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gligeable. Tel qu'il existe maintenant parmi les habitants de l'Inde, l'élément lettré ou possédant tout au moins les rudiments de l'instruction primaire ne peut manquer de réagir de façon sensible sur l'élément encore illettré. D'autre part, l'effectif des écoles primaires, publiques et privées montait en 1906 à 4.527.000, soit à 83 % de la population scolaire totale.

Est-il exact, dès lors, que, comme le dit M. Piriou, rien ne soit changé depuis le temps du système de Macaulay; qu'« une poignée de mandarins en haut, et, en bas, une masse compacte d'ignorants soit toute l'œuvre de l'Angleterre?

Que vaut l'affirmation « que les indigènes sont soigneusement entretenus dans l'ignorance »? Est-il équitable enfin de parler de faillite de l'enseignement primaire, alors que 26 % des garçons en âge de fréquenter les classes les suivent en effet? Alors que le nombre de ceux ayant satisfait à la Lower primary examination (certificat d'études primaires) est passé de 158.864 en 1897-1898, à 192.133 en 1906-1907; tandis que pour les mêmes exercices le total des élèves ayant subi avec succès la Upper primary examination (certificat d'études primaires supérieures) a été respectivement de 59.920 et de 103.942, ayant ainsi presque doublé en dix ans?

En réalité si, dans l'ensemble de la population, les ignorants sont encore le grand nombre, la masse n'en est plus « compacte », un ferment y a été introduit, qui la transformera tôt au tard, plus tôt peut-être qu'on ne s'y attend. D'ailleurs l'action s'en est déjà manifestée de façon sensible, dans la vie politique et aussi dans la vie économique des pays de la péninsule hindoue, ainsi qu'il sera montré plus loin.

Cependant, il faut le reconnaître, les résultats actuels ne peuvent qu'être jugés insuffisants. L'administration britannique est d'ailleurs la première à s'en rendre compte.

Les progrès ont été assez lents jusqu'à présent, et à coup sûr il reste encore beaucoup à faire. Mais, plus la masse d'un corps est considérable, plus l'impulsion première est difficile à donner. Or, en ce qui concerne l'Inde, ne peut-on pas admettre que c'est maintenant chose faite et qu'il ne reste plus qu'à entretenir le mouvement commencé, à accroître, s'il est possible, la vitesse acquise? Tout s'achèvera graduellement plus tard.

Il en est ainsi, notamment, de l'enseignement des filles, bien que

est ma

là les choses soient évidemment moins avancées qu'ailleurs. Le nombre des écolières et des étudiantes réelles - 622.490 (1) · nifestement infime, par comparaison avec celui des écolières et étudiantes possibles (30 millions environ). En lui-même, cependant, il ne saurait être tenu pour négligeable; il suffit à réfuter comme trop tranchante et trop absolue cette assertion formulée par l'auteur du livre précité : « L'enseignement des filles n'existe pas. » D'ailleurs M. Piriou s'est rendu compte lui-même que cette affirmation comportait des atténuations qui en modifient singulièrement la portée, car il la fait suivre des remarques que voici : « ... Çà et là, quelques écoles, quelques tentatives très récentes attestent qu'on sent, pour la première fois, l'importance de donner à la femme sa part dans le relèvement commun... (2) » Ces deux derniers mots semblent particulièrement significatifs; à eux seuls ne détruisentils pas une grande partie des critiques antérieurement adressées par l'auteur au système et aux méthodes britanniques d'enseignement dans la Péninsule ?

Une œuvre de relèvement commun est engagée aux Indes : telle paraît bien être la vérité. Sans doute, cette œuvre ne s'accomplit encore qu'avec assez de lenteur. Ses destinées paraissent cependant assurées, car, en dehors même des autorités officielles, de plus en plus nombreux sont ceux qui s'en font les collaborateurs soit spontanés, bénévoles, soit professionnels pour ainsi dire. Évidemment le jour est très lointain encore où il sera permis de considérer la tâche comme entièrement achevée mais quelles sont les œuvres humaines dont on puisse dire qu'elles sont parfaites, absolument parlant? De par le sort qui leur est propre, et auquel elles ne sauraient échapper, parce qu'il tient à la nature même des. choses, ne sont-elles pas dans un perpétuel devenir? Le tout est seulement que ce devenir soit dirigé avec constance, persévérance et méthode, vers le mieux.

En ce qui touche l'évolution intellectuelle et morale des groupes

(1) 555.212 pour l'enseignement primaire; 67.273 pour l'enseignement secondaire et supérieur.

(2) Voir « Une École de veuves aux Indes » (L'Action coloniale d'octobre-novembre 1906); Le Mouvement féministe en Asie; La Vie et le rôle de la femme hindoue, par V. DE FLORIANT (Bibliothèque universelle, mars 1894).

composant l'humanité, plus qu'en toute autre matière, s'applique la maxime de Leibniz Natura non facit saltus. A plus forte raison l'axiome est-il vrai quand il s'agit, non pas d'une population donnée, relativement homogène, mais d'un ensemble comportant des éléments aussi variés que ceux qui se rencontrent dans l'Inde ?

Il semble que dans son ouvrage M. Piriou ne se soit pas assez placé à ce point de vue, qu'il ait presque uniquement considéré les résultats actuellement donnés, dans l'espace, sans tenir compte du facteur représenté par le temps.

D'autre part, ce n'est pas toujours et uniquement la faute des Anglais si l'enseignement n'a pas jusqu'à présent mieux réussi dans l'Inde. Voici par exemple un fait que rapporte, à cet égard, M. Léon Poinsard, dans son important ouvrage : La Production... et le Problème social dans tous les pays... : « On a cherché à instruire les agriculteurs indigènes, notamment en ouvrant des écoles théoriques et pratiques sur divers points, mais les Hindous n'en comprennent pas l'utilité et ne les fréquentent guère. Dans les provinces d'Agra et d'Oudh, on a dû les fermer faute d'élèves (1). » Un peu plus loin, dans le même ouvrage, traitant d'ailleurs le sujet à un point de vue quelque peu différent, M. Poinsard dit encore : « Sous l'empire d'une erreur très généralement répandue, elle (l'Angleterre) a cru possible de réaliser le problème social par l'école. Mais l'instruction n'est pas l'éducation et ne saurait la remplacer. Aussi, malgré les écoles, l'immense majorité des indigènes de l'Inde échappe à l'influence sociale de l'Occident. Les femmes surtout demeurent d'une manière tout à fait exclusive dans la formation primitive de leur race, et leur influence sur l'enfance contribue beaucoup au maintien des traditions séculaires. Ce n'est pas un mal (2)... » Peut-être convient-il de souscrire à cette dernière opinion, en ajoutant toutefois à la condition que soient développés et améliorés les moyens actuellement employés en vue de faire graduellement pénétrer dans les cerveaux féminins aux Indes les principales notions de l'enseignement occidental.

(1) Voir op. cit., t. I, p. 197. (2) Voir op. cit., p. 201.

VII

Conclusion Condition politique

Le congrès national

indien - Ligue musulmane pan-indienne - Les Babous du

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Si les uns reprochent à l'Angleterre l'insuffisance, presque le néant, de son action au point de vue de l'enseignement dans l'Inde, d'autres lui adressent des critiques inverses, estiment qu'elle a péché par excès d'intervention et non par abstention. Se plaçant au point de vue des intérêts de la Grande-Bretagne elle-même, ils font ressortir qu'avec l'instruction occidentale se sont répandus dans la population les germes d'idées d'indépendance, de sentiments de nationalisme qui seraient de nature à devenir, à brève échéance, la cause de graves dangers pour les maîtres actuels du pays.

Il est incontestable que, depuis quelques années, un travail intérieur assez intense s'accomplit dans l'Inde. Une certaine agitation d'un caractère politique, se distinguant nettement par là de la fameuse insurrection militaire de 1857, the Mutiny, a pris naissance et s'est développée en divers centres du pays. C'est ce qu'on a désigné sous le nom de mouvement swadechiste, dont l'une des premières manifestations fut le boycottage des produits de Manchester. « Ce mouvement a commencé en octobre 1905 et a une origine purement politique », dit M. G. de Coutouly dans un rapport consulaire (1). « Swadechi est un mot formé de deux racines sanscrites : dechi signifiant pays, et swa, pronom possessif, donnant à cette expression un sens qui pourrait se traduire par autochtone ou plutôt « de son propre pays ». Par opposition, bidechi équivaut à « étranger». On voulait donc répandre dans le peuple cette idée qu'à l'avenir, par patriotisme, il devrait s'abstenir le plus possible d'acheter des produits étrangers, donner la préférence aux produits nationaux, et comme l'importation la plus forte est celle du coton manufacturé, notamment des tissus, comme elle est presque entièrement

(1) Commerce extérieur de Calcutta en 1905-1906. Rapports commerciaux 1906. No 579, p. 16.

anglaise, c'était bien l'industrie de Manchester et du Lancashire qu'on prétendait menacer surtout. Bien entendu, d'ailleurs, il n'y avait là, mise en évidence, qu'une des faces du swadechisme; dès lors on avait en vue un grand réveil national dans toutes les branches de l'activité humaine, aussi bien dans le domaine des énergies politiques, avec le self-government pour idéal, que dans ceux de l'industrie, du commerce et des arts. »

Non sans raison, le contre-coup produit dans l'esprit d'une partie de la population de l'Inde par les succès et les victoires des Japonais au cours des dernières annéeset surtout pendant la guerre de 19041905, a été considéré comme une des causes qui se trouvent à l'origine du swadechisme et, spécialement, du boycottage contre les marchandises anglaises. Toutefois, il convient de ne rien exagérer à ce sujet. Un fait à noter d'abord est que la fondation du congrès national hindou remonte maintenant à plus de vingt ans déjà. D'autre part, à un rédacteur de l'Éclair qui lui demandait naguère pourquoi il n'avait commencé sa campagne qu'il y a trois ans : « Estce à cause des victoires japonaises? » un des chefs du mouvement nationaliste hindou, M. Shyamaji Krishnavarma, a fait la réponse suivante :

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«... Ces succès japonais n'ont été que le vent qui active l'incendie... C'est parce que je n'ai perçu qu'à ce moment-là avec netteté quel était le véritable devoir. » Puis, il ajouta : « A parler franc, j'aurais peut-être commencé quelques années plus tôt, si je n'avais su quelle désastreuse répercussion ma campagne aurait eue sur la vie de l'homme que j'admirais et estimais le plus au monde, de celui dont je me considère comme l'humble disciple, Herbert Spencer, le savant au cœur généreux, qui comprit l'Inde et la plaignit (1). »

A Allahabad a été célébré, le 7 août 1908, l'anniversaire de la journée où avait commencé, l'année précédente, la propagande de boycottage contre les marchandises anglaises (2).

(1) Éclair, 25 décembre 1908, article de M. G. BERTHEY.

M. Shyamaji Krishnavarma, éditeur de l'Indian sociologist, est d'ailleurs loin de représenter une autorité reconnue de tous les membres du nationalisme hindou. V. dans le Times (weekly edition) du 12 mars 1909, la lettre par laquelle un autre réformiste notoire, M. Bipin Chandra Pal se sépare de lui. (2) Voir Écho de Paris, 10 août 1908.

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