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Voyant que la communauté des biens étoit impraticable dans beaucoup de circonstances, des philosophes anciens laissèrent aux citoyens des propriétés, pourvu qu'elles fussent égales. Ce systême, qui marque tout au plus leur respect pour le principe de l'égalité, étoit leur pierre philosophale. Admissible seulement en de petits états, il ne peut même s'y maintenir long-temps, au moins dans sa rigidité.

Il faut observer que les anciens étoient ici, comme en d'autres occasions, très-infidèles au principe de l'é galité, tout en paroissant l'aimer avec une sorte d'idolâtrie: le partage égal n'avoit lieu, d'après les lois de quelques législateurs, que pour une classe qui s'attribuoit à elle seule le titre de citoyen; celles des artisans, des mercenaires, des agriculteurs, n'y avoient aucune part, sans parler des esclaves domestiques, qu'on ne daignoit pas même désigner à cette occasion, comme si on les reléguoit parmi les animaux. Le propriétaire trouvoit donc beaucoup de bras qui travailloient pour lui, et il jouissoit d'une certaine aisance. Si l'on vouloit rendre le partage égal entre tous les habitans, ils seroient tous ou dans la disette, ou dans l'abondance. Dans ce dernier cas, qui ne pourroit même se réaliser en un grand état, chacun seroit obligé de pourvoir lui-même à tous ses besoins, c'est-à-dire, d'exercer presque à la fois tous les métiers; car, en supposant qu'ils voulussent travailler les uns pour les autres, il seroit très-difficile, dans un système d'égalité parfaite, d'établir une balance exacte pour cet échange de services. Il étoit facile aux

anciens de mettre, durant quelque temps et jusqu'à un certain point, en pratique une théorie qu'ils n'avoient eu garde de généraliser, parce qu'ils n'étoient pas ennemis de quelques commodités de la vie, et que d'ailleurs l'exécution rigoureuse en est impossible. Pour y parvenir, il faudroit encore que les terrains fussent égaux en tout; qu'ils eussent tous, chaque année, le même degré de fertilité; que l'industrie et l'activité qui les cultiveroient fussent les mêmes; qu'ils reçussent du ciel la même quantité de pluies et de rosées.

L'interdiction de l'or et de l'argent favorisa long-temps à Sparte cette loi d'égalité des possessions, qui, comme je viens de le remarquer, n'y avoit été reçue qu'avec des modifications; et cependant, avant même que cette interdiction ne fût plus respectée, la distinction de riche et de pauvre ne put être entièrement bannie avec ces métaux ; elle y reparut, comme il en sera question dans le mémoire suivant, même par rapport à ceux qui avoient le titre de citoyens. Il est vrai qu'il paroît y avoir eu quelques vices dans les lois qui régloient le partage des terres, ou qu'on ne songea pas assez à les maintenir; mais, eussent-elles été plus parfaites, l'inégalité se fût enfin ouvert une autre entrée.

La perfectibilité de l'homme, laquelle varie en chaque individu, est contraire au système de l'égalité des possessions, et prouve qu'il n'est pas conforme à notre destination naturelle. Quand on dit que les hommes naissent égaux en droits, on veut dire particulièrement qu'ils doivent tous obtenir la même protection des lois,

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et que s'ils ont la capacité d'exercer telle ou telle fonction dans la société, ils peuvent y prétendre et y parvenir. « La nature, dit un écrivain qui a développé l'idée générale de ce principe, a donné à chaque homme le » droit de se gouverner lui-même, et de n'obéir qu'à sa » propre volonté : ce droit, donné également à tous par » la nature, est ce qui constitue leur égalité naturelle. » Ils ne peuvent pas l'exercer dans la société, et ils ne » doivent pas non plus l'y perdre: ils le conservent en >> concourant tous également, dans les constitutions populaires immédiates, à la formation des lois; dans >> les constitutions populaires représentatives, à l'élec» tion des législateurs : c'est cette égalité de concours à » la formation des lois qui maintient, et qui même perfectionne, dans le vrai systême social, l'égalité » naturelle des droits. Voilà le dogme de l'égalité, tel qu'il est établi par la nature. >>

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Si certains législateurs ont voulu que les fortunes fussent égales, d'autres, comme Solon, en ont seulement voulu restreindre l'inégalité: ils sont partis du même principe que les premiers; mais ils se sont apperçus qu'il falloit beaucoup le modifier. Chez les Romains, Licinius Stolon fit recevoir la loi qui ne permettoit pas de posséder au-delà de cinq cents arpens, loi qu'il viola lui-même; elle ne fut point observée, et les Gracques périrent pour avoir voulu la faire revivre. Ces efforts, fréquemment renouvelés, servent à montrer combien il est facile d'éluder de semblables lois.

Les tribuns qui proposèrent de partager également

que

entre des citoyens pauvres les terres nouvellement conquises, avoient des vues louables, si, par une coutume inique, dérivée du prétendu droit des gens alors reçu, ces terres n'eussent pas été la dépouille d'anciens propriétaires. Mais ceux qui proposèrent le partage des terres conquises que des habitans de la république possédoient et qui avoient souvent changé de possesseurs, n'avoient, comme Cicéron le montra, d'autres vues le bouleversement de toutes les fortunes et de l'état. Il ne fallut pas moins que l'éloquence de cet orateur pour triompher de leur ruse et de leur audace; il ouvrit les yeux au peuple, qui étoit séduit par eux et intéressé à leur succès. La loi Licinia sembloit cependant servir d'excuse à ces tribuns, quoiqu'elle ne fût pour eux qu'une arme de la démagogie. Cette arme a passé dans les mains de plusieurs hommes qui, de temps en temps, et de nos jours encore, ont formé le projet du partage égal des possessions, ou celui de leur communauté; mais elle est usée, et sera sans effet dans un siècle aussi instruit.

Ainsi des systêmes informes, mais conçus par d'anciens législateurs dans la vue du bien public, sont devenus quelquefois le fléau de la société civile. En accuserons-nous ces législateurs? nous n'en accuserons que les passions humaines, auxquelles tout sert d'armes, et qui ont assez de ressources pour inventer une théorie dangereuse, n'eût-elle point eu de modèle. Les premiers Anabaptistes, qui vouloient la loi agraire, ne s'étoien probablement pas formés à l'école de Lycurgue. Et ce

qui confirme nos assertions, c'est que, comme nous l'avons déja observé, ceux qui se livrent à des projets semblables, leur donnent beaucoup plus d'extension que ces anciens législateurs, et même que ces tribuns furieux. Dans ce partage égal, ils appauvriroient et affameroient tous les citoyens en ne paroissant dépouiller que les riches, et anéantiroient l'industrie, nécessaire au maintien d'un état fort peuplé. Ils disent que la terre entière ne devroit être couverte que de petites cités indépendantes les unes des autres, ou formant divers pactes fédératifs. Pour y parvenir, il faut donc bouleverser tous les empires. Bannissez donc encore loin de ces cités la guerre et l'esprit de conquêtes; ce qui ne sera pas moins impossible que de conserver l'égalité des possessions.

Une loi de Moïse sembloit remédier à l'inégalité qui s'introduit nécessairement, à quoi Lycurgue paroît n'avoir pas songé. Par cette loi, il se faisoit un nouveau partage des terres à chaque grand jubilé, qui revenoit tous les cinquante ans mais c'est-là un ferment continuel de troubles et de révolutions; et elle eut le sort de toutes les lois semblables, c'est de céder tôt ou tard aux circonstances qui tendent à leur abolition; elle auroit eu besoin elle-même d'une loi nouvelle, si la multiplicité des lois en favorisoit l'observation.

Je renvoie ici le lecteur aux ouvrages politiques relatifs à toute cette question, et en particulier au Mémoire sur la propriété, dont j'ai cité un fragment. L'auteur s'attache à montrer que tout ce qui tend à limiter les

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