Page images
PDF
EPUB

du Rhin, puisqu'on en commençait immédiatement la traduction en allemand (1).

Quelle est réellement la valeur de cette œuvre monumentale ?

Au point de vue de la vérité historique, les Mémoires de Trévoux ont, avec raison, signalé des lacunes, relevé un certain nombre d'oublis, d'erreurs, de méprises, d'inexactitudes. Dans un travail de cette nature, accompli dans de pareilles conditions, c'était presque inévitable. Aussi souscrivons-nous à ce jugement porté par le Journal des savants (février 1749) sur l'historien: « Il ne faut jamais oublier, << en le lisant, qu'il est le premier qui ait eu le courage de « débrouiller le chaos de l'histoire d'Allemagne, que rien « n'était plus difficile que d'y porter la lumière, et que « c'est déjà avoir beaucoup fait que d'y en avoir répandu quelques rayons; ainsi, pour rendre justice au travail du « Père Barre, il ne faut pas tant considérer jusqu'où il est « arrivé que d'où il est parti, et les prodigieuses difficultés qu'il a eu à surmonter pour faire un tout de tant de parties si mal unies et dont quelques-unes ne paraissaient << pas même avoir été faites pour aller ensemble (2). »

[ocr errors]
[ocr errors]
[ocr errors]

L'accusation de plagiaire pèse davantage sur la mémoire du P. Barre. Car comment le justifier? Nous voulons bien que cela se soit pratiqué sans mauvaise intention; mais

(1) Leipsick, 1749-1752.

Les éditeurs-le traducteur gardait l'anonyme-écrivaient à l'auteur, le 19 juin 1749, en lui annonçant l'envoi du 1er vol. de l'édition allemande : « Vous verrez que nous ne changeons rien dans le texte de l'ouvrage, que « par ci par là l'orthographe des noms propres; et là où on relève une « faute, qui arrive rarement, c'est par une note, où on dit: l'auteur n'est « pas conforme sur ce qu'en dit un tel sur un tel article... » (Dans Correspondance du P. Barre, B. S. G., ms. fr. Z., in-fol.)

Toutefois, le travail ne fut pas sans essuyer quelque critique de l'autre côté du Rhin. Voilà bien ce que nous fait connaître la Dissertatio apologetica du P. Barre adversus D. Joecherum, S.S. theologiæ doctorem et historiæ professorem in academia Lipsiensi. Cette dissertation porte 1751 pour date d'impression.

(2) Journal des Sçavans, février 1749, p. 123.

l'intention ne fait rien ici : l'acte est tout et demeure sous le coup de la condamnation littéraire. «Nous savons bien, a disait finement l'écrivain des Mémoires de Trévoux, que « les livres des autres sont faits pour servir, mais il nous « semble que, si l'on portait l'estime jusqu'à les transcrire quelquefois mot à mot, il serait à propos de mettre des guillemets ou de la lettre italique (1). »

«

[ocr errors]

Or, ces mêmes Mémoires ont constaté de nombreux plagiats dans les tomes VIII et IX de l'ouvrage : « L'historien d'Allemagne ayant fait en quelques endroits un très << grand usage du P. Daniel (Histoire de François Ier), nous « avons été curieux de le mettre aussi en parallèle avec << d'autres bons écrivains modernes, et nous avons trouvé << des ressemblances très fréquentes, très reconnaissables, << disons même très identiques (2). »

Varillas, Vertot, Le Courayer, traducteur de Fra Paolo, les jésuites Catrou et Bougeant, Desroches, le président Hénault, Jacques Basnage de Beauval, Fléchier lui-même, traducteur de la Vie de Commendon, tels sont les principaux écrivains auxquels il a fait ces emprunts répréhensibles, en puisant dans leurs ouvrages qui touchaient les points par lui traités (3).

(1) Mémoires..., mai 1749, p. 931.

(2) Mémoires..., ibid., p. 930.

(3) Ibid., p.p. 930 et suiv., 1062 et suiv., et août 1749, p.p. 1664 et suiv.

Notre historien a-t-il fait aussi de ces emprunts-là à Voltaire? L'auteur de l'article qui lui est consacré dans la Biographie universelle, l'affirme en ces termes : « Une observation assez piquante, c'est que le P. Barre a «< inséré dans son ouvrage beaucoup de faits et de discours pris mot par « mot dans l'Histoire de Charles XII par Voltaire. » Une observation non moins piquante, c'est que les Mémoires de Trévoux ne nomment point ce dernier parmi les écrivains qu'ils citent et qui ont bien moins de notoriété. Suivant l'auteur en question, le P. Barre prête à Charles-Quint ces paroles que Voltaire met dans la bouche de l'empereur Joseph : « Le Pape est << bien heureux que les princes de la ligue de Smalkade ne m'aient pas « proposé de me faire protestant, car, s'ils l'avaient voulu, je ne sais pas «< ce que j'aurais fait »; paroles que nous trouvons bien, avec les modifications nécessaires et même avec quelques autres, dans l'Histoire de Charles XII, édit. de Bâle, 1755, in-12, p. 126, mais que est-ce distrac

Faut-il dire aussi un mot du style? Le style du P. Barre nous paraît être, si l'on excepte Fléchier, Vertot, le P. Bougeant qui ont plus d'élégance, le style des auteurs dont il se permettait un si abusif usage: rien de bien brillant, rien de trop commun; c'est une simplicité qui ne se gardait pas toujours des négligences et savait parfois s'élever jusqu'à la noblesse. Parmi ces auteurs, le P. Daniel - nous laissons de côté, bien entendu, les défauts ou les délits signalés dans l'Histoire générale d'Allemagne — le P. Daniel est l'historien auquel nous comparerions tout particulièrement le P. Barre : celui-ci, non inférieur à celui-là, sous le rapport littéraire, l'égale par l'importance de l'œuvre, le surpasse peut-être par la multiplicité et la grandeur des difficultés vaincues.

Historien d'un grand peuple, il se fit biographe d'un grand homme. Une histoire abrégée du maréchal de Fabert avait été offerte au public à la fin du dix-septième siècle (1). Le P. Barre voulut en écrire une plus complète. Il y réussit (2), en puisant dans les Mémoires et les lettres du maréchal lui-même, dans le Journal des campagnes du cardinal de La Valette et dans d'autres documents inédits. Au sujet de ces documents, nous avons à recueillir la parole du biographe. « Une personne judicieuse, dont je res«pecte la modestie, avait déjà fait le discernement de ces pièces... J'ai profité de l'ordre qu'elle y a mis et d'un « manuscrit qu'elle m'a prêté; il est intitulé: Campagne « de M. le maréchal de Faberi. Cet ouvrage dont M. le che«valier de Saint-Jorry est l'auteur, commence à la nais

[ocr errors]

tion de notre part? -nous n'avons pas remarquées dans l'Histoire générale de l'Allemagne. En tout cas, il faut convenir que c'est un grave inconvénient de formuler des propositions de cette nature sans mettre à même, par des renvois précis, d'en vérifier l'exactitude. Les Mémoires de Trévoux procédaient autrement.

(1) Amsterdam, 1697, 1 vol. in-12. Elle est attribuée à Gation de Courtilz (v. Barbier, Diction., no 8035),

(2) Vie de M. le marquis de Fabert, Paris, 1752, 2 vol. in-12.

sance de M. de Fabert et finit en 1642, vingt ans avant « sa mort (1). »

Cette explication de notre biographe réduit à sa juste valeur l'assertion trop absolue de M. Barbier qui, dans son Dictionnaire (2), attribue l'œuvre à Louis Rustaing de SaintJorry.

Dans un travail intéressant (3), M. Marius Topin s'est efforcé dans ces dernières années, au moyen d'une correspondance inédite, de montrer que Louis XIII ne subissait nullement ce qu'on a appelé le joug du cardinal-ministre. Nous n'avons pas à apprécier la portée de cette correspondance. Qu'il nous soit cependant permis de placer ici un passage des Mémoires de Fabert. C'était en l'année 1637. La parole est d'abord à notre historien qui puise dans ces Mémoires : « Quelques années auparavant, Louis XIII avait << dit en secret au marquis de Rambures qu'il voulait abat<< tre cet homme superbe (Richelieu); il l'avait chargé de <concerter avec Fabert les mesures pour y réussir; il leur « avait recommandé de prendre si bien leurs précautions, « que la chute de M. de Richelieu ne causât aucun trouble « dans le royaume. Fabert, ne doutant pas que le roi ne fût << encore dans ces dispositions ou qu'il ne les reprît facile«ment, vit ce prince en particulier ». Lui rappelant donc la commission donnée relativement aux « moyens pour abattre la puissance du ministre », Fabert ajouta : « Je les << ai trouvés : le cardinal de La Valette, homme d'une fidé «lité à toute épreuve, commande une bonne armée en

(1) Préface historique, p. XXII. Voir cette même Préface relativement

aux autres sources.

(2) No 23536. Le savant bibliographe a dû étendre trop le sens de « l'indication » de son ms. Faut-il dire que nous avons trouvé bien faibles ces raisons par lui mises en avant : « Le public a dû être étonné de voir l'annonce de la vie du maréchal de Fabert par un religieux, livré « jusqu'alors à des études austères ou à de graves recherches sur l'empire « d'Allemagne. » Mais l'Histoire d'Allemague était publiée depuis 4 ans; et certes la monographie du noble maréchal n'était pas indigne du talent de l'historien.

(3) Louis XIII et Richelieu.

Picardie; avec ces forces il serait facile de réduire le cardinal-duc et de contenir ses partisans dans le devoir. » Louis XIII répondit : « Croyez-vous que le cardinal de «La Valette voudra bien me servir contre le ministre ? Et << quand je serais sûr de cette disposition, puis-je compter « qu'il pourra aisément se faire obéir? J'ai tout lieu de « croire le contraire. En effet, les parents de Richelieu occupent les premiers grades de mes armées, ses créatures << sont à la tête des meilleurs régiments, tous savent l'as«<cendant que je lui ai laissé prendre: est-il vraisemblable

qu'ils se déclareront contre un ministre, leur protecteur, « dont je ne puis affaiblir l'autorité ? Si je leur défendais de «<lui obéir, ce serait m'exposer à un refus qui découvrirait << ma faiblesse et qui augmenterait le pouvoir et les forces « du cardinal de Richelieu. Pensez, Fabert, à toutes ces « difficultés si elles sont aujourd'hui insurmontables, « elles ne le seront peut-être pas dans quelque temps; il << faut prendre de loin ses mesures, agir avec beaucoup de prudence, observer un secret impénétrable; le temps << nous fournira des moyens faciles pour exécuter le projet << que vous m'avez présenté... (1).

[ocr errors]

Dans cette nouvelle histoire du maréchal, à côté du soldat qui s'illustre et par sa bravoure et par sa science de stratégiste, à côté de l'administrateur qui donne tant de preuves d'habileté et de sagesse dans son gouvernement de Sedan, à côté de l'homme de bien qui se fait l'esclave du devoir, apparaît l'homme intime qui se révèle dans une foule de traits tombés de sa plume ou de ses lèvres. Les biographies ont cité plusieurs de ces traits admirables. Qu'il nous soit permis d'en recueillir quelques autres. A ceux qui lui conseillaient les divertissements, Fabert répondait : « Donnez-moi un moment que je ne sois pas homme, et je suivrai votre avis (2). » Il disait à un ami : « J'ai pour

[ocr errors]

(1) Vie de M. le marquis de Fabert, tom. I, p. 248-251. (2) Vie de M. le marquis de Fabert, tom. II, p. 270.

« PreviousContinue »