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IV

BARRE (JOSEPH)

(vers 1692-1764)

On l'a remarqué, les sciences historiques étaient en grand honneur à Sainte-Geneviève. Elles eurent en Joseph Barre un nouvel interprète autorisé.

Les premières publications de ce génovéfain regardent la théologie. C'était tout naturel : il enseigna de bonne heure et longtemps la science sacrée à cette abbaye. Après s'être fait le défenseur du concile de Trente relativement aux livres deutéro-canoniques de l'Ancien Testament (1), il portait résolument la critique dans le domaine de la théologie.

Une étude réfléchie, non précisément sur les livres, ceci eût été très long mais sur l'enseignement tant des scolastiques que des théologiens modernes, lui avait paru utile, non seulement pour en connaître le mérite, mais aussi et surtout pour savoir à quoi s'en tenir sur les décisions qu'on y rencontre. Était-ce là une témérité ? L'écrivain s'inspirait de ce principe si sage formulé par Nicole, à savoir, qu'on ne doit point s'abstenir de procurer un avantage réel à ceux qui sont disposés à en profiter, parce que d'autres s'en scandaliseront mal à propos et prendront à contresens ce que l'on dira.

se parant du titre de docteur d'une université protestante, y accolant celui de chanoine de Sainte-Geneviève, s'enfonçant de plus en plus dans l'hérésie et mourant, le 16 octobre 1776, sans avoir rien rétracté, rien désavoué. (1) Vindiciæ librorum deutero-canonicorum veteris Testamenti, in quibus traditionis et concilii Tridentini mens de eorum auctoritate accurate eluci dalur, Paris, 1731, in-12. Cet ouvrage était publié sous la simple signature d'un chanoine régulier de la Congrégation de France, et dirigé contre une dissertation manuscrite qu'on attribuait à l'abbé de Longuerue, esprit aussi peu orthodoxe qu'inquiet et caustique.

Le premier but qu'il se proposait, c'était d'aider à faire rentrer la théologie dans les voies tracées par l'Écriture sainte et suivies par les Pères de l'Église. A ce but doctrinal s'en joignait un second qui en était une conséquence : « réunir les théologiens divisés sur des sentiments qui ne défigurent ni la foi ni la morale. » Serait-ce donc chose répréhensible que de travailler à limiter les disputes théologiques, à en réduire le nombre, « en séparant les controverses réelles de celles qui ne consistent qu'en quelque malentendu ou qui sont de peu de conséquence? >>

Ainsi s'exprimait le P. Barre dans la préface de son étude critique. Et comme il devait tout particulièrement insister sur les travers des théologiens, il adoptait ce titre : Examen des défauts théologiques,où l'on indique les moyens de les réformer.

Cette œuvre, qui pouvait paraître une nouveauté, originale dans sa conception, incisive parfois dans son langage, ferme dans les jugements portés, relativement hardie dans les conseils tracés ou les règles remises en mémoire, l'auteur jugea à propos de ne la point signer et de la publier à Amsterdam. C'était en l'année 1744 (1).

Nous avons là une étude d'ensemble sur la nature et le caractère de la science sacrée, les systèmes qui s'y dessinent, les écoles qui s'en partagent ou disputent le domaine, les écarts qu'on s'y permet, les excès qui s'y commettent, les règles qu'on doit y suivre. Dans ces pages, notre génovéfain traite successivement et avec assez de développement, en ce qui regarde son sujet :

Des droits réels et de l'usage légitime de la raison;

De la netteté et de la confusion des idées, de la valeur

(1) Deux forts vol. in-12.

Nous trouvons dans la correspondance inédite (B. S. G., ms. fr. Z., in-fol.) du P. Barre, trois lettres qui lui sont adressées par Rondeau de La Mairerie, réfugié en Hollande. Elles ont évidemment trait à la publication de cet ouvrage, car elles sont de l'année 1741 et parlent d'un manuscrit envoyé par le P. Barre, qui voulait le faire imprimer secrètement dans ce pays. A juger par l'évaluation du prix approximatif de l'impression, l'auteur a dû revoir et étendre son premier travail.

précise des propositions, de la justesse désirable des expressions;

De l'enseignement dogmatique et moral, l'un se gardant de donner pour vérité de foi ce qui n'est qu'opinion, l'autre évitant le rigorisme comme le relâchement, écueils dont il n'est pas si facile qu'on le pourrait penser de se mettre à couvert, si l'on en juge par les discussions théologiques;

Des systèmes qui ont ici leur raison d'être, aussi bien. que dans les autres sciences, mais qui ne doivent ni arborer l'exclusivisme ni pratiquer l'intolérance, car, dans ces disputes de théologien à théologien ou d'école à école, « le zèle pour la vérité a moins de part que l'envie de se signaler et de faire dominer ses opinions, afin de régner avec elles (1) »;

Des injustices dont on se rend si fréquemment coupable à l'égard de ses adversaires, soit orthodoxes- car « lorsque l'esprit de dispute entraîne les hommes, il les fait avancer au delà de la vérité (2) » soit hétérodoxes

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car un zèle malentendu ou mal réglé porte à n'avouer pas la vérité qui s'enseigne chez eux : « S'il y a du bien dans les ouvrages « des protestants, pourquoi n'en pas profiter ? S'il est mêlé avec le mal, il en faut faire le discernement >> (3);

Des controverses où il est nécessaire d'éviter les logomachies en saisissant bien et présentant sous son vrai jour la question;

Enfin, des diverses méthodes qui ont été suivies depuis les Pères jusqu'à nos jours, et qui toutes ont du bon, pourvu qu'on sache les appliquer.

Çà et là, il y a des pages qui dénotent une grande finesse d'observation.

Ainsi des jugements qu'on porte sur les théologiens :

(1) Examen des défauts theol..., tom. I, p. 592.

(2) Ibid., p. 507.

(3) Examen..., tom. II, p. 276.

« Le blâme ou les louanges qu'on leur donne sont souvent « fondés sur le profit qui nous en revient et non sur la

sincérité. Si un théologien nous favorise, c'est un homme d'une profonde érudition. Nous est-il contraire? On « cesse de faire son éloge, et c'est beaucoup pour lui, si << on ne témoigne pas du mépris pour son autorité (1). »

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Ainsi de cette peinture aux couleurs vives et vraies : << Un défaut assez ordinaire aux disputes, c'est de s'arrêter « à des questions incidentes ou sur des mécontentements personnels, excités par je ne sais quelle passion de ne << jamais céder ou de ne rien pardonner : on voltige d'objet << en objet, ou saute de branches en branches, on parle de « vingt matières sans en approfondir aucune; on y mêle << des reproches contre un agresseur qu'on accuse de falsi«< fier l'Écriture, de tronquer les Pères, d'altérer les faits << qu'on lui oppose; après bien des invectives et des inci«<dents faux ou vrais, il ne reste plus rien de ce qu'on a «dit; les idées et les raisons se confondent dans leur mul«<tiplicité; et tout ce qu'on recueille de ce verbiage, « c'est d'avoir obscurci la question principale et d'être « moins avancé qu'auparavant (2). »

Mais sont-ce là des travers particuliers aux théologiens? Non sans doute. L'esprit humain est ainsi fait il n'aime pas la contradiction et « regarde comme ennemi quiconque n'aquiesce pas à ses décisions. »

Comme on le voit par ce résumé, dans ce livre dont les parties s'enchaînent logiquement et où s'accuse la science du théologien, les appréciations ne manquent pas de justesse, ni les aperçus d'élévation, ni les maximes de sagesse et de vérité, ce qui fait de l'étude un ouvrage d'une valeur réelle. et dont en certains endroits on pourrait tirer profit de nos jours. L'Examen des défauts théologiques ne nous paraît guère pécher, sous le rapport de la forme, que par quelques

(1) Ibid., p. 27
(2) Ibid., p. 305-306.

incorrections dans le style et aussi par une certaine prolixité, défaut commun à ceux qui poussent trop loin la crainte de n'exprimer pas suffisamment leur pensée. Mais, il y aurait lieu de faire des réserves, sinon sur les opinions gallicanes de l'auteur-qui alors, en France, n'était pas gallican?—du moins sur sa grande sévérité pour la scolastique et son trop d'indulgence pour la théorie janséniste au sujet de la grâce.

Si l'historien dans le P. Barre se montre moins irrépréhensible, il a bien plus de renom; on peut même dire que là pour ce génovéfain est le véritable titre de gloire.

L'Allemagne attira son attention. C'était un champ assez peu exploré, malgré de récents travaux. Heiss n'avait été que superficiel et ses continuateurs ne contrastaient pas avec lui. Bunauw, comprenant la mission sérieuse de l'historien, avait donné un ouvrage qui se distinguait par l'érudition et la critique, mais qui s'arrêtait au commencement du dixième siècle. Le P. Barre ne se laissa point décourager par les énormes difficultés de l'entreprise.

Nous savons par lui qu'il lut tous les « historiens d'Allemagne en quelque langue qu'ils aient écrit, en grec, en latin, en allemand, en italien et même en arabe. » Il se mettait en rapport avec les érudits allemands les plus distingués : Amort, le baron de Senkenberg, Schoepffin, Mascov (JeanJacques) et autres, ainsi qu'on le voit par la correspondance inédite du génovéfain (1). Plus de quinze années d'un travail soutenu furent consacrées à l'œuvre considérable.

L'Histoire générale d'Allemagne parut en 1748, comprenant dix gros volumes in-4°, avec cartes, et dédiée à Auguste III, roi de Pologne. L'auteur était alors chancelier de l'université de Paris. Cette publication fut presque un événement. Louée par le Journal des savants, assez vivement critiquée par les Mémoires de Trévour, l'œuvre était bien accueillie du public français et vivement désirée au delà

(1) B. S. G., ms. fr. Z., in-fol.

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