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CONCLUSION.

UN peuple qui veut secouer le joug du despotisme peut paraître d'abord moins occupé des garanties individuelles que de l'organisation politique dont elles doivent être le résultat. Son attention se dirige presque exclusivement sur la distribution des pouvoirs publics, sur la forme du gouvernement, sur l'exercice du droit de cité; et ces institutions, qui n'ont réellement d'importance que par leurs rapports avec la liberté civile, devenues l'objet, immédiat des débats populaires, partagent bientôt en sectes, partis ou factions, ceux dont elle était le but commun et le vœu unanime. De telles discussions peuvent, il est vrai exalter le patriotisme, le rendre victorieux de tous les obstacles étrangers, porter au plus haut terme l'indépendance et la puissance nationales, abolir radicalement les institutions les plus pernicieuses, en faire éclore quelquesunes qui sont en effet salutaires, et marquer au moins le but que l'on n'atteint pas; mais aussi, pour peu que ces mouvemens se prolongent, ils amènent, au lieu des sûretés que donne la justice, les périls que multiplie la discorde, les fléaux qu'enfantent l'ambition, le

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fanatisme et la vengeance. Tant de désastres signalent une telle époque, qu'on ne remarque point assez les illusions qu'elle répand et qui disposent chaque citoyen à n'attacher de prix qu'à l'activité politique, à ne chercher de garanties que dans l'exercice du pouvoir, à considérer enfin les fonctions públiques comme la meilleure branche d'industrie.

L'un des termes auxquels ces désordres peuvent aboutir est l'élévation de quelque aventurier à qui la fortune, toute-puissante en de pareils temps, aura ouvert une carrière brillante et aplani la route du pouvoir suprême. L'instinct de l'usurpation et de la tyrannie lui suffira pour tirer un grand parti des illusions fatales et des dispositions vicieuses dont nous parlions tout à l'heure. Il ne trouvera que trop de personnages qui auront perdu, à travers les troubles, presque tout ce qu'ils avaient d'opinions franches et de sentimens généreux, et qui s'empresseront de lui en vendre les derniers restes. Il leur persuadera qu'ils n'ont jamais voulu que des richesses, des honneurs, des dignités indifférent entre les partis, il en aura bientôt enrôlé tous les chefs dans le sien propre; et, maître de la fortune publique, disposant de tous les emplois, il parviendra en effet

à s'attacher un grand nombre d'hommes par des faveurs proportionnées à ce qu'il leur supposera d'influence, de renom et de cupidité. S'il peut aussi concentrer en lui seul la force et la gloire acquises par la nation durant l'époque précédente, il deviendra au dehors autant qu'au dedans un potentat formidable, dont les princes flatteront l'orgueil, couronneront la tête impure et rechercheront l'ignoble alliance. Sous son règne, s'effacera tout vestige, toute notion des garanties sociales il ne restera, du système représentatif, que des ombres inanimées, de vains fantômes qui s'aminciront et s'évanouiront par degrés. Les vieilles impostures reprendront leur empire; les institutions oppressives renaîtront l'une après l'autre. En un mot, on verra s'ouvrir un nouveau moyen âge, dont les ténèbres et les chaînes s'étendraient sur une longue suite de générations, si, par des excès prématurés, par une tyrannie exaltée jusqu'à la démence, l'ennemi du monde, révoltant à la fois ses sujets et ses voisins, haï de ses proches, trahi par ses serviteurs, ne se précipitait pas lui-même du faîte de cette puissance artificielle dans la profonde ignominie de ses propres vices.

A cet horrible règne succède une troisième

époque que le souvenir et l'influence des deux premières doivent rendre encore fort critique. En effet, d'une part, les désordres et les malheurs de la première semblent recommander les institutions qu'elle a renversées, présenter comme un port l'abîme qu'elle a fermé, raccréditer les prétentions insociales des anciens privilégiés, et remettre au moins en question tous les progrès et toutes les conquêtes de la raison publique. D'un autre côté, la seconde époque laisse une ample provision de mauvaises lois, de mesures arbitraires, d'habitudes serviles, de traditions et d'institutions perverses, de ressorts et d'ustensiles tyranniques. A vrai dire, pour consommer l'asservissement de la nation, il n'y aurait qu'à continuer, sauf des changemens de noms, l'œuvre que cette seconde époque à si fort avancée: ses erremens seraient préférables même à ceux du régime qui a précédé les premiers troubles; ils tendraient bien plus sûrement à l'abolition de toute garantie individuelle. Mais, quoique exposée à tant de périls, la liberté publique peut renaître encore du sein des lumières qu'on n'a pas eu le temps d'éteindre.

Toute la question est de savoir si l'opinion publique reprendrà assez d'ascendant pour ne

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pas laisser un libre cours à de nouveaux brigandages révolutionnaires, entrepris en sens inverse des premiers; et pour ne pas permettre que la nation, encore une fois abusée par le simulacre d'une loi fondamentale, soit replacée sous le joug des lois d'exception et des actes arbitraires. De cette question, qui se confond avec celle de savoir si cette troisième époque sera la dernière, dépend la destinée des générations contemporaines et de celles qui les suivront. Elle est quelquefois, nous l'avouerons, fort problématique ; et il n'y a qu'une profonde eştime pour la nation qu'elle intéresse, qui autorise à regarder la solution la plus heureuse comme la plus probable. Mais si, en effet, cette nation a conservé durant les deux premières époques la franchise et la noblesse de son caractère; si elle a plus gémi des abus que l'on a faits de sa puissance que des malheurs qu'ils ont attirés sur elle; si, au sein même de ses revers, courageusement subis, elle a redemandé la liberté et repris le rang éminent que lui assignaient, entre les peuples, les progrès de sa civilisation, de son industrie et de ses lumières : il faudra beaucoup d'habileté, d'efforts et de bonheur, soit pour la frustrer des garanties qu'on lui a promises, et renouveler

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