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Louis-Pierre Anquetil naquit, à Paris, le 21 février 1723(1). Après de bonnes humanités au collège Mazarin, il entrait, âgé de dix-sept ans, à l'abbaye de Sainte-Geneviève. Il fit son cours de théologie à Sainte-Barbe-en-Auge. Il avait à peine vingt ans, lorsqu'il fut envoyé à Saint-Jean de Sens pour y enseigner d'abord les belles-lettres, puis la philosophie et la théologie. Là, cependant, n'étaient pas ses prédilections littéraires ou scientifiques : l'histoire le captivait davantage; aussi savait-il se ménager du temps pour cette importante étude. Une œuvre allait bientôt permettre de juger l'historien.

Nommé l'un des directeurs du séminaire diocésain de Reims, il conçut le projet d'écrire l'histoire de cette antique cité. L'on possédait, à la vérité, l'œuvre estimée, mais rédigée dans la langue des savants, de dom Marlot (2). Une histoire en français était désirable et désirée. A l'intérêt de l'histoire locale s'ajoutait, çà et là, celui de l'histoire du royaume. N'avait-on pas, en effet, à parler du sacre des rois, des prérogatives de la pairie, de Jeanne d'Arc, de Louis XI, des longs et parfois sanglants démêlés des archevêques avec les souverains? L'entreprise avait été précédemment tentée, et, entre autres, par Bergier, l'auteur de l'Histoire des grands chemins de l'empire romain, par Coquault, chanoine de la cathédrale. Du travail de Bergier, il ne restait que le Dessein de l'histoire de Reims postérieurement imprimé. Celui de Coquault se trouvait manuscrit à la bibliothèque de la cathédrale; mais, démesurément long, il ne remplissait pas moins de cinq vo

(1) Telle est la date que nous donne le baron académicien Dacier dans sa Notice sur la vie et les ouvrages de M. Anquetil, notice lue le 5 juillet 1810, dans la séance publique de la classe d'histoire et de littérature ancienne et imprimée dans les Mémoires de l'Institut, même classe, tom. IV, p.p. 21 et suiv.

(2) Anquetil ne paraît pas avoir connu l'Histoire de Reims rédigée en français par Marlot lui-même et publiée dans ces derniers temps (18431846) par l'académie de cette ville, en quatre volumes in-4°. C'était même le premier travail du savant bénédictin. (Préface des éditeurs).

lumes in-folio et un volume in-4°; aussi s'ouvrait-il par la généalogie de Noé déduite jusqu'à Rémus, un des fondateurs, prétendait-on, de la capitale des Remi. Toutefois, cet ouvrage et deux autres demeurés également inédits étaient à consulter.

L'œuvre du nouvel historien parut, en 1756, sous le titre : Histoire civile et politique de la ville de Reims, en trois volumes (1). Elle s'étendait jusqu'à l'année 1657. L'auteur promettait un quatrième volume. Mais certaines tracasseries, suscitées par quelques familles rémoises qui croyaient avoir à se plaindre des jugements de l'historien, l'ont engagé à ne pas tenir sa promesse (2).

Cette Histoire de Reims fut reçue du public avec faveur (3). Certainement elle le méritait les recherches étaient sérieuses, les faits bien présentés, les jugements généralement justes, le style convenable. L'académie des inscriptions et belles-lettres allait, de son côté, décerner à l'auteur le titre de membre correspondant (4).

(1) In-12. Elle était dédiée au marquis de Puisieux, ministre d'État, et de la famille des Bruslart de Sillery.

Ce que nous venons de dire au sujet de cette Histoire est pris de l'Avertissement et du Discours préliminaire qui sont placés en tête du premier volume. (2) Le P. Lelong, no 34252. On peut voir à la fin du troisième volume, du moins dans l'exemplaire de la Bibliothèque Sainte-Geneviève, les réclamations du lieutenant général Béguin de Coucy.

(3) Voir Année littéraire, 1756, tom. VII, p. 309; Mercure françois, février 1757, p. 76; Mémoires de Trévoux, 1761, octobre, p. 2418.

(4) Il n'y eût vraiment pas d'exagération dans ces paroles du marquis de Pastoret sur la tombe d'Anquetil: « Ses premiers pas dans la carrière a de l'histoire furent marqués par un succès que quarante ans n'ont pas « affaibli.» (Magas. encyclop., an. 1806, tom. V, p. 467.)

L'on a prétendu que cette Histoire était une œuvre à deux, et qu'à côté du nom d'Anquetil, auteur avoué, il fallait inscrire celui d'un M. de La Salle, auteur passé sous silence. Qu'y a-t-il de vrai? Qu'y a-t-il de faux ou d'exagéré.

Anquetil a écrit dans le Discours préliminaire, p. LI, note a : « Le << principal (cabinet) est celui de M. D. L. S. qui m'a communiqué ses << manuscrits et qui m'a aidé de ses lumières avec un zèle dont je ne puis << assez lui marquer ma reconnaissance. Ce M. de La Salle était un ancien garde du corps. D'autre part, nous lisons dans un factum du libraire, chargé de la vente de l'ouvrage, contre l'auteur même qui avait signé : « Le sieur de La Salle avait beaucoup d'anecdotes secrètes; il donna le

Du séminaire de Reims, Anquetil passa, en qualité de prieur, à l'abbaye de La Roé en Anjou. Ce changement s'opérait, en 1759, et fut suivi d'un autre, très peu de temps après on plaça Anquetil à la tête du collège de Senlis, poste important à toute époque, difficile dans les circonstances présentes, car il s'agissait de relever une maison, très prospère autrefois, un peu tombée alors sous le coup de la crise religieuse que la congrégation avait traversée. Le nouveau directeur avait tout ce qu'il fallait pour réussir un esprit élevé, un caractère ferme, un zèle aussi entreprenant que sage; et l'on eut toujours lieu, pendant les six années qu'il dirigea le collège, de se féliciter d'un pareil choix (1).

Dans ces nouvelles fonctions, qu'allait devenir l'historien? Avait-il assez de ses premiers lauriers, ou bien le temps allait-il faire complètement défaut ? Les lauriers si noblement cueillis lui inspiraient, au contraire, le désir d'en cueillir d'autres encore; et à Senlis, aussi bien qu'à Reims et à Sens, comment ne pas savoir se réserver des heures propices?

En moins de huit ans, la plume du studieux, de l'infa

« tour des expressions, des pensées, le style à l'ouvrage... Feu le sieur « Félix de La Salle et le sieur Anquetil eurent dispute ensemble sous le nom de qui l'ouvrage paraîtrait. Le sort la termina : le sieur Anque« til fut heureux, »>

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Doit-on s'eu tenir à l'assertion du génovéfain? Nous le pensons. Un procès d'argent avait surgi entre l'auteur et son libraire. Celui-ci produisit le factum mentionné Mémoire servant de réponse pour le sieur Delaistre, deffendeur et demandeur, contre le sieur Anquetil, demandeur et deffendeur (Reims, in-4o). Or, qui ne sait que dans les œuvres de ce genre on ne se propose guère de donner la vérité pure, exacte, précise? Avec les réticences, les interprétations malignes et les imputations gratuites ne sont-elles pas les éléments ordinaires de ces morceaux oratoires. Et, pour frapper l'adversaire, toutes les armes ne sont-elles pas réputées bonnes? Ici la liberté de l'attaque était d'autant plus grande, qu'on n'avait pas à craindre un démenti de la part du prétendu collaborateur qui alors avait cessé d'exister.

(1) C'est grâce à lui que l'inoculation, qui s'introduisait alors en France, mais non sans inspirer des frayeurs, fut pratiquée dans l'établissement. Il s'en fit même le propagateur au dehors.

tigable génovéfain produisit une œuvre considérable dont les Mémoires de Trévoux saluaient l'apparition en ces termes « Cet ouvrage est du petit nombre de ceux dont << la réputation est faite avant que les journalistes aient << seulement le temps d'en rendre compte (1), » Nous avons désigné L'esprit de la Ligue ou Histoire politique des troubles de France pendant le xvio et le xvII° siècle (2).

Anquetil avait d'abord songé à une histoire générale du royaume. Mais une pareille tâche l'effraya; et, d'ailleurs, quel homme, fùt-ce un génie, pourrait se flatter de la remplir convenablement ? Pour lui, suivant le baron Dacier, il s'était formé cette conviction qui doit être encore aujourd'hui celle de tout esprit sérieux et sachant se rendre compte de l'état des sciences historiques : « Si on a «< quelque jour une bonne histoire générale de France, on en sera presque uniquement redevable aux tentatives heu«reuses de quelques écrivains qui, mesurant judicieuse<<ment leur tâche sur leurs forces, se borneront à peindre « un règne, un siècle ou une époque, au lieu d'entreprendre << une de ces vastes compositions dont assez ordinairement « le tout nuit à chaque partie, comme chaque partie nuit « au tout (3). » Dans cette pensée, il s'arrêta à l'époque de la Ligue.

Ce n'était pas que ces temps si troublés ne comptassent déjà bien des histoires. Mais il estimait qu'il « en manquait encore une qui s'attachât plus aux causes qu'aux effets et qui... réunît sous un même point de vue, comme dans un seul tableau, le commencement, les progrès et la fin de nos malheurs ». En conséquence, il se proposait d'insister tout particulièrement sur les faits qui « ont le plus contribué à la marche et au dénoûment de l'intrigue », et qui

(1) Octobre 1767, p. 109,

(2) Paris, 1767, 3 vol. in-12, sans nom d'auteur, ainsi que la seconde édition, Paris, 1771, également en 3 vol. in-12. Mais le nom fut inscrit en tête de l'édition de 1779, même format.

(3) Notice par le baron Dacier, loc. cit., p. 28.

« en montrent les ressorts secrets. » Le titre de l'ouvrage, L'esprit de la Ligue, s'imposait ainsi naturellement, car ce ne serait en réalité que « le développement des causes >> de la puissante association politique (1).

Le but a-t-il été véritablement atteint, le cadre parfaitement rempli? L'affirmative ne saurait être pleinement adoptée (2). Mais, sous le bénéfice de cette réserve, nous devons reconnaître que cette œuvre se distingue par trois grands mérites: l'exactitude, l'heureux enchaînement des faits, la facilité et l'attrait de la narration.

Anquetil jugea qu'il y avait place pour un travail analogue qui, embrassant la période succédant à celle de la

(1) Préface de L'esprit de la Ligue.

(2) D'abord l'auteur n'aurait pas dû tant s'effrayer de la besogne que lui eût créée le dépouillement des nombreux manuscrits de la bibliothèque du roi, ni croire si facilement à la parole du préposé à la garde de ce département, quand celui-ci, interrogé par celui-là, répondit que dans les documents inédits concernant cette époque on pourrait glaner certaines a anecdotes utiles ou agréables », mais qu'il ne voudrait pas garantir que la moisson fût en rapport avec la peine. Sans doute, les documents les plus considérables avaient été imprimés; Anquetil se croyait en droit de les estimer suffisants; et il allait les étudier consciencieusement. Mais la vérité historique a des droits assez respectables, pour que de gaieté de cœur on ne s'expose pas à les sacrifier ainsi. Et comprend-on qu'un historien écrive au sujet de la cessation de ses recherches: « Je ne m'en repen«< tirai que quand d'autres personnes plus heureuses auront montré par « des découvertes dont elles feront part au public, que je n'aurois pas « dû me lasser si promptement. » (Fin des Observations sur les ouvrages cités dans L'esprit de la Ligue, au commencement du premier volume.)

L'historien ne s'est pas, non plus, assez dégagé des appréciations qui avaient cours alors, pour bien saisir la Ligue dans son principe, son but, ses développements, ses diverses phases. Pour lui, la Ligue n'est guère, qu'une misérable intrigue, qu'une révolte injustifiable, et ses actes, même les plus conformes au premier droit fondamental de la monarchie, qu'une violation flagrante des lois du pays. Il ne paraît pas se douter qu'à côté de la loi salique il y en avait une autre non moins foudamentale et qui même la primait en cas de conflit : c'était la loi religieuse qui ne permettait pas qu'un roi hérétique régnât sur la France catholique, loi, a toujours suivie et gardée par nos majeurs sans aucune exception >> disaient les États de Paris après les collèges d'où ils étaient sortis (Procès-verbaux des États généraux de 1593, p. 73). Il ne comprenait pas, conséquemment, que, dans les graves circonstances, la nation reprenait le pouvoir souverain pour le communiquer à un roi de son choix.

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