Page images
PDF
EPUB

celui-ci : à ses yeux, les écueils à éviter dans la mousson d'hiver rendaient, au contraire, la navigation périlleuse. Les deux navigateurs avaient fait connaître leur sentiment. Consulté, en février 1771, par l'abbé Terray, successeur intérimaire du duc de Praslin au département de la marine, Rochon avait de nouveau exposé sa manière de voir. L'académie de marine, après avoir pris l'avis du très compétent d'Après de Mannevillette, s'était prononcé dans un autre sens. Par ordre du ministre, Kerguelen, auquel on adjoignit Rochon lui-même, alla étudier sur les lieux le problème maritime. C'était le parti le plus sage. En France, la discussion se trouvait circonscrite à l'académie des sciences, au sujet d'une lettre d'Après et d'une réponse de Rochon qui venait de prendre rang dans l'illustre compagnie. Le premier avait adopté le rôle d'agresseur violent. Le second n'avait pu ne pas opposer une défense modérée. Tel fut bien le sens du susdit rapport qui, dans les circonstances, se gardait prudemment de conclure sur le fond du débat. Kerguelen donna raison au savant abbé (1). Mais l'avenir se chargea de faire prévaloir l'autre opinion.

Aux calculs du cabinet et aux observations ordinaires vinrent s'ajouter des missions scientifiques confiées, soit par le gouvernement, soit par l'académie des sciences : en 1756, pour vérifier, de concert avec Bouguer, Camus et Cassini de Thury, le degré du méridien compris entre Paris et Amiens; en 1760, à l'île Rodrigue, pour observer le passage de Vénus sur le soleil; dans les années 1767, en Hollande, 1768-69 et 1771-72, en diverses parties du monde, pour, entre autres travaux assignés, faire l'épreuve des montres marines de Berthoud et de Le Roi (2).

(1) Voir Kerguelen, Relation de deux voyages dans les mers Australes, et des Indes, faits en 1771, 1772, 1773 et 1774, Paris, 1782, in-8, P. 14-17.

(2) On rapporte que, dans le voyage à l'ile Rodrigue, il eut occasion de montrer la calme sagesse de Thémistocle. En quittant le cap de Bonne-Espérance, le capitaine de vaisseau inclinait trop vers le Nord.

Nommé par l'abbé de Sainte-Geneviève chancelier de l'université de Paris (1770) (1), reprenant après le départ de Mercier (1772) la direction effective de la bibliothèque

[ocr errors]

Pingré l'en avertit. Marion-Dufresne tel était le nom de ce capitaine qui devait, quelques années après, périr malheureusement à la NouvelleZélande ne voulut rien entendre, et se laissa emporter jusqu'à menacer de son épée. « Vous pouvez le faire, reprit le sage conseiller; mais profitez auparavant de l'avis que je vous donne.» (Ventenat, Notice sur Pingré, dans Mercure franc., tom. XXII, p. 222).

Ces opérations, observations ou expériences ont été publiées, ou à part, ou dans les Mémoires de l'académie.

Les opérations touchant le méridien formèrent une brochure (1757). L'expédition à l'ile Rodrigue, en ce qui concerne les observations astronomiques, est imprimée dans les Mémoires susdits (an. 1761, p.p. 87, 413.) L'expérience tentée dans la mer des Indes n'a pas dû être inutile pour la rédaction de ce travail, publié par Pingré, en 1767, avec le « privilège » de l'académie, et réédité en 1778 Mémoire sur le choix et la position géographique des lieux où la conjonction écliptique du soleil el de Vénus, qui doit arriver le 3 juin 1769, pourra être observée avec le plus d'avantage. Le récit de l'expédition de 1767, sur la corvette l'Aurore, parut, l'année suivante, sous le titre : Journal du voyage de M. le marquis de Courtanvaux... (1 vol. in-4.) Ce dernier commandait la corvette. Le célèbre Messier faisait partie de l'expédition.

Celle de 1768-1769 s'accomplit sur l'Isis, commandée par le capitaine Fleurieu. « Ce voyage de l'Isis, dit La Lande, un des plus importans « qu'on ait faits pour la géographie, parut en 1773 (2 vol. in-4.) Pingré « avait fait la plupart des observations; il fit encore une partie des «< calculs; il en aurait fait beaucoup plus, si le citoyen Fleurieu n'eût « désiré de s'en occuper lui-même, comme il le fit avec autant de zèle « que d'intelligence. » (Bibliog. astron..., p. 776.) Aussi, ce voyage fait par ordre du roi a-t-il été donné au public, sous le nom de M. d'Eveux de Fleurieu. C'est dans le cours de cette expédition que Pingré et Fleurieu observèrent au cap Français, le 3 juin 1769, le second passage de Vénus. Enfin, la quatrième expédition se fit sur la frégate la Flore et sous le commandement de Verdun. « La relation qui parut, en 1778... (2 vol. «in-4), écrit encore La Lande, est presque tout entière de Pingré. « L'Europe jusqu'au cercle polaire, l'Afrique et l'Amérique furent aussi le « théâtre de sa gloire astronomique; et plusieurs années de calculs ne « furent pas de trop pour mettre toutes les observations en état de servir ‹ à la géographie, à la correction des cartes marines, à la détermination « des longitudes et des latitudes... » (Ibid.) Borda fut associé à Verdun et à Pingré pour la mission scientifique, et c'est sous les noms des trois que fut publié le nouveau Voyage également fait par ordre du roi.

(1) L'acte de nomination, conservé à Sainte-Geneviève dans Recueil ms. fr. et lat. H., porte la date de 11 janvier 1770. C'est donc par erreur que Ventenat, loc. cit., p. 224, assigne l'année 1769. Entre le chancelier Barre, mort en 1764, et Pingré, promu à la même dignité six ans après, il y a une lacune que nous ne saurions combler.

de l'abbaye (1), le P. Pingré faisait marcher de pair et les devoirs de ses nouvelles charges et les travaux scientifiques.

La Lande, ami de Pingré et son collègue à l'académie des sciences, désirait voir traduire en français le poème de Manilius sur l'astronomie. Il avait prié un avocal, Dreux du Rodier, de vouloir bien se charger de ce travail que, du reste, il se réservait d'examiner avant la mise au jour. Mais, nous dit-il, « quand je voulus m'en occuper, je m'aperçus que souvent le traducteur n'entendait pas Manilius, et quelquefois je ne l'entendais pas non plus. Ce travail, long et difficile, était plus du ressort de Pingré...........» (2). Celui-ci pouvait prendre le rôle de correcteur; il préféra faire œuvre de traducteur. Il joignit à la traduction des Astronomiques de Manilius celle des Phénomènes d'Aratus (3). Cette dernière fut faite, non pas sur l'original, mais bien sur la paraphrase versifiée qu'en a donnée Cicéron. De prime abord, l'idée peut paraître d'autant plus étrange que le traducteur connaissait parfaitement la langue hellénique (4). Mais ce dernier a soin de s'expliquer dans l'Avertissement qui précède : « Nous aurions, a-t-il écrit, volontiers donné et traduit le poème d'Aratus. Mais << un poème grec en ce siècle affecterait bien peu de monde; « et d'ailleurs il formerait une espèce de disparate à la « suite du poème latin de Manilius. » Pingré, en effet, plaçait le texte de Manilius en regard de la traduction, et il estimait bon d'en faire autant pour Aratus (5).

[ocr errors]

(1) Pingré n'avait cessé d'être inscrit comme premier bibliothécaire. (Voir Almanach royal.)

(2) Bibliograp. astron..., p. 777.

(3) Paris, 1786, in-8.

(4) Parmi les œuvres inédites de notre astronome, nous avons rencontré un abrégé de la syntaxe grecque.

(5) Ce n'est pas la seule traduction du génovéfain. Grâce à lui, le Voyage intéressant de la fregate la Princesse au Mexique, en 1780-1781, et un extrait d'un autre voyage, antérieur d'une année, pour la découverte des côtes occidentales de l'Amérique septentrionale, sont passés de l'espa

T. II.

22

Cette œuvre achevée, l'ardent travailleur en reprenait aussitôt une autre dont la pensée remontait à 1756 et qui, commencée aussitôt, avait dù, faute de temps, subir une interruption de trente années. Il se proposait de réunir, en les vérifiant, les diverses observations astronomiques qui avaient été faites pendant le xvII° siècle et qui se trouvaient éparses, çà et là, dans quantité d'ouvrages, soit imprimés, soit manuscrits. C'était écrire l'histoire complète de l'astronomie à cette époque; travail considérable qui fut terminé en 1790. La Lande en rendait compte à l'académie, en février 1791, « avec un enthousiasme que j'eus, dit-il, le plaisir d'inspirer à d'autres (1). L'assemblée nationale vota des fonds pour l'impression de l'œuvre. Trois cent soixantequatre pages étaient déjà tirées lorsque, par suite des troubles révolutionnaires, il fallut suspendre l'impression, et malheureusement ce fut pour toujours.

[ocr errors]

Dans ses dernières années, Pingré se sentait de l'attrait pour l'étude de la botanique, et, s'il avait commencé plus tôt cette étude - ce sont des paroles qu'on lui attribue — Flore lui eût fait quelquefois négliger Uranie.

Son « extrême complaisance et sa prodigieuse facilité pour le travail suffisaient à tout: on découvrait une comète, c'était à Pingré à la calculer; on avait besoin de deux à trois mille ans d'éclipses, il ne fallait que les lui demander; d'un voyage au delà des mers, il était prêt à partir; de deux volumes de traduction, ce n'était rien pour lui..... » Ainsi s'exprimait, avec raison, l'illustre astronome La Lande (2), dont plusieurs fois déjà nous avons invoqué le témoignage.

Mais la valeur réelle des travaux astronomiques du génovéfain? La Lande, nous avons pu le remarquer, l'estimait des plus hautes; Ventenat et Prony ne jugeaient pas autre

gnol dans notre langue, et ont pris place dans le premier volume du Voyage de La Pérouse autour du Monde, Paris, 1797, in-4.

(1) Bibliogr. astron..., p. 777.

(2) Ibid.

ment; mais avec cette différence que le premier parlait en historien (1), et les deux autres en amis ou panégyristes officiels (2). Delambre dont le jugement est postérieur, s'est montré moins enthousiaste ou plus sévère (3). Il ne nous appartient pas de prononcer sur ces quelques points ardus. Quoi qu'il en soit, l'illustration de Pingré astronome ne saurait être mise en doute par personne.

La révolution, que le vieux génovéfain ne vit peut-être pas avec déplaisir (4), de laquelle, en tout cas, il accepta la sécularisation avec assez d'empressement ou, du moins, sans tristesse, cette révolution fit-elle enfin de lui, comme de tant d'autres, un renégat? Nous sommes heureux de pouvoir répondre négativement. Un de ses confrères en religion, celui-là même dont nous avons déjà plusieurs fois écrit le nom, Ventenat, qui est loin de mériter le même éloge, écrivait, le lendemain de la mort de notre savant, à la fin de la Notice qu'il lui consacrait : « La philosophie ne « reprochera jamais à Pingré son attachement constant « à la religion chrétienne. »

Mais ce que la religion est en droit de lui reprocher, c'est son affiliation à la Franc-Maçonnerie (5). Il y a là un signe du temps. Quoi! Un religieux, non seulement faire partie. d'une société secrète et déjà si formellement condamnée par le Saint-Siège, mais la chanter avec cet enthousiasme : Qu'est-ce que la Maçonnerie?

C'est l'art de s'aimer tendrement.

(1) Ibid., p.p. 773 et suiv.

(2) La Notice de Ventenat sur Pingré a été lue à une séance publique du Lycée des Arts, en 1796. (Mercure franc., tom. XXII, p.p. 217 et suiv.) Prony a lu l'Éloge du même, également en 1796, à une autre séance solennelle, une séance de l'Institut. (Mémoires de l'Institut..., Sciences mathématiq. et phys., tom. I, p.p. XXVI et suiv.)

(3) Art. Pingré, dans Biogr. univers.

(4) Ventenat, dans la Notice citée tout à l'heure, disait de Pingré, p. 119: « Son attachement aux libertés de l'Église gallicane était un présage du a zèle qu'il a montré, lorsque le feu sacré de la liberté française a éclairé a le crépuscule de ses jours. »

(5) L'acte de réception à un grade de l'ordre a été « donné à l'orient de Paris le 25 mars 1761 ». (B. S. G., Recueil ms. H. fr.)

« PreviousContinue »