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exercent. Par réaction contre les empiétements des anciens Parlements sur le pouvoir législatif du Roi, le droit public moderne a donné à la loi régulièrement votée et promulguée par les autorités compétentes une souveraineté de fait. Au même titre, puisqu'elles ont le même caractère matériel, les règles de droit posées par l'autorité réglementaire doivent échapper à toute exception comme à tout recours tant devant les tribunaux judiciaires que devant les tribunaux administratifs.

Les conséquences logiques de cette doctrine radicale et absolue suffisent pour en faire prononcer la condamnation. Elles suppriment toutes les garanties péniblement acquises par les administrés, non seulement les recours directs, mais encore la voie d'exception, non pour les seuls règlements d'administration publique, mais même pour les règlements simples qu'une jurisprudence définitivement établie soumet aujourd'hui au contrôle juridictionnel. Notre droit positif, surtout la règle de la séparation des pouvoirs, a sa source bien moins dans des textes spéciaux de l'époque révolutionnaire, textes d'ailleurs assez vagues et tardivement invoqués par les tribunaux, que dans une jurisprudence qui interprète, complète et supplée aux rares textes administratifs (1). L'existence de l'exception d'illégalité, législativement consacrée par l'article 471-150 du Code pénal, celle du recours pour excès de pouvoir définitivement admis par la jurisprudence contre les règlements spontanés, condamnent la doctrine qui voit dans tous les règlements un acte législatif.

Tout en demeurant sur le terrain du caractère matériel de l'acte, la jurisprudence, et une doctrine qui a cherché à se mettre en harmonie avec elle, ont tenté d'établir une distinction entre ces règlements simples et les règlements d'administration publique. On a discuté leur nature intrinsèque et on a établi que, si les seconds avaient bien une nature législative, du moins les premiers révélaient un caractère nettement administratif, qui par suite les soustrayait au régime juridique des lois.

Les règlements ordinaires sont des actes administratifs. L'administration n'accomplit pas que des actes juridiques individuels : elle procède également par dispositions générales ou par actes ma

(1) Cf. GÉNY, Méthode d'interprétation du droit privé, p. 423 et suiv.; LANGLOIS, Essai sur le pouvoir prétorien de la jurisprudence en droit français. Caen, 1897.

tériels. Un certain nombre d'administrateurs font des actes généraux, décrets, arrêtés, circulaires, etc., qui ont le caractère administratif non pas seulement à raison de la qualité de leur auteur, mais à raison même de leur contenu. Il en est ainsi des règlements du président de la République.

Celui-ci tire son pouvoir réglementaire bien plus de la nature des choses et de la tradition politique que du texte de la loi constitutionnelle de 1875. D'une part, l'autorité chargée de l'exécution est la mieux placée pour régler les détails de l'application. D'autre part, la tradition veut que cette prérogative soit donnée au pouvoir exécutif pour assurer l'exécution des lois. Toutes les constitutions l'ont plus ou moins expressément consacrée (1). La loi constitutionnelle du 25 février 1875, rééditant la formule de l'article 49 de la Constitution de 1848, porte: «Il surveille et assure l'exécution des lois. » Si on rattache à cette formule vague, et à plus forte raison si on reconnaît qu'elle ne le consacre pas expressément, le pouvoir réglementaire du Président, c'est donc que par sa nature même ce pouvoir appartient au chef de l'État, c'est donc que par nature le règlement est une mesure d'exécution. Or, une mesure d'exécution n'est pas nécessairement un acte individuel. Il est tel but de l'État, comme celui de la police, celui de faire régner l'ordre et la sécurité, qui ne peut être réalisé que, à la fois par des dispositions générales et par des mesures individuelles.

Ces mesures générales ne sont pas des lois matérielles, non seulement parce que par leur nature elles sont du ressort de l'exécutif, mais encore parce qu'elles ne peuvent contenir aucune règle de droit nouvelle. M. Duguit affirme que tous les règlements apportent

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(1) On a discuté le sens de l'article 6, chapitre IV, titre III, de la Constitution de 1791 : « Le pouvoir exécutif ne peut faire aucune loi, même provisoire, mais seulement des proclamations conformes aux lois pour les rappeler, et en ordonner l'exécution », car les proclamations du Roi n'excluaient pas les Instructions rédigées par l'Assemblée constituante ou ses comités et accompagnant les principales lois révolutionnaires. Mais les autres constitutions sont formelles : Constitution de l'an III, article 144, § 2 : « Le Directoire peut faire des proclama. tions conformes aux lois et pour leur exécution »; Constitution de l'an VIII, article 44: « Le gouvernement propose les lois et fait les règlements nécessaires pour leur exécution »; charte de 1814, article 14 : « Le Roi fait les règlements et ordonnances nécessaires pour l'exécution des lois et la sûreté de l'État »; charte de 1830, article 13: « Le Roi..... fait les règlements et ordonnances nécessaires pour l'exécution des lois »; Constitution de 1848, article 49: « Il surveille et assure l'exécution des lois »; Constitution de 1852, article 16: « Le président de la République fait les règlements et les décrets nécessaires pour l'exécution des lois. »

des restrictions aux droits individuels, à la liberté, à la propriété, et par conséquent sont des lois matérielles (1). Sans doute, le règlement limite comme la loi l'exercice de la liberté naturelle; mais il n'apporte pas des limites plus étroites que la loi, il ne restreint pas la liberté civile, c'est-à-dire la prérogative juridiquement garantie par la loi. Les règlements ne peuvent pas apporter des restrictions. nouvelles, autres que celles dictées par la loi, à l'exercice des droits individuels. Le décret du 10 mars 1899, imposant aux conducteurs d'automobiles l'obtention d'un certificat de capacité, aussi bien que les arrêtés de police exigeant des cochers de fiacre un permis de conduire délivré après. examen, tous les arrêtés des préfets et des maires relatifs à la police de la circulation sur les voies publiques, ne sont que la mise en œuvre des lois générales sur la police de la circulation qui contiennent implicitement les mesures d'exécution indiquées.

Pour prouver qu'il n'existe aucune différence de nature entre la loi et le règlement, il faudrait démontrer que le contenu du règlement et le contenu de la loi sont identiques et que des mesures quelconques peuvent indifféremment être prises dans l'un ou l'autre acte. Or, il n'en est pas ainsi, ni dans notre droit public actuel, ni dans les régimes antérieurs, ni dans les pays voisins. Des mesures ne peuvent constitutionnellement être prises que par des lois et jamais par des règlements, dans un régime de droit ou de légalité qui place les droits individuels sous la protection de représentants élus par la nation (2); ce sont celles qui portent atteinte à la propriété (3) notamment par l'établissement d'impôts (4), à la liberté par la création de peines (5) ou de juridictions (6).

(1) DUGUIT, Droit constitutionnel, p. 195.

(2) Article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789: « L'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la LoI. »

(3) Cf. PIERRE, Traité de Droit politique électoral et parlementaire, Supplément, p. 9, no 51.

(4) Article 14 de la Déclaration des droits. Ex.: Cass. 24 juill. 1900: «Est illégal un arrêté du préfet de la Seine établissant des taxes de remplacement de l'octroi dans des conditions contraires au principe de la loi.» (Revue générale d'Administration, oct. 1900, p. 178.)

(5 et 6) Article 8 de la Déclaration des droits : « Nul ne peut être puni qu'en vertu d'une loi établie, etc. », et article 7 : « Nul ne peut être accusé, arrêté ni détenu que dans le cas déterminé par la loi et selon les formes qu'elle a prescrites. »

La loi et le règlement n'ont done pas le même contenu; celui du second est toujours subordonné à celui de la première : ils possèdent done l'un et l'autre une nature juridique différente.

Cette opinion a prévalu dans l'esprit public: c'est elle qui a inspiré l'esprit révolutionnaire réagissant contre la confusion des pouvoirs de l'ancien régime, c'est elle qui a mis en garde contre les périls que peut provoquer une extension de compétence de l'Exécutif, et elle a été soutenue par le souvenir assez vivace des abus du pouvoir réglementaire dans l'ancien régime et dans les ordonnances de juillet 1830.

Mais ce danger, qu'on reconnaît menaçant dans les règlements spontanés, disparaît, dit-on, quand le pouvoir législatif a luimême invité le pouvoir exécutif à prendre un règlement d'administration publique. Il a ainsi estimé que, sans péril, étant donnée surtout la garantie de la collaboration du Conseil d'État pour ces actes, il pouvait conférer un pouvoir nouveau à l'administration. Dès lors, si les règlements ordinaires demeurent des actes administratifs ne pouvant contenir que des mesures d'exécution, les règlements d'administration publique peuvent statuer sur des matières législatives, deviennent des actes législatifs et cette compétence législative s'explique par une délégation à lui faite par le Parlement. dans l'article de loi qui l'invite à prendre cette mesure.

La théorie de la délégation législative, étendant la compétence réglementaire du chef de l'État dans les règlements d'administration publique, est encore acceptée par une partie de la doctrine (1) et par la jurisprudence; elle offre même maintenant un intérêt. capital de par son maintien dans l'arrêt du Conseil d'État du 6 décembre 1907, qui cependant a renversé la jurisprudence sur la question de la recevabilité des recours.

On affirme d'abord que la pratique de la délégation des pouvoirs est fréquente dans notre droit public et qu'une autorité peut souvent. se substituer une autre autorité pour l'exécution d'un acte juridique un parquet donne des commissions rogatoires aux juges d'un autre ressort (Instr. crim., art. 283), un conseil général peut déléguer des pouvoirs à la commission départementale (L. 10 août 1871, art. 77); un ministre peut déléguer une partie de ses fonctions

(1) Voir les auteurs cités par MOREAU, op. cit., p. 185.

à un sous-secrétaire d'État (1). Le même droit doit appartenir au Parlement.

La loi le lui reconnait. Ainsi, le Parlement, par les lois du 9 août 1849 et du 3 avril 1878, a permis au Président, en l'absence des Chambres, de déclarer l'état de siège. Or, l'état de siège est une œuvre législative; il modifie gravement le régime pénal et la police judiciaire en faisant passer les prérogatives de l'autorité civile entre les mains de l'autorité militaire, en suspendant les garanties de la liberté individuelle, de la sûreté, de l'inviolabilité du domicile, de la liberté de la presse ou des réunions. De même, par la loi du 3 mai 1879, le Parlement a accordé l'amnistie à tous les condamnés pour faits insurrectionnels de 1871, qu'ils aient été déjà libérés ou qu'ils soient ultérieurement graciés par le président de la République. C'était attacher à la grâce les effets de l'amnistie. On déclara à la Chambre et au Sénat que c'était là une délégation législative. Le garde des sceaux Le Royer, répondit que cette délégation était valable parce qu'elle était limitée à des faits précis et déterminés.

Eh bien, ce que le Parlement peut faire pour l'état de siège ou pour l'amnistie, il peut le réaliser pour une matière législative ordinaire qui généralement présente moins de gravité, et il peut charger le Président de la régler dans un décret d'administration publique. D'ailleurs, une Constitution, celle de 1848, a expressément prévu en cette hypothèse une délégation parlementaire. « Le Conseil d'État, dit l'article 75 de la Constitution de l'an VIII, prépare les règlements d'administration publique et fait seul ceux de ces règlements à l'égard desquels l'Assemblée nationale lui a donné une délégation spéciale. » La fonction que le Parlement pouvait, en 1848, déléguer au Conseil d'État l'est maintenant au président de la République. L'invitation du Parlement adressée au chef de l'État constitue une délégation du pouvoir législatif.

Cette délégation est bien caractérisée par ce fait que pour les règlements d'administration publique, et comme vestige de ses anciennes attributions législatives, on exige la collaboration du Conseil d'État.

Elle seule, enfin, permet d'expliquer pourquoi le Président reçoit

(1) Ordonn. 9 mai 1816 : « Les sous-secrétaires d'État seront chargés de toutes les parties de l'administration..... qui leur seront déléguées par nos ministres secretaires d'État dans leurs départements respectifs..... »

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