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pouvoirs sont délégués à des hommes de confiance qui couvrent tous leurs actes avec le grand nom de la patrie. Sous le second régime, l'État central devient quantité négligeable, on n'a pas souvent besoin de lui, il semble qu'avec lui on ne garde aucun lien que celui du drapeau, de la paix, des relations commerciales.

Il faut que j'en convienne tout de suite, ces deux manières différentes d'organiser un État ont chacune leurs inconvénients et leurs dangers; je suis amené d'autant plus facilement à cet aveu, qu'en le faisant je serai d'accord avec l'opinion commune des Français, qui n'ont voulu admettre ni l'un ni l'autre système depuis leurs dernières révolutions. Le premier a brisé de nombreux empires et a produit, chez nous-mêmes, la féodalité; le second ne laissant subsister entre les diverses parties de l'État qu'un lien très relâché et, pour ainsi dire, tout conventionnel, ce lien lui-même est toujours menacé de rupture : c'est ce que nous avons vu en 1905, lorsque la Norvège se sépara de la Suède. Mais, pour avoir voulu échapper aux dangers de ces deux organisations administratives, les Français en ont imaginé une troisième, régime exceptionnel, unique, inconnu du monde avant que nous l'y eussions inauguré, et que seuls ont imité les peuples voisins de nos frontières, Italie, Portugal, Espagne, peuples frères qui se règlent habituellement sur nous. Comment se tireront-ils d'une pareille expérience? Le problème se pose pour eux comme pour nous.

L'idée-mère de cette organisation politique est la suivante ne laisser aucune autonomie aux provinces; leur donner des gouverneurs qui n'ont eux-mêmes aucun pouvoir. Simples agents d'information ou d'exécution, ces hommes ne sont dans le pays que les représentants de l'État central, c'est-à-dire des divers ministres, l'action personnelle du chef de l'État ayant presque entièrement cessé, dans les monarchies constitutionnelles aussi bien que dans les républiques. En France notamment, les constituants de 1875, hantés par la terreur du pouvoir personnel, par les souvenirs de la royauté, de Napoléon, du coup d'État de 1851, se sont conduits à l'égard du Président qu'ils venaient de créer comme à l'égard d'un ennemi, ils l'ont enchaîné comme leurs grands-pères avaient enchaîné Louis XVI en 1791. Le Président n'a jamais le droit de pénétrer dans les assemblées, même pour des séances d'apparat comme le faisaient les rois ses prédécesseurs; chacun de ses actes

doit être contresigné par un ministre, c'est-à-dire que directement il ne peut donner aucun ordre, nommer ni révoquer aucun agent. Il reste isolé au milieu de sa grandeur.

Le chef de l'État ainsi désarmé, les fonctionnaires des diverses administrations ne possédant aucun pouvoir propre; les ministres se trouvent seuls en possession de toute l'autorité sur un territoire peuplé de près de 40 millions d'habitants. Il est superflu de répéter

je l'ai déjà dit qu'une telle conception de l'administration est la négation même de l'idée républicaine; du reste, c'est Napoléon qui en est l'auteur responsable. Mais il me reste à la montrer pénétrant dans tous les actes de la vie, j'ose dire les troublant et les adultérant. Quand je dis dans tous les actes, je n'exagère en rien; mais, malgré le soin que je pourrai apporter à en relever les manifestations, elles sont si nombreuses que je risque d'en oublier. Le lecteur voudra bien suppléer aux omissions que je pourrai

commettre.

Les budgets de tous les départements doivent être approuvés par le ministre de l'intérieur; également approuvés toutes les décisions modificatives, l'établissement de centimes additionnels, les emprunts. De même pour les simples communes, sauf que pour la plupart l'approbation est déléguée au préfet. Pour montrer en quoi de pareilles nécessités troublent la vie sociale d'un pays, je supposerai c'est le cas le plus intéressant - qu'un département veuille s'imposer fortement pour une dépense considérable, ou faire un gros emprunt; en général, l'un accompagne l'autre. Si le ministère fait des objections, il est presque nécessaire que le préfet, que les représentants du pays fassent le voyage de Paris pour y répondre. Que l'on suppose, au contraire, les mêmes nécessités dans le grand-duché de Luxembourg, ce petit État traiterait librement ses affaires, et si l'autorisation du prince était nécessaire, une visite au palais trancherait la difficulté.

Passons à ceux qui font appliquer ces règles. Les préfets, souspréfets, secrétaires généraux, conseillers de préfecture sont nommés par le président de la République, c'est-à-dire par le ministre de l'intérieur qui les lui désigne. Il s'agit d'un millier de fonctionnaires, que le ministre ne peut tous connaître. Seuls les préfets l'approchent, traitent directement les affaires avec lui, sont jugés par leur chef à leur juste valeur; mais il ne voit, pour ainsi dire,

jamais les sous-préfets, encore moins les conseillers de préfecture, et pour les apprécier il est obligé de s'en rapporter à ceux qui les connaissent. Il pourra, sans doute, consulter les notes des préfets, et l'administration gardera sa tenue et sa dignité hiérarchiques; mais si des solliciteurs étrangers ou des adversaires interviennent, le ministre risque de s'égarer. Il succombe sous le poids dont l'a chargé la main de fer de Napoléon, qui, pour avoir prétendu tout savoir et tout faire, s'égarait lui-même en dépit de son génie.

Il est bon de remarquer ici que cet homme extraordinaire, dès qu'il se vit en possession du pouvoir, voulut nommer directement, et nomma en effet, non seulement les fonctionnaires dont il vient d'être question, mais les membres mêmes des conseils généraux et municipaux, c'est-à-dire des corps qui, en principe, doivent représenter les intérêts des provinces; quant aux membres du Corps législatif, ils étaient choisis par le Sénat. C'était une mainmise complète du pouvoir sur la nation, une tyrannie plus lourde que celle de Louis XIV et des souverains orientaux. Chez nos pères du dixseptième siècle, comme chez les nations de l'Orient, subsistaient des institutions traditionnelles, qui laissaient quelque soulagement à l'esprit public, des soupapes de sûreté irrégulières, mais visibles, de la grande machine parlements, états provinciaux, municipalités des villes, conseils généraux de paroisses; le gouvernement, qu'il le voulût ou non, connaissait par là les sentiments des populations, entendait leurs plaintes, quelquefois leurs menaces. Rien de cela ne subsiste sous Napoléon; avoir voulu tenir dans sa main tout un peuple de 50 millions d'habitants est l'une des plus funestes erreurs de cet homme, l'une de celles qui montrent le mieux le vice originel de son système et son défaut d'expérience politique. N'oublions jamais, en étudiant le personnage, qu'au 18 brumaire Napoléon n'avait que trente ans et que, jusqu'à ce jour, il n'avait pris aucune part aux affaires de son pays. Ce jeune homme, enivré de ses succès (ainsi le jugeait Fox), faisait table rase des réalités, les supprimait par la pensée : il agissait comme son ancien héros Saint-Just, qui, se trouvant, à vingt-cinq ans, maître de la France, crut qu'il pourrait faire de ses concitoyens un peuple de philosophes, et, rencontrant quelque résistance, ne vit que l'échafaud pour en venir à bout. Napoléon ayant, à peu près comme Saint-Just, fermé toutes les bouches, non seulement ignorait le véritable es

prit d'un pays au milieu duquel il s'isolait, mais était nécessairement trompé sur les hommes auxquels il accordait sa confiance, ne pouvant connaître un personnel de plusieurs milliers de fonctionnaires. Il se montra très surpris quand le Corps législatif, en 1813, témoigna des velléités d'opposition; il le fut plus encore lorsqu'il vit toutes les assemblées municipales et départementales, bien que composées entièrement par lui, le laisser tomber en 1814, sans essayer une protestation.

Toute l'organisation imaginée par Bonaparte, à la suite du 18 brumaire, convergeait vers lui, c'est-à-dire vers Paris où il résidait. On est d'autant plus fondé à reprocher à Napoléon l'importance anormale donnée par lui à cette ville qu'il a commis volontairement cette faute : «Il entrait dans mes rêves, disait-il à SainteHélène, de faire de Paris la véritable capitale de l'Europe. Parfois, je voulais qu'il devint une ville de 2, 3, 4 millions d'habitants, quelque chose de fabuleux, de colossal, d'inconnu jusqu'à nos jours. » En cent ans, nous avons réalisé le rêve de Napoléon, et nous n'en sommes que plus faibles. Lui-même fut la première victime de sa folie la prise de Paris en 1814 suffit à briser son trône; une autre nation, un autre souverain eussent-ils été abattus de même par un coup pareil? Frédéric II, pendant la guerre de Sept ans, perdit sa capitale et continua la guerre. De même, son successeur Frédéric-Guillaume III en 1806; de même François d'Autriche en 1805 et en 1809; et c'était Napoléon qu'ils avaient devant eux tandis que Napoléon est vaincu, son empire détruit, sa dynastie déchue par la perte de Paris! En 1871, il en fut de même. En vain, le général Chanzy démontra qu'on pouvait prolonger la résistance et retourner la fortune. Rien n'est plus facile` qu'une guerre défensive quand on n'a contre soi qu'une armée qui se diminue et s'éparpille par ses succès mêmes, qui n'occupe réellement que le terrain qu'elle a sous les pieds; l'Espagne nous l'a assez fait voir en 1808. Après la chute de Paris, après la Loire franchie par l'ennemi, n'avions-nous pas encore l'inexpugnable Auvergne, les Cévennes, le Rhône? Mais le sentiment public était contre Chanzy.« Puisque Paris est pris, se disait-on, il n'y a plus de France. » Hélas!

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Revenons aux fonctionnaires actuels. Les conseillers de préfecture ont fort peu à faire, les sous-préfets assez peu; seuls les préfets ont un travail relativement considérable et une responsabilité étendue, mais seulement envers le gouvernement dont ils sont l'oeil et l'oreille; cette responsabilité n'existe pas vis-à-vis du pays. Un préfet impopulaire peut être imposé longtemps à un département, un préfet aimé peut lui être retiré par un caprice du ministre. Le département d'ailleurs n'a pas d'autonomie, sa représentation élue se bornant à répartir entre les arrondissements, comme les conseils d'arrondissement entre les communes, l'impôt que demande le gouvernement central; le préfet et le conseil général peuvent ajouter à cette demande des centimes pour des besoins départementaux, non en retirer. Le préfet ne nomme et ne révoque que des agents sans importance; il n'a même pas d'action sur la nomination de ses plus proches collaborateurs, le secrétaire général, les sous-préfets, les conseillers de préfecture; il les reçoit de Paris avec le courrier du jour,

Les maires, cependant, gardent à la France administrative une apparence d'autonomie. Les maires sont tous élus, depuis la loi proposée par le ministre Goblet en 1882, et élus par les conseils municipaux, dont ils sont l'émanation. En revanche, le gouvernement a le droit de les révoquer, ce qui peut paraître, à première vue, une négation du droit communal, mais ce qui est pourtant nécessaire, car, outre qu'un maire peut mésuser de son pouvoir, un certain nombre de conseils municipaux et de maires, étant hostiles au principe même de la République et à ses institutions, certains magistrats de ce genre pourraient ne rechercher dans leurs fonctions qu'un moyen d'entraver systématiquement l'exécution de toutes les lois. Cette restriction au droit municipal ne saurait donc être contestée; mais la centralisation se manifeste ici encore d'une manière étrange, en défiance, non seulement des maires, mais des préfets eux-mêmes. Les préfets, en principe, ont le droit de suspendre les maires, droit inférieur à celui de la révocation; en fait, une circulaire de 1878, signée de Marcère, leur a interdit d'user de ce droit avant d'en avoir référé au ministre, qui s'est ainsi substitué à eux.

Ai-je besoin de rappeler que le ministre décerne seul les décorations, les médailles et récompenses de tout genre? Pour les dé

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