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monopole des grains. On se souviendra longtemps que ce furent là les deux grands pivots de son administration; et si les malédictions du peuple poursuivent encore sa mémoire, les regrets de ses coopérateurs, qui ont osé faire entendre son éloge (1) jusque dans l'assemblée nationale, en sont un grand dédommagement sans doute; et la postérité lui rendra éternellement cette justice, que peu de ministres possédèrent au même degré le talent de travailler un royaume en finances.

« M. Turgot crut que la protection de la vie des hommes devait être comptée pour quelque chose dans la dette du gouvernement, et voulut dissoudre une compagnie dont les bénéfices n'étaient fondés que sur les calamités publiques. Mais les famines de 1775, 1776, et la guerre des farines lui apprirent que la politique d'un ministre financier devait être différente de celle d'un ministre citoyen, et que les droits de l'humanité ne pouvaient entrer ni dans la morale ni dans les calculs d'un contrôleur général. Forcé, pour nourrir la France, d'avoir recours aux accapareurs mêmes qui l'affamaient, il voulut du moins sauver l'honneur du gouvernement, et ne souffrit pas que le nom du roi fût profané par son inscription dans ce pacte homicide. Les intéressés dans les grains, désespérant de l'effrayer ou de le séduire, armèrent contre lui la calomnie. Durant six mois entiers, une correspondance supposée fut mise sous les yeux du monarque, et le ministre perdit sa place.

« Un des articles du bail de Laverdy portait qu'il serait renouvelé, et il le fut. Il l'aurait encore été en 1789, si la révolution n'eût délivré la France de cette troupe de vampires altérés de son sang. Ce fut M. Lenoir qui, à l'insu du ministre des finances, fut chargé par son protecteur et son complice, M. Sartine, de cette infàme négociation.

« M. Necker, qui vit toujours avec horreur un établissement dont les comptoirs reposaient sur des ossements humains, fut forcé de suivre le système qu'il trouva établi, et ne put parvenir à le renverser (2).

«Le caractère moral de Louis XVI imposa cependant à la rapa

(1) Mettre l'abbé Terray entre Sully et Colbert, comme le fit un représentant de la nation, M. le Brun, c'était placer Mandrin entre Turenne et Condé. Ce paradoxe ne surprit pas dans la bouche d'un ancien secrétaire du chancelier Maupeou. On lui pardonna même quelques opinions étranges en faveur de ses connaissances et de l'assiduité de ses travaux dans le comité des finances. (Note du Monit.)

(2) Pressé sur cet article par un représentant de la commune de Paris, et interrogé pourquoi il n'avait pas détruit cette meurtrière agrégation, il répondit en propres termes: Je ne l'ai pu. (Note du Mon.)

cité des monopoleurs. Leur traité lui fut toutefois présenté comme un moyen de tenir le prix des farines à un taux modéré, et d'opposer une digue aux accapareurs, en arrêtant leurs spéculations. Mais ils n'osèrent lui donner une extension qui eût pu faire parvenir au trône les gémissements des peuples; et jusqu'au ministère de M. de Brienne, ils furent contraints de se resserrer dans le bénéfice sourd de leurs ténébreuses opérations. Le monopole prit alors un nouvel essor. Les ministres ayant résolu de réduire les parlements par la guerre civile, et le peuple par la famine, on renouvela, au mois d'avril 1788, la permission d'exporter les grains hors du royaume; et le parlement de Bordeaux ent seul le courage de s'opposer à une loi si désastreuse dans les circonstances. La grêle même du 13 juillet 1788, qui dévasta 60 lieues de pays, et menaça d'une disette générale le royaume déjà ruiné par une administration plus funeste que les fléaux du ciel, ne put suspendre leurs mesures tyranniques. Une grande partie de la récolte de 1787 avait été transportée à Jersey et Guernesey, au banc de Terre-Neuve, etc., et le pen de blé qui restait en France en 1788 était déjà vendu aux accapareurs, lorsque M. Necker rentra dans le ministère, le 26 août de la même année. Une de ses premières opérations fut de défendre l'exportation des grains. Mais les accaparements étaient consommés, et ce qui avait échappé à la grêle était sur mer ou en route pour y aller. Trompé par ses commis mêmes, dont quelques-uns étaient aux gages des monopoleurs, il vit ou crut voir du danger à retenir les blés qui étaient encore sur nos rivages, et accorda une prime d'encouragement à ceux qui en importeraient de l'étranger. En vain eût-il armé les lois contre les brigands, la plupart auraient échappé au glaive de la justice, et de leurs immenses magasins auraient insulté à nos malheurs : leur supplice même eût été une nouvelle calamité. Le sort de la France était, il est vrai, entre leurs mains; mais leur mort n'aurait pas mis en notre puissance les dépôts qu'ils avaient établis hors du royaume. Il fallait donc périr, ou payer notre rançon au poids de l'or.

«Dans cette cruelle alternative, le ministre, réduit à composer avec les assassins, pour les empêcher d'égorger la nation entière, après l'avoir dépouillée, engagea le roi à racheter d'eux, à grand prix, la subsistance de son peuple, et à la lui revendre à perte. Ce ne fut que par un sacrifice de quarante millions que Louis XVI, dans la plus grande détresse où les finances se fussent jamais trouvées, préserva la France des horreurs qui l'investissaient de toutes parts. Ce ne fut que par une foule de complaisances, que par des lettres apologétiques et des arrêts du conseil

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même, sans date et sans affiches, que lui dictaient les monopoleurs; il faut tout dire, ce ne fut qu'en exposant sa propre réputation, que le directeur général vint à bout de sauver la patrie qu'il avait adoptée.

« A l'approche des états généraux, les associés et croupiers du pacte de famine reprirent leurs travaux avec une nouvelle ardeur. Tandis que l'on couvrait de troupes les environs de la capitale, afin, disait-on, de protéger les convois qui lui étaient destinés, on faisait battre la caisse dans les villes voisines, on supposait (1) des ordres du roi et du ministre pour prohiber l'exportation et couper la circulation des grains dans les provinces de l'intérieur. MM. Berthier, intendant de Paris, et Lenoir, étaient alors, à ce qu'on as

(1) Cette manoeuvre des ennemis de la révolution est bien connue. En voici un trait sur mille que l'on pourrait citer. Le premier ministre des finances manda chez lui, dans le mois de juin ou de juillet 1789, plusieurs des plus riches fermiers et cultivateurs de la Beauce et de la Brie, afin de se concerter avec eux sur l'approvisionnement de Paris et des villes voisines, et les conjura avec les plus fortes instances de remplir les engagements qu'ils venaient de prendre avec lui. A leur retour chez eux, ils trouvent des lettres ministérielles, signées Necker, qui lear défendaient de porter des grains aux marchés. L'un d'eux, surpris d'un ordre si contradictoire avec celui qu'il venait de recevoir de la bouche du ministre, part sur-le-champ pour lui en demander l'explication. La lettre se trouva fausse. M. Necker lui dit de s'en tenir à ses ordres verbaux, et de n'ajouter aucune foi à tous les écrits prétendus signés de lui qui y dérogeraient. Il le pria de donner le même avis à ceux de ses confrères qui seraient dans le même cas. On serait tenté de croire que la prétendue lettre de M. Necker à M. Berthier, dont parle M. Camille Desmoulins, d'après M. Rutledge, dans ses Révolutions de Brabant, est un morceau du même genre, et que l'on a surpris la bonne foi de ces écrivains. Ne connaissant pas l'écriture de l'ancien premier ministre des finances, nous n'avons pas cherché à la vérifier. Mais si l'on rapproche de l'anecdote précédente, dont la vérité est incontestable, le vol du sceau de la ville fait pour la première fois peu de jours après la prise de la Bastille, et renouvelé nombre de fois, dans un assez court intervalle; la distribution faite aux brigands, d'uniformes de gardes françaises et suisses, les faux édits du roi, les faux décrets de l'assemblée nationale, répandus avec profusion dans tout le royaume; on reconnaitra sans peine combien cette espèce de tactique est familière à nos ennemis. « Je me fie à la vérité, dit M. Necker; elle serait pour moi les cheveux de Samson si je voulais en faire usage. » Nous osons l'y inviter avec tous les bons citoyens. Sans doute il est doux pour une âme élevée de répondre comme Scipion à ses calomniateurs: «Citoyens, allons au Capitole, c'est à pareil jour que j'ai vaincu Carthage. Mais il y a peut-être plus de grandeur encore à répondre soixante et dix fois comme Caton à ses calomniateurs, et à confondre les méchants, non pour sa propre vengeance, mais pour la consolation des bons et l'encouragement des faibles, qui seraient tentés de ne plus croire à la vertu. C'est un hommage à l'opinion publique que lui doit le premier administrateur qui ait appris aux Français à la respecter, et si, pour une âme sensible, il y a quelque douceur dans l'injustice et même dans l'ingratitude, il y en a plus encore à assurer le triomphe de la justice et de la vérité, et à forcer à la reconnaissance une nation généreuse et sensible, mais facile à égarer. (Note du Mon.)

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sure, les chefs de cette compagnie; M. Pinet en était le caissier général. Il avait succédé à M. Mirlavaud, que l'abbé Terray, en 1773, avait eu le front de décorer du titre de trésorier des grains pour le compte du roi; celui-ci avait eu pour prédécesseur M. Goujet, caissier du bail de Laverdy.

<«<La fortune de M. Pinet était originairement très-bornée, et ses premiers placements dans l'affaire des grains étaient une simple spéculation de commerce. Son intelligence et son activité lui méritèrent bientôt l'initiation aux grands mystères, et on le fit agent de change pour lui donner plus de moyens de trouver des capitaux. La facilité des placements, leur énorme produit (il prenait de l'argent depuis 30 jusqu'à 75 pour cent), l'exactitude des payements ayant attiré chez lui la foule, en 1787, il prit tout à coup son vol, et le système de ses opérations embrassa la France entière. Tous les fonds qu'il recevait, il les convertissait en grains; et en 1789, cinquante à soixante millions étaient employés à ces sortes d'achats, dont le bénéfice à la revente s'élevait de 70 à 100 pour cent.

<< De là ses liaisons intimes avec l'ancien ministère, MM. Breteuil, Brienne, Villedeuil, d'Albert, etc. Ce dernier était, dit-on, chargé des négociations avec M. Pinet, que M. Lenoir (1) ne pouvait souffrir. La prise de la Bastille et le meurtre de MM. de Launay et Flesselles ne purent nullement l'affecter. Il n'en fut pas ainsi du massacre de MM. Foulon et Berthier, et de la fuite des frères Leleu. Ce ne fut qu'à ce moment qu'il commença à témoigner des

(1) Le nom de cet homme nous rappelle un trait digne de figurer dans l'histoire du monopole. M. Lenoir avait, en 1780, accordé aux épiciers la permission de cumuler l'état de chandelier. Sur la plainte des syndics des chandeliers; il leur promet de la révoquer et de n'en plus accorder à l'avenir, s'ils voulaient consentir à un marché de suif pour toute la communauté. M. Dominique Leleu se présente, Dominique Leleu, successeur de Malisset dans les moulins de Corbeil. II offre un marché de suif de 700 milliers, mais il y mettait un prix excessif. Le lieutenant de police, pour faciliter la conclusion, permet aux chandeliers d'augmenter la chandelle d'un sou la livre. Les syndics signent le traité, et le parlement l'homologue. La communauté, qui n'avait pas même été consultée, forme opposition à l'arrêt d'homologation. La grand'chambre déboute les opposants, avec amende et dépens, les condamne à remplir solidairement toutes les clauses du marché, et à cinq mille livres de dommages-intérêts envers M. Leleu. C'est ainsi que le parlement eut la lâcheté d'enregistrer, sans lettre de jussion, un impôt sur la chandelle au profit d'un accapareur de suifs.

C'est dans cette affaire qu'échappa à M. Lenoir, en présence des maîtres chandeliers, cette naïveté si connue : Je dois savoir ce que c'est qu'un arrêt du conseil, puisque j'en fais tous les jours.

Que l'on juge par ces deux traits de l'influence que devaient avoir sur l'opinion publique ces arrêts qu'on osait quelquefois lui opposer avec tant d'assurance. (Note du Mon.)

craintes sur les suites de la révolution, et l'on observa dès lors des altérations sur sa figure.

<«<Le 29 juillet, il sortit de chez lui entre cinq et six heures du soir, après avoir dîné tranquillement avec sa famille, et invité du monde à souper. Mais il ne revint pas, et l'on sut le lendemain qu'il avait reçu un coup de feu dans la forêt du Vésinet, près SaintGermain-en-Laye, où il avait une maison de campagne, dans laquelle il fut transporté.

« Cet infortuné avait, à ce qu'on assure, une âme honnête et sensible. Entraîné par les liaisons de commerce dans l'abominable affaire des grains, et livré à deux factions qui dévorèrent successivement le royaume comme la flamme d'un incendie, par une de ces inconséquences communes à la nature humaine, il tàchait de rassurer sa conscience effrayée, de se persuader lui-même de sa probité, par la certitude qu'il croyait avoir de faire ses remboursements, et de se tranquilliser sur les calamités dont ses opérations frappaient tout l'empire, par la considération des biens particuliers qu'il faisait. Il répétait souvent: Ce qui me fait grand plaisir, c'est d'avoir rendu service à beaucoup de malheureux. En effet, quelquefois il prenait de préférence de petites sommes pour multiplier davantage ses prétendus bienfaits. Peu de temps avant sa mort, il refusa 50 mille livres d'un homme riche de Saint-Germain, et accepta d'un particulier du même lieu 12 mille livres qu'il lui offrit de la part d'une jeune personne de cette ville, dont c'était toute la fortune. Voilà, lui dit M. Pinet, de l'argent comme il m'en faut; j'aime mieux être utile à beaucoup de monde..... Pour que je n'aie pas d'argent, disait-il, il faudrait qu'il n'y en eût pas dans tout Paris, et que la cour en manquât. Ce qui désigne bien suffisamment et la nature de ses opérations et la qualité de ses commettants. Il est constant qu'il ne jouait point à la loterie, comme on l'a prétendu, qu'il négociait peu d'effets sur la place, et qu'il était étranger à ces dangereuses spéculations de l'agiotage qui ont élevé un petit nombre d'intrigants au sommet de la roue de la fortune, et qui précipitent tous les jours dans l'indigence une avide et imprudente multitude.

<< Il paraît que la crise subite qui suivit la révolution intercepta la rentrée de ses fonds. Mais il est incertain s'il succoniba au renversement de sa fortune, ou si ses co associés, qu'il pressait d'autant plus vivement que la fuite d'un grand nombre d'entre eux diminuait ses ressources, se délivrèrent par un meurtre de ses importunités et de la crainte d'une révélation indiscrète. Un pistolet déchargé, resté dans la forêt, un autre chargé que l'on trouva dans sa

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