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que ces réunions quotidiennes de négocians ou de banquiers, dans lesquelles on cote soigneusement le cours du change, des effets publics ou de certaines marchandises, et dans lesquelles on peut tout acheter sans craindre d'être trompé? Eh bien, cette invention, toute simple toute avantageuse qu'elle est, on ne s'est pas encore avisé de l'appliquer aux choses les plus importantes pour les états.

Il n'est sans doute rien de plus désastreux au monde que les invasions que font les princes les uns sur les domaines des autres. Sans compter les pertes qu'ils éprouvent en enlevant à des travaux productifs les sujets laborieux qu'ils convertissent en soldats; sans compter les meurtres qui se commettent dans ces boucheries qu'on appelle des batailles, les ravages des campagnes, le pillage ou la destruction des villes leur causent des préjudices énormes par la diminution qu'en éprouvent leurs revenus. Ce serait donc une œuvre vraiment méritoire que de trouver le moyen de prévenir ces sanglans débats. Ce moyen serait trouvé, si l'on voulait seulement se donner la peine de réfléchir sur des choses qu'on a tous les jours sous les yeux il consisterait à transporter dans la diplomatie la méthode ou les procédés du com

merce. Les transactions commerciales donnent lieu à peu de procès, et les échanges qui se font à la bourse n'ont jamais causé de grandes querelles.

Dans le congrès de Vienne, il s'est élevé, en ́ 1814, de graves discussions entre les princes allemands. Chacun voulait avoir essuyé des pertes chacun réclamait en conséquence des indemnités. L'un prétendait avoir droit, à titre d'indemnité, à cent cinquante mille âmes; un autre en demandait cinq cent mille, au même titre ; un troisième en voulait un million. On a fini par être d'accord: des indemnités en âmes ont été payées et reçues, et tous les con tractans ont paru satisfaits. Mais depuis la conclusion du traité, de nouvelles difficultés s'élèvent celui-ci prétend qu'il lui est encore dû une indemnité de cent quatre-vingt mille âmes; celui-là, sans examiner si l'indemnité est ou n'est pas due, soutient que ce n'est pas à lui à la fournir; et là-dessus on se menace de la guerre.

D'où proviennent ces difficultés? d'une seule cause; de ce que la valeur des âmes n'a pas été bien constatée, et de ce qu'on s'est basé sur des quantités numériques, sans avoir égard au plus ou moins de valeur des individus. Il est

alors arrivé ce qui arriverait à deux fermiers quí traiteraient sur une vente de moutons, sans déterminer l'espèce ou la valeur de chacune des bêtes. L'acheteur qui n'aurait eu en vue que des mérinos, ne serait nullement satisfait que le vendeur ne lui livrât que des moutons du Berri; et celui-ci à son tour ne voudrait pas livrer des mérinos, s'il avait entendu en vendre d'une espèce inférieure. De même, le prince qui aurait entendu recevoir un certain nombre d'âmes belges pourrait n'être pas satisfait qu'on lui livrât des âmes prussiennes, et réciproquement. Le chevalier Petty suppose qu'en Angleterre un homme vaut ce qu'on le vendrait à Alger, c'est-à-dire soixante livres sterling. Montesquieu observe là-dessus que cela peutêtre bon pour l'Angleterre; mais qu'il y a des pays ou un homme ne vaut rien, et d'autres où il vaut moins que rien (1). Or, s'il y a une si prodigieuse différence dans la valeur des âmes, comment est-il possible de s'entendre dans les transactions, si l'on ne commence pas par en bien fixer le prix ?

Dans tous les pays où les princes peuvent intervenir dans des marchés de cette sorte, il

(1) Esprit des Lois, liv. XXIII, chap. 17.

est donc nécessaire d'établir une bourse et d'instituer des courtiers pour la vente des âmes; sans cela on ne fera aucun traité solide, parce qu'on ne s'entendra jamais bien. Les feuilles bavaroises annoncent que, suivant les traités, il est encore dû au roi de Bavière une indemnité de cent quatre-vingt mille âmes; mais ces âmes qui lui sont dues, sont-elles de première, de seconde ou de troisième qualité ? sont-elles du nombre de celles qui valent soixante livres sterling, de celles qui n'en valent que trente, ou de celles qui n'en valent que dix? L'indemnité pourrait-elle être payée avec des âmes qui ne valent rien, ou avec de celles qui, suivant Montesquieu, valent moins que rien? On voit par ces questions que les princes allemands ne pourront s'entendre, comme nous venons de le dire, que lorsque chacun aura établi dans ses domaines une bourse où la valeur des âmes pourra être cotée journellement, suivant le revenu qu'elles rapportent, avec le cours des effets publics. S'ils manquaient de courtiers pour ce genre de commerce, la France, l'Angleterre ou l'Autriche pourraient leur en fournir.

Cette institution serait plus utile et plus libérale qu'on ne pense. Elle préviendrait beaucoup de guerres, en prévenant les dif

ficultés et les discussions qui les enfantent; elle faciliterait les échanges, les mutations, les partages; elle assurerait ainsi le repos des princes et celui des sujets. Quand on aurait livré cent cinquante mille âmes bavaroises, par exemple, on ne serait pas embarrassé sur le nombre d'âmes badoises qu'il faut prendre pour s'indemniser; si l'on avait besoin de la valeur de quelques milliers d'âmes prussiennes, on saurait combien d'âmes saxonnes il faut prendre pour composer la valeur requise; si l'on avait besoin d'une certaine valeur en âmes autrichiennes, on verrait tout de suite combien d'âmes italiennes peuvent faire cette valeur : en un mot, le rapport entre la valeur des âmes s'établirait, comme s'établit le rapport entre la valeur des monnaies; et l'on connaîtrait aussi bien la différence de valeur qu'il y a entre un Anglais et un Prussien, qu'on connaît la différence qui existe entre un ducat et une guinée.

Les princes trouveraient donc de grands avantages dans une semblable institution. Les sujets y en trouveraient de plus grands encore. D'abord, ils seraient débarrassés des maux que leur apportent la plupart des guerres; ils ne seraient pas foulés alternativement par le vainqueur et par le vaincu, et ils n'auraient pas

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