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Tribunaux du 30 décembre dernier. la cour de Dijon a statué comme suit :

La Cour,

Attendu que, par son arrêt en date du 11 décembre 1907, la cour a ordonné, avant dire droit sur le fond, que Girodet serait admis à prouver en la forme ordinaire des enquêtes devant M. le conseiller Fougères, à cet effet commis, que l'instituteur Morizot a tenu devant des élèves de sept à douze ans, en classe, à Viévigne, des propos, au nombre de neuf, qui sont de nature, les uns, à porter la plus grave atteinte à la moralité des enfants et à leur patriotisme, les autres à blesser leurs convictions religieuses et celles de leurs parents, en violant la neutralité scolaire;

Attendu qu'à la suite du déclinatoire d'incompétence, pris par M. le préfet de la Côte-d'Or le 6 mars 1908, et annulé par décision du tribunal des conflits le 2 juin suivant, la cour a, dans un second arrêt du 24 mars dernier, ramené à six le nombre des propos dont Girodet devait, par voie d'enquête, démontrer l'existence et le caractère, avant qu'il fût statué sur sa demande en dommages-intérêts; que ces propos sont les suivants : 1o les soldats français sont des voyous et des lâches; 2o les Allemands ont bien fait, en 1870, de tuer les enfants au berceau; 3o ceux qui croient en Dieu sont des imbéciles; 4° il ne faut pas se confesser au curé, mais à ceux à qui l'on a fait tort; 5o le bon Dieu, c'est un portemonnaie bien garni; 6o il n'y a pas de différence entre l'homme et la vache, car ils ont une queue tous les deux;

Attendu qu'ensuite de ces deux arrêts, il a été procédé, les 23 et 24 juillet derniers, aux enquête et contre-enquête ordonnées, et que vingt-six témoins ont été diligentés, savoir quinze dans l'enquête et onze dans la contre-enquête;

Attendu qu'il résulte à l'évidence des témoignages reçus à l'enquête, que les six propos reprochés à Morizot par Girodet et dont celui-ci avait offert la preuve, ont bien été prononcés en classe par l'instituteur devant ses élèves des deux sexes; que si ces propos ne sont pas rapportés par les enfants dans des termes absolument identiques, cela n'a rien qui doive surprendre, étant donné le long intervalle de temps qui a séparé le moment où ils ont été entendus par les élèves de celui où ils en ont déposé; mais que le sens exact de ces propos est fort clair et n'a pas varié dans ce qu'en ont fait connaître les enfants lors des premières conversations qu'ils ont eues à ce sujet avec leurs parents et dans leurs dépositions à l'enquête; qu'à la vérité, ii se rencontre une certaine imprécision dans les dates auxquelles les élèves de Morizot indiquent qu'ils ont entendu les propos, mais que ce fait ne peut donner lieu à une suspicion de mensonge contre les dépositions, car les enfants de cet âge, à moins de très rares exceptions, ne savent pas encore placer bien exactement les faits dans les divisions du calendrier;

Attendu qu'aucun élément des dépositions des témoins ne révèle rien

qui ressemble à une leçon apprise et récitée de parti pris, ni rien qui puisse faire craindre une inspiration ou une pression venant de qui que ce soit; qu'elles présentent un caractère fort net de bonne foi et de sincérité et qu'on doit les considérer comme reproduisant aussi fidèlement que possible ce qui s'est passé et ce que Morizot a dit à ses élèves, et ce qui est resté dans la mémoire de ceux-ci;

Attendu qu'aucun des témoignages reçus à la contre-enquête, sur la demande de Morizot lui-même, ne vient affaiblir, expliquer autrement ou excuser la matérialité ou le sens des propos tenus par l'instituteur; Attendu, bien au contraire, que les témoins diligentés par Morizot ont confirmé nettement, pour la plupart, les dépositions faites par ceux de l'enquête; que si tous les enfants n'ont pas entendu tous les propos, cela s'explique d'abord par ce fait que plusieurs classes ont été manquées par quelques-uns d'entre eux, et aussi en raison du jeune âge des auditeurs qui a causé des lacunes dans leur attention; qu'en définitive, aucun témoignage des enfants ou des parents entendus n'est venu démentir les allégations des témoins qui affirment avoir eu connaissance des propos incriminés;

Attendu que Morizot, d'ailleurs, ne proteste que dans une certaine mesure contre l'accusation d'avoir prononcé ces phrases déplorables, et qu'il se borne à chercher à atténuer sa faute, soit en disant que les enfants ont mal saisi sa pensée, soit en se défendant de toute mauvaise intention; que, par exemple, il explique que s'il a traité les soldats français de « lâches » et de « voyous », il ne s'adressait pas à l'armée de la République, mais à celle du premier Empire, ce qui n'est pas une excuse, car il ne devait pas oublier que la gloire de nos soldats n'est pas celle de tel ou tel régime, mais la gloire intangible de notre patrie;

Attendu que, dans ces conditions, il ne saurait y avoir de doute sur la matérialité des propos reprochés par Girodet à Morizot, non plus que sur leur sens, qui résulte surabondamment de leur simple énoncé; qu'ils sont essentiellement de nature, soit à affaiblir chez les enfants le culte de notre armée nationale, le sentiment si nécessaire de l'amour de la patrie, soit à porter atteinte à des croyances qui doivent être respectées en vertu des principes de tolérance et de liberté de la pensée qui sont l'essence même du régime démocratique, soit enfin à troubler leur pudeur en attirant leur imagination vers des objets dont un éducateur digne de ce nom devrait veiller, par un soin de tous les instants, à les tenir écartés;

Attendu que les insultes à l'armée, les attaques contre les croyances religieuses de ses élèves et de leurs parents, et les allusions obscènes qui se trouvent dans les propos tenus dans sa classe par Morizot, devant les petits enfants et les petites filles qui la composaient, sont bien de nature à avoir causé sur ces jeunes esprits des impressions fâcheuses, dont les conséquences peuvent être déplorables, et que le tort causé aux enfants apparaît comme certain; que c'est donc à raison que Girodet vient en demander compte, en ce qui concerne son enfant; que de tels

propos, d'ailleurs, même si l'on cherche à les atténuer dans une certaine mesure pour les apprécier à leur valeur exacte, ne sauraient être considérés, ainsi que le déclare en sa décision du 2 juin 1908 le tribunal des conflits, comme se rattachant, à un titre quelconque, à l'enseignement que l'instituteur a mission de donner à ses élèves; que le premier est un outrage à l'armée, et le deuxième l'apologie d'un fait qualifié crime par la loi; qu'en termes grossiers et injurieux les troisième, quatrième et cinquième sont la violation caractérisée de la neutralité scolaire et une grave atteinte au droit d'éducation des parents; que, tel qu'il est rapporté, le dernier semble n'être que l'expression d'une pensée obscène; Attendu que, de tous les éléments de la cause, il résulte à l'évidence que Morizot, par les propos tenus devant ses élèves, a causé à ceux-ci un tort grave, dont leurs parents sont bien fondés à demander réparation en vertu de l'article 1382 du Code civil; que la demande introduite par Girodet contre l'instituteur Morizot doit donc être accueillie en principe et qu'il ne s'agit plus que d'apprécier le montant des dommages-intérêts qui seront alloués au père de famille;

Attendu que, quelque graves que soient les torts de Morizot, il faut tenir compte des conditions dans lesquelles il a prononcé les propos qui lui sont reprochés;

Attendu qu'il apparaît d'abord qu'ils ne semblent pas avoir été l'effet d'une volonté bien consciente, ni résulter d'un système pédagogique formellement arrêté, car des renseignements fournis aux débats il résulte que Morizot, s'il est d'une valeur professionnelle discutable, n'a jamais donné lieu à un reproche sérieux relativement à ses mœurs ni à sa conduite; que, de plus, il a toujours renié et combattu les odieuses doctrines antimilitaristes, qui n'ont certainement pas inspiré ses propos contre les soldats français; que, dans ces conditions, il convient de réduire le montant des dommages-intérêts qui vont être accordés à Girodet à de justes proportions;

Attendu que la demande, faite aux conclusions de celui-ci, de la publication de l'arrêt à intervenir dans un certain nombre de journaux ne saurait être accueillie, car son admission donnerait à cette décision un caractère pénal qu'elle ne doit pas comporter et serait inconciliable avec l'intérêt d'ordre essentiellement privé que Girodet prétend poursuivre;

Attendu que la partie qui succombe doit supporter les dépens, qui seront mis en entier à la charge de Morizot, au besoin, à titre de supplément de dommages-intérêts;

Par ces motifs,

Déclare recevable et bien fondée la demande de Girodet, et, y faisant droit, condamne Morizot à payer à celui-ci, à la signification du présent arrêt, la somme de 200 francs à titre de dommages-intérêts; en outre, à tous les dépens de l'instance.

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Une poursuite intentée en vertu de la loi du 9 décembre 1905 n'est pas soumise aux formalités exceptionnelles de la loi du 29 juillet 1881, alors que le fait aurait été improprement qualifié et ne serait en réalité justiciable que de cette dernière loi. L'article 34 de la loi de 1905 réprime exclusivement l'outrage et la diffamation envers des citoyens chargés d'un service public; par suite, il n'embrasse pas les outrages aux membres du Parlement qui sont uniquement protégés par l'article 31 de la loi de 1881.

Mais le tribunal, saisi d'une infraction de cette nature, ne doit pas acquitter purement et simplement; il doit seulement se déclarer incompétent, le fait, s'il était établi, étant justiciable de la cour d'assises.

Les circonstances de la cause sont exposées dans l'arrêt ci-après, rendu après cassation d'un arrêt de la cour de Chambéry du 21 novembre 1907, par la chambre criminelle de la Cour de cassation, le 26 juillet 1908.

La cause ayant été renvoyée devant la cour de Grenoble, cette cour, sur les réquisitions de M. Réaume, avocat général, a statué en ces termes :

La Cour,

Attendu que par ordonnance de M. le juge d'instruction de l'arrondissement de Saint-Jean-de-Maurienne, en date du 8 juin 1907, l'abbé Troccaz a été renvoyé devant le tribunal correctionnel de ce siège pour infraction à l'article 34 de la loi du 9 décembre 1905; que, suivant les termes de cette ordonnance et de l'assignation, le prévenu aurait, en sa qualité de ministre du culte catholique et dans l'église paroissiale d'Argentine, outragé par des discours prononcés publiquement les membres de la Chambre des députés, citoyens chargés d'un service public; Attendu que, par jugement en date du 6 juillet 1907, Troccaz a été condamné à 100 francs d'amende, avec sursis, mais que, sur appel du prévenu, la cour d'appel de Chambéry l'a relaxé, au motif que les paroles incriminées constituaient une injure collective envers le Sénat et la Chambre des députés, et non le délit d'outrage à des citoyens chargés d'un service public, réprimé par l'article 34 de la loi du 9 décembre 1905;

Attendu que M. le procureur général près la cour d'appel de Chambéry s'étant pourvu en cassation contre cet arrêt, la Cour de cassation, constatant que les propos retenus par le ministère public contre Troccaz constituent, non une injure collective envers des corps constitués, ainsi

203 que le déclare à tort la cour de Chambéry, non plus que le délit réprimé par l'article 34 de la loi du 9 décembre 1905, visé dans la poursuite et retenu par le tribunal, mais une diffamation individuelle adressée à certains membres du Parlement et prévue par l'article 31 de la loi du 31 juillet 1881, de la compétence de la cour d'assises, aux termes de l'article 45 de la même loi, a cassé l'arrêt de la cour de Chambéry pour excès de pouvoir et renvoyé la cause et le prévenu devant la cour d'appel de Grenoble;

Attendu que l'abbé Troccaz demande par ses conclusions, devant la cour de renvoi, la nullité de la procédure suivie contre lui et par suite celle du jugement du tribunal correctionnel de Saint-Jean-de-Maurienne, en se basant uniquement sur l'inapplication de divers articles, non de la loi de 1905 visée par M. le procureur de la République dans son réquisitoire d'information, mais de la loi sur la presse du 29 juillet 1881 qui l'obligeait, dit-il, à articuler et à préciser les propos prétendus délictueux et à attendre pour poursuivre une plainte des membres du Parlement;

Mais attendu que, la juridiction correctionnelle ne pouvant apprécier le délit de diffamation qui seul pourrait résulter des faits de la cause au cas où la preuve en serait rapportée, ainsi que l'a déclaré l'arrêt de la cour de cassation et comme va le proclamer l'arrêt d'incompétence de la Cour, ce n'est pas à elle, juridiction incompétente, mais à celle qui serait régulièrement saisie en vertu de la loi de 1881, de rechercher si cette loi, dont seule elle pouvait faire application, a été ou non régulièrement observée dans toutes ses dispositions dans les actes précédant la comparution du prévenu devant elle;

Attendu que l'article 34 de la loi du 9 décembre 1905 réprime exclusivement l'outrage et la diffamation envers un citoyen chargé d'un service public, et que cette détermination empruntée à la loi du 29 juillet 1881, d'après les déclarations échangées à la Chambre des députés lors de la discussion de l'article 34 précité, ne vise pas les citoyens chargés d'un mandat public; qu'il ne saurait dès lors s'appliquer aux membres du Sénat et de la Chambre des députés, qui demeurent protégés par les dispositions de l'article 31 de la loi du 29 juillet 1881, auxquelles la loj du 9 décembre 1905 n'a apporté sur ce point aucune dérogation;

Attendu que, ces principes étant posés, il importe de retenir de l'information et des débats que Troccaz, ministre du culte catholique, est poursuivi pour avoir prononcé en chaire les paroles ci-après : « Les biens de l'Église ont été volés et ces vols ont eu lieu au nom de la loi; ceux qui ont voté cette loi sont des voleurs, ainsi que ceux qui, en connaissance de cause, les ont portés au pouvoir »;

Attendu que ces paroles, proférées dans un lieu public, constituent une diffamation envers les membres du Parlement, délit prévu par l'article 31 de la loi du 29 juillet 1881, et, aux termes de l'article 15 de la même loi, de la compétence de la cour d'assises et que, en conséquence, la juridiction correctionnelle a été incompétemment saisie;

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