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Quoi qu'il en soit de ces différentes versions, Buonaparte continua sa route sans s'arrêter à Valence, qu'il traversa en voiture, et où son passage n'eut rien de remarquable.

Il arriva à Montelimart, entre six et sept heures du soir. Il avoit été précédé de plusieurs courriers, dont l'arrivée avoit annoncé son passage et attiré la foule à l'auberge de la poste, où il étoit attendu. Plusieurs personnes y entrèrent, et se répandirent dans les escaliers où Buonaparte devoit passer; un plus grand nombre resta dehors. Napoléon descendit de voiture avec une rapidité qui le déroba à la curiosité de la foule. Celle qu'il trouva dans l'intérieur l'obligea de ralentir sa marche. Il traversa la haie, formée dans les corridors et les escaliers, d'un air assez hardi, ayant son chapeau bas et saluant tout le monde en souriant. Il étoit suivi du grand maréchal Bertrand.

Il ne fut pas plus tôt arrivé dans son appartement, qu'il demanda à parler au sous-préfet. En attendant qu'on l'eût fait venir, il reçut quelques employés des droits réunis et de l'administration des forêts. Il demanda au sieur Ragaut, sousinspecteur des forêts, si les bois avoient souffert, et combien ils rapportoient au gouvernement. Il fit plusieurs autres questions, demandant à tout

le monde des détails sur l'esprit de la ville et du département; s'il y avoit beaucoup de cocardes blanches (1); ce qu'on pensoit de lui, etc. etc.

Il partit à neuf heures du soir, accompagné par ses adhérens de quelques cris de Vive l'empereur ! que les honnêtes gens s'efforcèrent d'étouffer par les cris de Vive le Roi!

Ce fut là la dernière consolation que Buonaparte trouva sur la route. Deux heures après, la scène commença à changer dans la petite ville de Donzere. Les habitans célébroient la fête de la restauration. Les rues étoient illuminées; on dansoit des farandoles, et la joie étoit dans tous les cœurs. Dans cette ivresse, les habitans croisèrent la voiture de Napoléon pour retarder sa marche, et lui faire entendre les cris de Vivent les Bourbons! Vive Louis XVIII! A bas le tyran! A bas le boucher de nos enfans!

On prétend que Buonaparte, indigné de cette audace, demanda le nom de cette commune, qu'il en fit prendre note.

et

Le lundi 25, le commissaire anglais qui précédoit Buonaparte arriva à Avignon, à quatre

(1) Il y avoit à peine huit jours qu'elle étoit arborée. M. le préfet avoit différé jusqu'au 17 à proclamer les Bourbons. Le bruit même conrat qu'il fallut, pour l'y déterminer, que M. le maréchal Augereau le menaçât de l'envoyer à Paris s'il différoit davantage.

heures du matin; l'officier de garde lui demanda si l'escorte de Napoléon étoit forte et en état de prévenir un mouvement populaire. Le commissaire parut fort affecté des craintes qu'on lui témoignoit, et invita l'officier à protéger de tous ses moyens le passage de Napoléon, dont la personne étoit sous la protection des puissances alliées.

La voiture de Buonaparte arriva deux heures après; mais, sur des avis qu'on avoit envoyés, le convoi s'arrêta à une extrémité de la ville, opposée à celle où il auroit dû naturellement s'arrêter. Les chevaux de poste y avoient été conduits, et le même officier qui avoit parlé au commissaire anglais y étoit accouru avec sa troupe. Il trouva la voiture entourée d'une multitude qui, se grossissant peu à peu, alloit se porter à des excès. Déjà un homme mettoit la main sur l'anneau de la portière; un valet de Napoléon, assis sur le siège de la voiture, veut tirer son sabre pour défendre son maître « Malheureux! lui dit l'officier, ne bouge pas, » et en parlant ainsi il écartoit l'homme qui s'attachoit à la portière. Buonaparte, baissant avec vivacité la glace de devant, cria par trois fois à son domestique de rester tranquille, et il fit un signe de remerciement àl'o fficier. Dans ces mouvemens le peuple avoit reconnu Buonaparte, et il sembloit n'en

être que plus animé. Enfin l'officier vint à bout, avec sa troupe, de dégager les roues, et ordonna au postillon de partir au grand galop. Buonaparte n'eut que le temps de crier: Bien obligé. Il fut très-heureux de n'être pas passé la veille à Avignon. Le peuple de la ville et les paysans des environs y étoient réunis au nombre de plus de douze mille hommes, et il eût été impossible d'arracher Buonaparte à la fureur de cette multitude, qui, après l'avoir attendu inutilement pendant deux jours, s'étoit dispersée. On ne songeoit pas à lui au moment où il passa, et l'ignorance de ce moment fut encore un des hasards auxquels il dut la vie.

De plus grands dangers l'attendoient à Orgon. Le bruit de son arrivée prochaine s'y étant répandu, les habitans vinrent en foule à sa rencontre, ayant à leur tête un bourgeois de la ville, nommé Durel, et traînant après eux un mannequin de la stature de Buonaparte. Arrivés audevant de sa voiture, ils la firent arrêter, et accrochant leur mannequin à un arbre, ils donnèrent à l'ex-empereur le spectacle de se voir pendre etfusiller en effigie.

Ces excès furent renouvelés dans la ville d'une manière bien plus affreuse; mais nous allons le laisser raconter par un témoin oculaire, et dont

la présence est d'ailleurs une circonstance remarquable de cette scène; ce témoin est M. l'abbé Ferruggi, secrétaire du cardinal Gabrielli. On sait que ce cardinal avoit passé plusieurs mois dans les cachots de la Force et de Vincennes; au commencement de la campagne de 1814 il étoit en liberté, mais il fut envoyé en surveillance au Vigan, petite ville de Cevennes, où il avoit reçu l'accueil dont il étoit digne (1). Après la chue de Napoléon il quitta le lieu de son exil pour retourner en Italie. Il étoit arrivé à Orgon le 24 avril au soir, et Napoléon y arriva le 25 au matin. Or, voici le récit de la scène qui se passa devant l'auberge, et sous les fenêtres de la chambre même où étoit logé le cardinal Gabrielli,

(1) Le clergé et les fidèles, les confréries avec leurs bannières, se portèrent au-devant du cardinal au son de toutes les cloches, mais au grand scandale du gendarme qui le conduisoit, et qui trouva si étrange la réception faite à son prisonnier, qu'il en dressa un procès-verbal. Il eût pu constater de la même manière l'hospitalité généreuse et délicate que reçut l'illustre exilé dan une de premières maisons de la ville (chez M. Henri d'Alzon). Il eût trouvé aussi la matière d'un long procès-verbal dans les marques du vif intérêt par lesquelles la ville entière (sans craindr e d'irriter le tyran) s'efforça d'adoucir la rigueur de l'exil du saint confesseur pendant tout le temps qu'il dura, c'est-à-dire jusqu'au moment de la délivrance générale. Ce fut alors que le cardinal, après avoir chanté le Te Deum de la restauration, quitta le Vigan, Emportant les regrets de toute la contrée.

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