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La loi et le règlement n'ont done pas le même contenu; celui du second est toujours subordonné à celui de la première : ils possèdent done l'un et l'autre une nature juridique différente.

Cette opinion a prévalu dans l'esprit public: c'est elle qui a inspiré l'esprit révolutionnaire réagissant contre la confusion des pouvoirs de l'ancien régime, c'est elle qui a mis en garde contre les périls que peut provoquer une extension de compétence de l'Exécutif, et elle a été soutenue par le souvenir assez vivace des abus du pouvoir réglementaire dans l'ancien régime et dans les ordonnances de juillet 1830.

Mais ce danger, qu'on reconnaît menaçant dans les règlements spontanés, disparaît, dit-on, quand le pouvoir législatif a luimême invité le pouvoir exécutif à prendre un règlement d'administration publique. Il a ainsi estimé que, sans péril, étant donnée surtout la garantie de la collaboration du Conseil d'État pour ces actes, il pouvait conférer un pouvoir nouveau à l'administration. Dès lors, si les règlements ordinaires demeurent des actes administratifs ne pouvant contenir que des mesures d'exécution, les règlements d'administration publique peuvent statuer sur des matières législatives, deviennent des actes législatifs et cette compétence législative s'explique par une délégation à lui faite par le Parlement. dans l'article de loi qui l'invite à prendre cette mesure.

La théorie de la délégation législative, étendant la compétence réglementaire du chef de l'État dans les règlements d'administration publique, est encore acceptée par une partie de la doctrine (1) et par la jurisprudence; elle offre même maintenant un intérêt. capital de par son maintien dans l'arrêt du Conseil d'État du 6 décembre 1907, qui cependant a renversé la jurisprudence sur la question de la recevabilité des recours.

On affirme d'abord que la pratique de la délégation des pouvoirs est fréquente dans notre droit public et qu'une autorité peut souvent. se substituer une autre autorité pour l'exécution d'un acte juridique un parquet donne des commissions rogatoires aux juges d'un autre ressort (Instr. crim., art. 283), un conseil général peut déléguer des pouvoirs à la commission départementale (L. 10 août 1871, art. 77); un ministre peut déléguer une partie de ses fonctions

(1) Voir les auteurs cités par MOREAU, op. cit., p. 185.

à un sous-secrétaire d'État (1). Le même droit doit appartenir au Parlement.

La loi le lui reconnait. Ainsi, le Parlement, par les lois du 9 août 1849 et du 3 avril 1878, a permis au Président, en l'absence des Chambres, de déclarer l'état de siège. Or, l'état de siège est une œuvre législative; il modifie gravement le régime pénal et la police judiciaire en faisant passer les prérogatives de l'autorité civile entre les mains de l'autorité militaire, en suspendant les garanties de la liberté individuelle, de la sûreté, de l'inviolabilité du domicile, de la liberté de la presse ou des réunions. De même, par la loi du 3 mai 1879, le Parlement a accordé l'amnistie à tous les condamnés pour faits insurrectionnels de 1871, qu'ils aient été déjà libérés ou qu'ils soient ultérieurement graciés par le président de la République. C'était attacher à la grâce les effets de l'amnistie. On déclara à la Chambre et au Sénat que c'était là une délégation législative. Le garde des sceaux Le Royer, répondit que cette délégation était valable parce qu'elle était limitée à des faits précis et déterminés.

Eh bien, ce que le Parlement peut faire pour l'état de siège ou pour l'amnistie, il peut le réaliser pour une matière législative ordinaire qui généralement présente moins de gravité, et il peut charger le Président de la régler dans un décret d'administration publique. D'ailleurs, une Constitution, celle de 1848, a expressément prévu en cette hypothèse une délégation parlementaire. « Le Conseil d'État, dit l'article 75 de la Constitution de l'an VIII, prépare les règlements d'administration publique et fait seul ceux de ces règlements à l'égard desquels l'Assemblée nationale lui a donné une délégation spéciale. » La fonction que le Parlement pouvait, en 1848, déléguer au Conseil d'État l'est maintenant au président de la République. L'invitation du Parlement adressée au chef de l'État constitue une délégation du pouvoir législatif.

Cette délégation est bien caractérisée par ce fait que pour les règlements d'administration publique, et comme vestige de ses anciennes attributions législatives, on exige la collaboration du Conseil d'État.

Elle seule, enfin, permet d'expliquer pourquoi le Président reçoit

(1) Ordonn. 9 mai 1816 : « Les sous-secrétaires d'État seront chargés de toutes les parties de l'administration..... qui leur seront déléguées par nos ministres secretaires d'État dans leurs départements respectifs..... »

de ce fait une extension de compétence et peut dans les règlements d'administration publique statuer sur des matières législatives, auxquelles il ne peut toucher dans les règlements spontanés.

Ainsi, dit-on, par cette voie le chef de l'État a établi des impôts : un règlement du 4 août 1855, rendu en application de la loi du 2 mai 1855, a établi une taxe sur les chiens. Aux termes de la loi du 18 avril 1816 (art. 147) et de la loi du 5 avril 1884 (art. 137), un décret en Conseil d'État permet aux conseils municipaux d'établir des octrois. La loi du 30 janvier 1893 (art. 11) permet à un règlement d'administration publique d'établir dans les ports maritimes des péages locaux temporaires pour assurer le service des emprunts contractés par les départements, les communes ou les chambres de commerce. La loi du 29 décembre 1892 fixe deux tarifs douaniers, un maximum et un minimum; le chef de l'État peut, par décret, imposer aux produits d'un pays qui nous accorde le traitement de la nation la plus favorisée, le seul tarif minimum. La loi du 13 décembre 1897, ou loi du cadenas, permet à l'Exécutif d'établir préventivement un régime douanier pour des céréales, sauf à le faire ultérieurement ratifier par le Parlement.

Des règlements d'administration publique peuvent également, dit-on, sanctionner par des peines des infractions aux lois. Ainsi, des ordonnances rendues par application de la loi du 27 juillet 1822 pour assurer au bétail importé le bénéfice du tarif minimum, ont sanctionné leurs prescriptions des peines du double droit, peines qu'a appliquées la Cour de cassation.

Les mêmes actes peuvent enfin user de nouvelles juridictions par application des articles 615-617 du Code de commerce.

D'une façon générale, dans les règlements d'administration publique, le chef de l'État pourrait créer de nouvelles normes de droits. Si cette compétence, qui lui est refusée dans les règlements ordinaires, lui est attribuée dans les règlements d'administration publique, c'est donc qu'elle provient de la délégation parlementaire, qui transforme le caractère du règlement et lui impose une nature législative.

Cette théorie traditionnelle de la délégation législative, soutenue pendant longtemps par des autorités considérables (1), consacrée

(1) Quand, dans la première partie du dix-neuvième siècle, on ne distinguait pas deux catégories de règlements, quand on considérait tous les règlements comme

par une jurisprudence constante tant administrative que judiciaire (1), doit cependant être bannie de notre droit public. La démonstration en a été faite d'une façon décisive qui nous permet de l'écarter brièvement (2).

Les compétences respectivement attribuées aux organes et aux agents de la puissance publique ne se déléguent pas. Les prérogatives qui leur ont été confiées par la Constitution ne sont pas des droits propres mis à leur disposition, mais des missions qui leur sont imposées et qu'ils doivent exercer eux-mêmes, car c'est en considération de leur organisation et de leur situation que ces fonctions leur ont été attribuées. S'ils s'en déchargeaient sur un mandataire, ils substitueraient à la constitution établie une autre constitution. Le pouvoir constituant aurait le droit d'opérer cette substitution. Ainsi en Angleterre, le Parlement souverain a pu donner force de loi aux proclamations d'Henri VIII. En France, la Constituante et la Convention ont pu déléguer leurs pouvoirs à des comités ou des représentants en missions. La Constitution de 1852 a pu, dans son article 58, déléguer le pouvoir législatif au Président depuis le 2 décembre 1851 jusqu'à la date de la réunion du Corps législatif. La Constitution peut même valider par avance des délégations, cela expliquerait s'il était besoin l'article 75 de la Constitution de 1848 cité antérieurement, sans qu'on en puisse induire qu'une pareille délégation peut être faite par un pouvoir constitué sous la

des règlements d'administration publique, on admettait pour tous la délégation législative. En ce sens : Rossi, Cours de Droit constitutionnel, 94° leçon, t. IV, p. 251; et encore FOUCART, Droit public et administratif, t. I, no 95, p. 102. Mais lorsque la distinction fut définitivement établie, on a défendu la thèse de la délégation seulement pour les règlements d'administration publique : Aucoc, Conférence sur l' Administration et le Droit administratif, t. I, p. 124, no 54; SAINTGIRONS, Droit constitutionnel, p. 379; DUCROCQ, Droit administratif, 7o éd., I, 40, 67, p. 85; BATBIE, Traité théorique et pratique de Droit administratif, t. III, no 76, p. 68; DEJAMME, Du pouvoir réglementaire (Revue générale d'Administration, 1892, III, p. 261); MOREAU, Le Règlement administratif, p. 180 et suiv.

(1) Pour la jurisprudence administrative, voir, en dehors des arrêts déjà cités : C. d'Ét. 20 juill. 1836, SIR. 36, 2, 513; 29 déc. 1859, LEBON, p. 790; 8 mars 1866, LEBON, p. 224; 30 mai 1868, LEBON, p. 625; 1er mai 1896, LEBON, p. 351; 24 mars 1899, SIR. 01, 3, 107. Pour la jurisprudence judiciaire : Cass. 12 août 1835, SIR. 35, 1, 609; 8 févr. 1845, SIR. 45, 1, 229; 19 juin 1883, SIR, 83, 1, 356; 22 avril 1903, Fouque, D. 1904, 1, 358.

(2) ESMEIN, Droit constitutionnel, 4o éd., 1906, p. 580 et suiv. ; De la Délégation du pouvoir législatif (Revue politique et parlementaire, 1894, t. I, p. 209 et suiv.); BERTHÉLEMY, Le Pouvoir réglementaire du président de la République (Revue politique et parlementaire, 1898, t. XV, p. 5 et 322).

Constitution de 1875. En réalité, par cet article, la Constitution permettait simplement à l'Assemblée nationale de transporter le pouvoir réglementaire du président de la République, auquel il appartient traditionnellement, au Conseil d'État auquel on le voulait pouvoir exceptionnellement confier. Mais ce que peut faire le pouvoir constituant est interdit aux pouvoirs constitués qui n'existent et n'agissent valablement que dans les limites de la loi organique.

On affirme que la collaboration du Conseil d'État dans les règlements d'administration publique est une preuve de la délégation législative, car elle n'existe qu'en souvenir des anciennes attributions législatives du Conseil et n'est justifiée que par le caractère plus grave, par la compétence plus étendue de l'Exécutif que révèlent ces règlements.

La différence de formes entre les deux catégories de dispositions générales ne répond pas du tout à une différence dans la nature juridique des deux actes. Elle a sa source dans une erreur historique. Les textes révolutionnaires, les constitutions de 1791 et de l'an III ne connaissent qu'une sorte de règlements sous le nom d' « Instructions » ou de « proclamations conformes aux lois et pour leur exécution» (1). La Constitution de l'an VIII dispose dans son article 44: « Le gouvernement propose les lois et fait les règlements nécessaires pour assurer leur exécution », et dans son article 52: «Sous la direction des Consuls, un Conseil d'État est chargé de rédiger les projets de loi et les règlements d'administration publique.» Mais l'expression « règlement » de l'article 44 et celle de « règlement d'administration publique » de l'article 52 avaient absolument le même sens, et c'est le même sens qui leur fut attribué dans la pratique. Tous les règlements passaient par le Conseil d'État et étaient indifféremment appelés « règlements », « règlements d'administration » et « règlements d'administration publique». Mais le gouvernement de la Restauration se défiait du Conseil d'État et fut sur le point de supprimer cette institution impériale. Il la maintint cependant, mais s'efforça de s'en passer. Il déclara done que l'intervention du Conseil d'État en matière réglementaire n'était nécessaire que quand le législateur l'exigeait par une

(1) Constitution de l'an III, art. 1''.

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