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reprirent les conceptions romaines, ils firent revivre la théorie formaliste du Bas-Empire, sous cette forme que toute volition royale est loi dans la mesure même où le Roi a voulu qu'elle le soit; c'est ce qui se dégage des deux maximes combinées : « Si veut le Roi, si veut la loi » et « Princeps legibus solutus ». Cependant le Roi, qui pouvait se soustraire à l'application des « lois du Roi », devait respecter les «<lois du royaume », qui s'imposaient à lui comme des principes consacrés par la vieille coutume et par les États généraux. Cette théorie des lois supérieures au Roi s'est éclipsée pendant un siècle avant la Révolution, mais elle a reparu sous une autre forme dans les constitutions rigides (1). Aujourd'hui, de nombreux auteurs, tant français qu'étrangers, soutiennent que la loi moderne est tout acte émané de l'organe législatif. Mais il nous semble plus rationnel d'admettre qu'un acte, pour être loi, doit avoir une essence particulière.

Il s'agit maintenant de dégager le principe caché derrière l'institution de ces règles générales qu'on appelle « lois », et de caracté riser l'aspiration qui pousse la collectivité à exiger de ses gouvernants un précepte qui s'impose à tous. M. Duguit, dans son beau livre de L'Etat, croit que le législateur s'efforce de réaliser la solidarité. Nous pensons avec M. Esmein (2) que les idées de charité, de fraternité, de solidarité humaine, sont déjà le produit d'une réflexion philosophique trop profonde pour que le commun des hommes les conçoive facilement, à l'origine. Au contraire, les idées de justice, de liberté, de responsabilité sont les premières qui viennent à l'esprit des moins éclairés. Nous irons jusqu'à dire même que celle de justice est la première qui ait dû apparaitre comme norme directrice, et si l'on songe à la notion de la liberté antique, on se ralliera facilement à cette façon de voir. En effet, à Rome, sous la République, la liberté individuelle était inconnue il n'y avait ni liberté de conscience, ni liberté de la vie privée. La liberté se réduit, d'après Cicéron (3), à l'exercice des droits politiques. Sous la royauté, elle consiste dans l'équilibre des « gentes ». L'égalité (æquabilitas, æquale jus), voilà l'idéal des cités antiques. L'égale

(1) Cf. DUGUIT, L'État, I. chap. IV, § 7.

(*) ESMEIN, Droit constitutionnel, 3e éd. Introduction.

(3) CICERON, De Republica, 1, 31 et 32; II, 23.

répression de tout acte contraire au droit, voilà le fondement sur lequel repose la cité (1). Or, l'égalité n'est que la traduction, simpliste si l'on veut, de la primitive justice. Selon nous, le but du législateur est donc de recueillir les principes de morale et de justice dont la collectivité a pris assez conscience pour qu'ils soient consignés dans un texte obligatoire à l'égard de tous. D'ailleurs, à une époque où la pensée a pris son libre essor, la justice, qui implique l'égalité de tous, du moins sous certains rapports, aboutit rapidement à la liberté et à la fraternité, comme le montre M. Hauriou (2). Ce principe de justice est donc fécond et se rapproche pour partie de celui de solidarité. Ainsi, le législateur se place à un point de vue très élevé il domine les nécessités sociales, il réfléchit, il pèse, il prend son temps et s'efforce d'orienter les institutions vers la justice et vers la liberté toujours plus grande. Son domaine est très vaste : c'est celui même de l'activité humaine. Il prévoit de très loin les difficultés multiples que rencontrera la collectivité : il cherche, il discute, il élabore la solution qu'il pense se rapprocher le plus de l'idéal; la gestation est longue, le fruit devrait être mûr et achevé lorsqu'il voit le jour.

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On s'explique ainsi que l'intervention du législateur soit intermittente, que les lois, lentes à venir et à disparaître, ne tardent pas vieillir avec la prompte évolution des sociétés modernes, et à constituer un appareil rigide qui s'adapte mal à des situations constamment nouvelles.

Il faut donc un organe dont la fonction admette le contact perpétuel avec l'individu, s'exerce en tous temps et en tous lieux, avec autant d'assiduité et de promptitude que de souplesse, pour tenir compte de toutes les circonstances, des usages, de la mentalité spéciale de chaque région, etc. Cet organe, c'est l'administration actuelle, bien différente de la primitive, au moins par son champ d'action. L'objet de sa vigilance est le maintien de l'ordre public en tant qu'il résulte de l'organisation et du fonctionnement de services. publics, chargés, d'une part, de faire cesser les conséquences des accidents et des phénomènes naturels ainsi que les actes ou faits individuels dont les mauvais effets se font sentir de façon directe

(1) Cf. Cuq, Institutions juridiques des Romains. L'ancien droit, t. I, (2) HAURIOU, Précis, 6o éd., p. 326.

p. 39.

sur la collectivité; et, d'autre part, de pourvoir sans cesse à la satisfaction des besoins matériels et intellectuels et à l'amélioration du bien-être de cette collectivité. Cette définition un peu longue ne nous semble ni trop étroite, ni trop large, à la condition qu'on veuille bien prendre garde à tous ses éléments.

Insistons d'ailleurs sur un point capital lorsque le législateur s'occupe des mêmes objets que l'administration, deux traits caractérisent son action: il s'inspire avant tout des idées de justice, de liberté et de haute prévoyance sociale, et, d'autre part, il intervient une fois pour toutes dans une certaine période. Bien différents sont les caractères de l'action administrative: d'un côté, l'administration agit sans viser à l'idéal, uniquement pour parer à des situations qui sont sur le point ou viennent de devenir fâcheuses; elle emploie les voies les plus efficaces, les plus radicales, sans se soucier de savoir si ce sont les meilleures, au point de vue moral; en un mot, elle ne fait pas d'appréciation normative; et, d'autre part, elle intervient à tous instants, sans relâche : elle est tout près de l'individu, et à peine souffre-t-il, que déjà elle avise aux moyens de remédier à l'inconvénient; aussi son action est-elle très variée, très souple, appropriée aux circonstances, au temps, au lieu et aux mœurs.

Il résulte aussi de notre définition que l'administration ne s'occupe pas de l'ordre public en tant qu'il résulte des relations privées des individus entre eux; si le législateur peut et doit même s'immiscer dans ce domaine, au profit de la justice et de la liberté, l'administration ne le peut pas, à moins que ces relations privées n'aient une répercussion directe sur l'intégrité physique ou morale de la collectivité; c'est le cas, notamment, lorsque des exhibitions obscènes, à l'intérieur d'une maison, viennent surprendre les regards des passants.

Une troisième fonction de l'État correspond à la juridiction. Le juge a pour mission de dire le droit dans chaque cas particulier, où il est violé ou contesté, afin d'en assurer le respect. Cette formule se rapproche de celle qu'a donnée M. Artur (1). Nous y avons ajouté les mots dans chaque cas particulier », pour tenir compte de la judicieuse remarque faite par M. Duguit (2) que le législateur dit

(1) Artur, « Séparation des pouvoirs et séparation des fonctions », dans la Revue de Droit public, 1900, t. I, p. 226.

(2) DUGUIT, op. cit., p. 421 et 422.

aussi le droit, lorsqu'il interprète une loi; mais il le fait avec une portée générale, tandis que le juge ne statue qu'au regard des parties en cause.

Par cette addition, notre définition est voisine de celle donnée par M. Duguit de l'acte juridictionnel : « la constatation d'une situation juridique préexistante, avec déclaration que la contrainte sera employée si besoin est, pour en assurer la réalisation ». Nous ne souscrivons point à cette finale concernant la partie comminatoire du jugement, car « la force exécutoire est un élément de forme, tandis que la vertu de produire un effet de droit est proprement l'élément de fond (1) ». Nous n'admettons pas non plus la critique qui consiste à dire que la décision constatant la reconnaissance d'écriture, lorsqu'il n'y a pas contestation du débiteur, est «< incontestablement juridictionnelle (2) » et que, puisqu'elle n'implique aucune contestation ni violation du droit, cet élément n'est pas nécessaire. Nous sommes d'avis que s'il n'y a pas contestation, le juge ne fait que délivrer en la forme judiciaire une sorte de brevet. d'authenticité, pour donner la force probante à une signature, absolument comme l'officier d'état civil.

Notons maintenant que ces définitions matérielles des fonctions administratives, législative et juridictionnelle peuvent ne pas correspondre au droit positif français et à la distinction purement formelle des trois pouvoirs.

Il est bon de remarquer également dès à présent que le législateur, l'administrateur et le juge ne peuvent exercer leurs fonctions qu'en conditionnant la liberté individuelle: les restrictions ou extensions qu'ils y apportent ne sont pour eux que des moyens de réaliser leur fin et ne peuvent pas constituer un but par elles-mêmes: mais la nature, la gravité de ces modalités sont en rapport avec le but poursuivi.

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Maintenant que nous avons une idée du domaine et du rôle des trois organes de l'Etat, nous pouvons fixer exactement la place de la police. La police rentre dans l'administration générale, mais

(1) HAURIOU, op. cit., p. 416.

(2) DUGUIT, loc. cit.

alors que l'administration proprement dite représente le côté positif de l'administration générale et a pour but de créer un état de choses qu'il pourrait y avoir un jour danger d'avoir négligé, la police, au contraire, en représente le côté négatif, en ce sens qu'elle se borne à détourner les obstacles, à faire cesser les troubles qui se sont produits dans les diverses branches de l'administration (1). Elle n'avance en rien la société; elle l'empêche seulement de reculer.

Si l'administration proprement dite et la police constituent deux fonctions distinctes, il n'en est pas moins vrai qu'elles se pénètrent singulièrement et qu'il y a police partout où il y a administration, par ce seul fait que la police représente l'ordre dans l'administration. Il y a en réalité deux polices: l'une interne, étrangère au public, sorte de régulateur du mécanisme administratif, pour assurer la discipline du personnel dans les services publics; l'autre externe, se manifestant aux yeux du public et en rapports constants avec lui, pour assurer la discipline générale de la société. Nous ne nous occupons que de cette dernière. Quand nous disons qu'il y a police partout où il y a administration, nous entendons que chaque branche de l'administration, pour se développer, a besoin qu'on fasse table rase de tous les obstacles devant elle. C'est à la police de veiller à ce que le terrain ne soit pas encombré, d'édicter et de faire observer par les individus des prescriptions spéciales à cet effet et de prendre telles mesures que de raison.

Est-ce à dire que la police soit exercée ici par des agents particuliers? C'est possible; mais il n'en est pas toujours ainsi. Bien souvent, la même autorité s'occupe d'administration et de police. Ce système assure une certaine unité de vues dans la direction, un certain parallélisme dans l'exécution qui favorisent la bonne marche des services.

Enfin, il serait erroné de croire que des textes spéciaux s'adressent, les uns à la police, les autres à l'administration. Il n'est pas rare que la même loi, le même règlement, le même article contienne. des dispositions relatives à la police à côté de dispositions relatives

(1) En ce sens : Otto GERLAND, Ueber den Begriff der Polizei und insbesondere der Sicherheitspolizei nach preussischem Rechte », dans Archiv für öffentliches Recht, 1890, V.

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