'il avait prononcé en parlement : l'Éta ́, c'est moi. Il fut assez orgueilleux pour croire que l'humanité n'avait d'autre but qu'un homme; dans la nation, il ne vit que lui-même, et se fit adorateur de son propre égoïsme: il méconnut donc les obligations que lui imposait ce haut pouvoir qui lui avait été légué. Il oublia le peuple, et immobilisa toutes choses. Cependant la société qu'il avait reçue pour la gouverner et la diriger en maître, avait une organisation dont chaque détail niait l'unité. Elle portait l'empreinte des divisions féodales, qui l'avaient si long-temps possédée. Chaque province, chaque duché, chaque pays, lors de son agrégation au fief royal, avait été laissé dans ses coutumes, avec ses douanes particulières, son système d'impôts et de priviléges. L'administration n'offrait rien d'uniforme. C'était un assemblage sans unité, qu'on ne pouvait saisir ni par la vue, ni par la pensée; aussi faisait-elle l'objet d'une sorte de science obscure où mille abus pouvaient vivre à l'ombre et en pleine sécurité. Il y avait vingt-sept généralités gouvernées par des intendans, mais elles ne comprenaient pas tout le pays. Il y avait, en effet, ce qu'on appelait des provinces, telles que la Bretagne, le Languedoc, l'Auvergne, le Roussillon, lePerche, l'Alsace, la Franche-Comté, l'Artois; il y avait les duchés de Lorraine et de Bar, de Bourgogne, le pays de Bresse, Gex, Bugey, etc. Deces divisions territoriales, les unes étaient rattachées à une généralité, les autres en étaient indépendantes, mais elles étaient soumises à des systèmes d'impôts différens, exemptes des contributions auxquelles les autres étaient soumises; en sorte qu'elles étaient ceintes d'une ligne de douaniers. L'Artois, par exemple, qui n'avait pas plus de 90 lieues de circonférence, ne payait ni aides, ni tailles, ni gabelles, ni droits de douanes : ainsi, il formait une île isolée du reste de la France, par une surveillance qui empêchait les limitrophes de profiter du bénéfice de ses franchises. La Bretagne était franche et séparée comme un Duché étranger, par une ligne de douane, etc. On sera étonné, disait le comte de Boulainvillers, si l'on considère qu'une pièce d'étoffe, fabriquée à Valenciennes, ne peut être transportée à Bayonne, sans payer l'entrée en Picardie,

la sortie en Poitou, à Bordeaux la Comtablie, à l'entrée des Landes la traite d'Arras, et à Bayonne la coutume.

En général, toutes les contrées qui avaient été réunies au domaine royal depuis François Ier, étaient exemptes de l'impôt dit des cinq grosses fermes, c'est-à-dire des droits d'entrée et de sortie, de la ferme des tabacs, etc.

Le système administratif ne différait pas moins que celui de l'impôt : il y avait les pays d'États composés le plus souvent des trois ordres. C'étaient l'Artois, le Béarn, le Bellay, la Bigorre, la Bourgogne, la Bretagne, le Cambrésis, le Charolois, le comté de Foix et les Quatre-Vallées, le Labour, le Languedoc, Lille, le Maconnais, la Navarre, le pays de Soulles et le Tournaisis.

Il serait impossible de donner une idée des variétés infinies que présentaient toutes ces divisions territoriales, quant au droit administratif et judiciaire, quant aux attributions des magistrats chargés de veiller sur ces droits. Vers la fin du règne de Louis XIV, les intendans furent chargés de dresser un état de la France. Ce travail forme soixante gros volumes in-folio qui sont restés manuscrits, encore est-il extrêmement incomplet; et cependant il ne regarde que la statistique proprement dite, et le système administratif. On peut en prendre une idée dans le résumé qu'en offre l'ouvrage de M. le comte de Boulainviliers (1). Rien ne prouvera mieux quel était le désordre administratif de la France que le peu d'ordre qui règne dans l'exposition elle-même : on voit que l'auteur a fait effort pour mettre de la netteté et de la précision là où tout est contradictoire et vague comme sont les coutumes traditionnelles.

Ainsi, en définitive, et ce grand travail qui fut le fruit des dernières années du grand Roi en offre la preuve, toutes choses étaient restées dans le provisoire. La réforme était instante, demandée même. Ainsi, La Rochelle avait obtenu, comme une grâce, de sortir de l'exception qui la régissait. Il y avait à achever sous le rapport matériel l'œuvre d'homogénéisation opérée au

(1) État de la France. 3 vol. in-8°, Paris, 1728.

144 histoire de FRANCE DU QUINZIÈME au dix-sepTIÈME SIÈCLE. moral. Louis XIV manqua à cette tâche. Nous pouvons donc dire qu'il fut seulement un prince égoïste, car il vécut uniquement pour consommer les fruits du domaine que ses pères lui avaient fait, et il ne s'occupa point un seul instant du soin de l'améliorer.

Cependant de nombreux projets avaient mis le pouvoir en demeure d'opérer la réforme. Depuis long-temps on avait demandé l'établissement d'un système uniforme dans l'administration, dans le droit civil et commercial, dans la répartition de l'impôt, etc. Le comte de Boulainvillers lui-même, qui écrivait sous le Régent, présente une théorie complète sur les finances, et considérant que le premier devoir du souverain est de garder et d'accroître la conservation de tous et de chacun; considérant que l'on a des garanties certaines sur la conservation de tous, seulement lorsque le sort des pauvres est assuré, il propose des moyens de multiplier le travail et la production; il les cherche dans un établissement général de crédit ayant son centre dans la capitale, et rayonnant de ce point commun vers toutes les divisions territoriales. Afin de prouver à quel point cette institution était facilement réalisable, il en donna le réglement en projet. Les efforts de Boulainvillers, comme ceux des hommes qui l'avaient précédé, furent inutiles; on les oublia: il fallut que le peuple lui-même vînt, en 1789, pour les mettre à exécution; encore ne sont-ils pas à cette heure tous accomplis.

Pendant que la volonté de Louis XIV immobilisait la France dans le provisoire, l'Europe aussi s'arrêtait dans le droit des gens provisoire qu'elle s'était donné en 1648, par les traités de Westphalie. Les souverains s'étaient déclarés seigneurs féodaux, mais sans suzerain, des contrées qui leur étaient soumises; la légitimité des races royales était établie comme doctrine sociale, et la balance des États comme principe diplomatique. C'est dans cette position que la révolution française trouva l'Europe.

FIN DE L'INTRODUCTION.

DE LA

RÉVOLUTION.

DIX-HUITIÈME SIÈCLE.

Tous les historiens s'accordent à dire que les derniéres années du règne de Louis XIV furent une époque très-douloureuse pour la France.

Nous lisons dans le second mémoire de Fénélon sur la guerre de la succession d'Espagne : « Pour moi, si je prenais la liberté de juger de l'état de la France par les morceaux du gouvernement que j'entrevois sur cette frontière, je conclurais qu'on ne vit plus que par miracle; que c'est une vieille machine délabrée qui va encore de l'ancien branle qu'on lui a donné, et qui achevera de se briser au premier choc. Je serais tenté de croire que notre plus grand mal est que personne ne voit le fond de notre état; que c'est même une espèce de résolution prise de ne vouloir point le voir; qu'on n'oserait envisager le bout de ses forces, auquel on touche ; que tout se réduit à fermer les yeux et à ouvrir la main pour prendre toujours, sans savoir si l'on trouvera de quoi prendre ; qu'il n'y a que le miracle d'aujourd'hui qui réponde de celui qui sera nécessaire demain, et qu'on ne voudra voir le détail de nos maux, pour prendre un parti proportionné, que quand il sera trop tard..... Les peuples ne vivent plus en hommes, et il n'est plus permis de compter sur leur patience, tant elle est mise à une épreuve outrée..... Les intendans font, 10

T. I.

malgré eux, presque autant de ravage que les maraudeurs: ils enlèvent jusqu'aux dépôts publics... On ne peut plus faire le service qu'en escroquant de tous côtés. C'est une vie de Bohême, et non pas de gens qui gouvernent. Il parait une banqueroute universelle de la nation. Nonobstant la violence et la fraude, on est souvent contraint d'abandonner certains travaux très-nécessaires, dès qu'il faut une avance de deux cents pistoles (deux mille francs) pour les exécuter dans le plus pressant besoin. La nation tombe dans l'opprobre; elle devient l'objet de la dérision publique...

Dès 1680, Colbert représentait au Roi que la misère des peuples était à son comble; que les lettres écrites des provinces par les Intendans, par les Receveurs, et même par les Évêques, l'attes

taient unanimement.

Les statistiques des généralités, dressées en 1698 par ordre du Duc de Bourgogne, prouvèrent que la détresse publique s'était rapidement accrue. Qu'on juge de l'état du royaume sur ce lui de la généralité de Paris, la plus considérable par les revenus qu'elle fournissait au roi (1), et par son étendue particulière. Les élections de Mantes et d'Étampes avaient perdu la moitié de leurs habitans; les autres, le tiers, ou tout au moins le quart. L'auteur du mémoire que nous avons sous les yeux attribue cette dépopulation « aux logemens excessifs des gens de guerre et à leurs fréquens passages; à la retraite des Huguenots, et à celle des gens de la campagne, qui se jetaient dans les villes franches; aux levées des troupes, aux milices forcées et aux impositions extraordinaires. » Il remarque, en outre, que la misère des paysans est telle, que les enfans deviennent ma'adifs, faibles, de courte vie, parce qu'ils manquent des commodités qui procurent une bonne génération et éducation (2).»

Le pouvoir monarchique, fortifié, sous le précédent règne, par

(1) Un peu plus de 14,000,000, le sixième environ des impôts de ce temps.

(2) Extrait des mémoires dressés par les intendans du royaume, par ordre du roi Louis XIV, à la sollicitation du duc de Bourgogne, page 30.

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