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mèrent des commissaires pour veiller à la mouture des grains; et ils autorisèrent les boulangers à acheter tous les blés qu'ils pourraient se procurer ailleurs que dans les magasins de la ville, ordonnant aux meuniers de recevoir ces grains et de les convertir en farine. En même temps, les représentants délibérèrent et firent afficher une proclamation pour défendre les attroupements. En effet, dès ce jour, les attroupements commencèrent aux portes des boulangers; et chacun se précautionnant, en une seule fois, d'un approvisionnement de pain pour plusieurs jours, il arriva que les fournées, destinées à la consommation de 24 heures seulement, furent insuffisantes; les derniers venus n'eurent pas de pain. Dans les districts, on fit distribuer du riz aux pauvres. - Le 22, des districts se plaignirent qu'il y eût dans le comité des subsistances des hommes qui ne faisaient point partie des représentants de la commune; et ce comité fut obligé de donner des autorisations pour la recherche des grains à une douzaine de députés de districts, qui partaient accompagnés chacun d'une petite armée. L'inquiétude, alors, n'était pas seulement pour le peuple, qui craignait de manquer de pain; mais aussi pour les boulangers, qui se plaignaient de la mauvaise administration des approvisionnements, et plus encore pour les hommes du pouvoir. Bailly s'étonnait qu'il n'y eût pas d'insurrection, et cet étonnement était partagé par toute la haute bourgeoisie de Paris, en sorte qu'on supposa que le mouvement était seulement ajourné; on en déterminait la date, on l'annonçait pour le 25, jour fixé pour la présentation au roi des députés de l'hôtel de ville. En conséquence, le maire et M. Lafayette prirent des précautions comme si l'insurrection devait avoir lieu; on doubla les postes, on disposa des réserves; on fit conduire du canon aux barrières du côté de Montmartre, pour réprimer le mouvement dont on se disait certain, celui des 17,000 malheureux qui y travaillaient. On chargea ces canons à mitraille; on poussa au milieu d'eux de grosses patrouilles. Cependant il n'y eut rien qu'une fête de plus, celle du départ de la députation pour Versailles.

En effet, la population de Paris suffisait en même temps à tous les genres de manifestations. A l'imitation des dames de la halle et du marché Saint-Martin, les demoiselles de chaque district allaient successivement porter un bouquet à Sainte-Geneviève. Chaque jour la ville était égayée d'une fête semblable; les jeunes filles, vêtues de blanc, marchaient processionnellement, portant un bouquet dont les rubans tricolores étaient tenus par les principales d'entre elles; le bataillon du district et sa musique formaient leur cortége. En sortant de Sainte-Geneviève, on se rendait ordinairement chez le

maire, et on lui présentait une brioche qu'on avait fait bénir. « O bienheureuse sainte Geneviève! s'écriait Loustalot, Louis XI vous demandait le pardon de ses crimes; Charles IX, la Saint-Barthélemi; Louis XIV, des victoires, et nos jeunes vierges, la liberté ! délivrez-nous aussi des fourbes et des traîtres! >>

Car il était vrai que la diversité des intentions avait largement la place de se manifester, en l'absence d'un règlement commun qui fixât les devoirs, les droits et les relations des districts. Chacun d'eux s'était créé un comité permanent, un comité de police, un comité militaire, un comité civil, un comité de subsistances; et chacun d'eux entendait ces matières à sa manière. On se plaignait donc que quelques-uns d'entre eux, sur des soupçons, eussent osé ordonner des arrestations, et menacé des citoyens de la lanterne ; que des femmes et des filles honnêtes eussent été enlevées en traversant les rues, ou sur leurs portes, comme de viles prostituées, et relâchées seulement grâce au soulèvement du quartier; que des citoyens eussent été blessés à coups de baïonnettes par les patrouilles qui les arrêtaient; que dans plusieurs quartiers on ne voulût pas laisser crier et vendre des ouvrages qui portaient le visa de la ville, etc. Un district avait osé envoyer chez un libraire du PalaisRoyal pour lui enlever tous ses livres indistinctement; la patrouille chargée de cette expédition en fut empêchée seulement par l'intervention du public.

Une brochure anonyme ayant pour titre Pacification des districts attribuait ces actes arbitraires aux gens de robe qui formaient la majorité dans certains comités, gens affamés de places, dressés aux habitudes de l'ancienne police, et qui affectent du zèle pour parvenir.

Pendant que certaines sections de Paris se distinguaient par leur esprit anti libéral, le district des Cordeliers se distinguait par une énergie toute contraire. Il faisait remettre en liberté un écrivain, M. Lepeletier, qui avait été arrêté pour une brochure qui n'était rien moins que constitutionnelle. Aussi les réclamations des Cordeliers étaient d'autant plus vantées qu'elles étaient faites purement dans l'intérêt de la liberté de la presse : l'opinion de ce district était connue, elle était des plus libérales. Cette brochure, que nous avons sous les yeux, a pour titre : Le triomphe des Parisiens; elle était d'ailleurs plus spirituelle que dangereuse. Nous en donnons l'analyse suivante, faite par Camille Desmoulins : « L'auteur voudrait faire croire aux Parisiens, dit Desmoulins, que leur cité va devenir aussi déserte que l'ancienne Babylone, que les Français vont être transformés en un peuple de laboureurs, de jardiniers et de philo

sophes, avec le bâton et la besace; que dans six mois, l'herbe cachera le pavé de la rue Saint-Denis et de la place Maubert, et que nous aurons des couches de melons sur la terrasse des Tuileries, et des carrés d'ognons dans le Palais-Royal. Adieu les financiers! dit l'auteur; Turcaret renverra son suisse, et mangera du pain sec; les prélats, les bénéficiers à gros ventre vont devenir d'étiques congruistes; si les bonnes mœurs renaissent, adieu les beaux-arts! Ah! monsieur Fargeon, que vous sert d'avoir surpassé tous les parfumeurs de l'Égypte? Et vous, monsieur Maille, que vous servira d'avoir imaginé le vinaigre styptique, qui enlève les rides et unit le front comme une glace; le vinaigre sans pareil, qui blanchit, polit, affermit, embellit; enfin ce vinaigre qui fait les vierges, ou du moins les refait, et dans l'annonce duquel vous prévenez si plaisamment les dames qu'elles peuvent l'envoyer chercher, sans crainte que le porteur en devine l'usage? Tant de belles découvertes vont devenir inutiles!

<«< Encore si la réforme ne frappait que sur les filles à la grande pension! Mais cette armée innombrable, dont le sieur Quidor était l'inspecteur; cette armée qui, sous les galeries du Palais-Royal et à la clarté des lampes de Quinquet, passe en revue tous les jours, revue mille fois plus charmante que celle de Xerxès; eh bien! cette armée va être licenciée faute de paye. Bien plus, l'arrière-ban de cette milice va être encore dispersé à la suite de trois mille moines défroqués, de vingt mille abbés décalottés, qui retourneront dans leurs provinces guider l'utile charrue, ou auner dans le comptoir paternel; il faudra bien que trente mille filles descendent des galetas des rues Troussevache et Vide-Gousset, renoncent aux douceurs de Saint-Martin et de la Salpêtrière, et, comme la pauvre Paquette de Candide aux bords du Pont-Euxin, aillent faire de la pâtisserie avec le frère Giroflée. L'auteur de ce pamphlet va plus loin encore. Adieu, dit-il, les tailleurs, les tapissiers, les selliers, les éventaillistes, les épiciers, la grand'chambre, les procureurs, les avocats, les huissiers, les vandevillistes, les danseurs, les enlumineurs, les bijoutiers, les orfévres, les baigneurs, les restaurateurs : il ruine les six corps, il ne fait pas grâce au boulanger, et se persuade que nous allons brouter l'herbe, ou vivre de la manne.» (Discours de la Lanterne aux Parisiens.)

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Ainsi, au milieu des circonstances les plus graves, le ridicule trouvait encore moyen de se faire place.

Le 19 au soir, une scène plus singulière encore, dans ce terrible moment, se passa au Théâtre-Français : il se trouva quelques milliers d'hommes capables de s'occuper de littérature. On allait com

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mencer la petite pièce, lorsque les spectateurs se mirent à crier : Charles IX! la pièce de Chénier. Les acteurs déclarèrent qu'ils ne pouvaient la jouer sans permission. - Point de permission! point de permission! répondit le public. Messieurs, leur dit Fleury, vous ne nous ordonnerez pas d'enfreindre des lois que nous respectons depuis cent ans. Point de censure... qui a fait les lois?... adressez-vous à la municipalité, répondit le parterre. Nous irons demander la permission à la municipalité quand vous voudrez, ajouta Fleury. Eh bien! allez-y demain, s'écrièrent les spectateurs. En effet, les acteurs du Théâtre-Français portèrent le lendemain à l'assemblée des représentants les vœux du public. Celle-ci ordonna que le manuscrit lui fût apporté, et nomma une commission pour examiner si la pièce pouvait être représentée sans danger. (Procès-verbal de la commune.)

On voit que l'assemblée des représentants se trouvait saisie de tous les pouvoirs; c'était une convention au petit pied. Les districts seuls, qui eussent dû lui obéir en toutes choses, lui résistaient. Ce déplacement du pouvoir, l'anarchie qui en résultait, faisaient désirer à tout le monde un règlement sur l'organisation de la municipalité parisienne. L'on commença, en effet, à s'en occuper. Brissot, membre de l'assemblée des représentants, en fournit les bases; il y avait d'ailleurs nécessité de prendre parti sur une multitude de questions de police. Depuis la nuit du 4 août, le peuple avait pris au mot la nouvelle de la suppression des priviléges : des imprimeries s'établissaient sans autorisation, des projets nombreux de journaux étaient annoncés; il y avait fermentation dans le commerce et parmi les ouvriers; de nouveaux étals de bouchers s'ouvraient; les clubs du Palais-Royal continuaient à se réunir: on faisait toujours des pétitions à l'hôtel de ville. Le maire et la municipalité défendaient toutes ces choses; mais on leur obéissait aussi peu que l'on pouvait si l'on en juge par les mémoires de Bailly, toutes ces hardiesses de la population l'embarrassaient beaucoup et ne troublaient pas moins les habitudes des représentants de la ville.

Les Parisiens étaient animés d'un tel esprit de mouvement, qu'il se communiqua jusqu'aux petits garçons. Ceux-ci, dans leurs jeux, simulaient des batailles. Cela devint chose si fréquente et si générale, qu'un grave arrêté de l'hôtel de ville vint défendre cet enfantillage aux polissons des rues.

Les provinces n'étaient pas plus tranquilles, et les nouvelles qui en provenaient, souvent fausses et exagérées, ne contribuaient pas peu à entretenir l'agitation de Paris. Ainsi l'on répandit le bruit qu'en Franche-Comté, le jour anniversaire de la Saint-Barthélemi, le

TOME II.

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peuple avait résolu d'égorger tous les nobles. Quatre coups de fusil devaient être le signal du massacre : mais celui qui tirait les coups, ayant été surpris avant de tirer le quatrième, avoua le complot, et on pendit trois bourgeois et trois soldats des plus coupables. (Mémoires de Rivarol, t. I, p. 96.) Cette histoire a tout le caractère d'un conte; mais quoi qu'il en soit, elle n'était rien moins que rassurante pour tous ceux qui étaient assez effrayés, ou assez hostiles à ce qui se passait, pour l'accueillir comme une réalité.

Telle était la situation des esprits, lorsque la discussion du veto vint retentir à Paris. L'assemblée avait terminé en effet, le 26 août, la discussion sur la déclaration des droits, la constitution avait enfin été mise à l'ordre du jour, et là se présentait en première ligne une question vitale, celle du droit de sanction à accorder au roi. Parmi les principes fondamentaux de la constitution future, il en était deux qui ne pouvaient faire doute. D'un côté, l'assemblée tout entière et avec elle la nation voulaient le gouvernement monarchique; de l'autre, la majorité de l'assemblée et avec elle la bourgeoisie et tout le parti révolutionnaire voulaient que la puissance législative fût confiée à une assemblée nationale. Mais le roi devaitil participer à la puissance législative, aurait-il le droit d'apposer son veto aux lois décrétées par l'assemblée, ou son pouvoir serait-il borné à la puissance exécutive? telle était la grande question. Or la situation des esprits et les circonstances étaient telles, que cette question, au lieu de rester une affaire de raisonnement, dut nécessairement devenir une affaire de parti. Pratiquement elle se réduisait à celle-ci : Louis XVI sera-t-il le maître d'arrêter toutes les réformes projetées par l'assemblée, ou bien ne sera-t-il que l'exécuteur de la volonté nationale?

A cette question s'en rattachait une autre : celle de savoir si la représentation nationale se composerait de deux chambres. Déjà on accusait divers membres de la minorité de la noblesse et du clergé de chercher à se créer une position dans ce sénat nouveau, proposé par Lally-Tolendal.

Dès le premier jour, les passions que cette discussion allait soulever, s'annoncèrent.

SEANCE DU 28 AOUT. M. Mounier prend la parole au nom du comité de constitution. Après avoir exposé l'ordre général des matières que la constitution doit embrasser, il donne lecture du projet suivant :

Du gouvernement français proposé par le comité de constitution.

Art. Ier. Le gouvernement français est un gouvernement monar

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