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la fin y gagna Naples et Sicile, et quelques restes de la Lombardie qu'il n'y possédoit pas.

Alberoni, abhorré en Espagne en tyran cruel de la monarchie qu'il s'approprioit uniquement1, en France, en Angleterre, à Rome, et par l'Empereur comme un ennemi implacable et personnel, sembloit n'avoir pas la moindre inquiétude. Il étoit pourtant impossible que le roi et la reine d'Espagne ignorassent les malheurs de leurs troupes et de leur flotte en Sicile, le danger prochain de la révolution de Naples, l'impossibilité de réparer tant de pertes, et de soutenir avec les seules forces de l'Espagne, qui n'en avoit plus aucune, toutes celles de l'Empereur, de la France et de l'Angleterre, même de la Hollande, unies, et les cris du Pape et de toute l'Italie. Le Régent et l'abbé Dubois, qui n'avoient que trop de raisons de regarder depuis longtemps Alberoni comme leur ennemi personnel à chacun d'eux, étoient sans cesse sourdement occupés des moyens de sa chute2; ils crurent ce moment favorable; ils surent en profiter. Le comment, c'est le curieux détail qui n'est pas venu jusqu'à moi, et qui mérite d'être bien. regretté. M. le duc d'Orléans a survécu Dubois de trop peu de mois pour que j'aie pu ressasser avec lui beaucoup de choses, et celle-ci est une de celles que je n'ai point mises' sur le tapis depuis que sa confiance me fut rouverte, entraîné par le courant et par d'autres choses, et comptant toujours d'avoir le temps d'y revenir. Tout ce que j'ai su avec connoissance par M. le duc d'Orléans dans le temps même, mais en deux mots, et depuis en

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1. Voyez notamment tomes XXX, p. 28-29 et 361, et XXXII, p. 267 et suivantes.

«

2. << Dès le mois d'août 1719, le ministère anglais avait résolu de faire du renvoi d'Alberoni la condition sine qua non de la paix avec l'Espagne, et il avait fait partager cette vue par le gouvernement français » (Baudrillart, Philippe V et la cour de France, tome II, p. 395).

3. Il écrit ici resasser.

Il y a mise au singulier dans le manuscrit.

Doña Laura Piscatori, nourrice et azafata de la reine d'Espagne ; son caractère.

Espagne, sans y avoir trouvé plus d'éclaircissement et de détail, c'est que ce qu'on a vu, dans ce qui a été rapporté ici de Torcy, qu'Alberoni avoit toujours redouté lui arriva. Il trembloit du moindre Parmesan qui arrivoit à Madrid; il n'omit rien par le duc de Parme et par tous les autres moyens qu'il put imaginer pour les empêcher d'y venir; il regarda sans cesse avec tremblement le peu de ceux dont il n'avoit pu rompre le voyage ni procurer le renvoi1.

Parmi ceux-ci, il ne craignit rien tant que la nourrice de la reine, à laquelle, parmi ses ménagements, il lâchoit quelquefois des coups de caveçon pour la contenir, où le raisonnement politique avoit peut-être moins de part que l'humeur. Cette nourrice, qui étoit une grosse paysanne du pays de Parme, s'appeloit doña Laura Piscatori. Elle n'étoit venue en Espagne que quelques années après la reine, qui l'avoit toujours aimée, et qui la fit peu après son azafata, c'est-à-dire sa première femme de chambre, mais qui, en Espagne, est tout autrement considérable qu'ici. Laura avoit amené son mari, paysan de tous points, que personne ne voyoit et ne connoissoit; mais Laura avoit de l'esprit, de la ruse, du tour, des vues, à travers la grossièreté extérieure de ses manières, qu'elle avoit conservées ou par habitude, peutêtre aussi par politique pour se faire moins soupçonner, et, comme les personnes de cette extraction, parfaitement intéressée. Elle n'ignoroit pas combien impatiemment Alberoni souffroit sa présence et craignoit sa faveur

1. Tome XXX, p. 119, 131, 241, 255, 262, 276 et 287.

2. Laura Piscatori, qu'il va nommer quelques lignes plus loin, et dont il a déjà été parlé dans le tome XXIX, p. 287.

3. Tomes I, p. 116, et VIII, p. 4.

4. Dès la fin de 1715.

5. Notre tome VIII, p. 177.

6. Non seulement son mari, « stupide paysan», mais aussi son fils, capucin, « fort sot moine, mais pétri d'ambition, qui ne comptoit pas sur moins que gouverner l'Espagne » (tome XXX, p. 241 et 276).

auprès de la reine, qu'il vouloit posséder seul, et, plus sensible aux coups de patte qu'elle recevoit de lui de temps en temps qu'à ses ménagements ordinaires, elle ne le regardoit que comme un ennemi très redoutable, qui la retenoit dans d'étroites bornes, qui l'empêchoit de profiter de sa faveur en contenant là-dessus la reine elle-même, et duquel' le dessein étoit de la faire renvoyer à Parme, et de n'oublier rien pour y réussir. Voilà tout ce que j'ai pu apprendre sans autre détail, sinon que, voyant la conjoncture favorable par ce qui vient d'être représenté de la situation des affaires d'Espagne, où la tyrannie d'Alberoni étoit généralement abhorrée, elle fut aisément gagnée par l'argent du Régent et l'intrigue de l'abbé Dubois, pour hasarder d'attaquer Alberoni auprès de la reine, et par elle auprès du roi, comme un ministre qui avoit ruiné l'Espagne, qui étoit l'unique obstacle de la paix pour ses vues personnelles, auxquelles il avoit sacrifié sans cesse Leurs Majestés Catholiques et les avoit commises seules contre toutes les puissances de l'Europe. Comme je ne raconte que ce que je sais, je serai bien court sur un événement si intéressant 2.

1. Duquel est en interligne, au-dessus de dont, biffé.

2. Sans nier l'influence de la nourrice dans la disgrâce d'Alberoni, il est un peu naïf à notre auteur de lui donner dans cette affaire le rôle prépondérant, et même unique. Dès le mois d'août 1719, comme on l'a dit, la France et l'Angleterre étaient d'accord pour faire du renvoi du cardinal une condition indispensable de la paix avec l'Espagne. D'autre part, le duc de Parme, très menacé par les Autrichiens, poussait son gendre et sa fille à traiter. Il envoya le marquis Scotti à Madrid d'abord, et de là à Paris, où des négociations assez ténébreuses s'engagèrent, auxquelles prit part lord Peterborough, cet anglais habile, mais peu scrupuleux, que nous avons déjà rencontré. Scotti repartit pour Madrid; il réussit, par l'intermédiaire de Laura, grassement payée, à faire passer à la reine un billet du duc de Parme, puis à voir secrètement Leurs Majestés Catholiques, auxquelles il étala les fourberies d'Alberoni, et les décida à le renvoyer. Lemontey, Histoire de la Régence, tome I, p. 277 et suivantes, puis Mgr Baudrillart, Philippe V et la cour de France, tome II, p. 395 et sui

Laura réussit. Alberoni, au moment le moins attendu, reçut un billet du roi d'Espagne, par lequel il lui ordonnoit de se retirer à l'instant, sans voir ni écrire à lui ni à la reine, et de partir dans deux fois vingt-quatre heures pour sortir d'Espagne, et cependant un officier des gardes du corps fut envoyé auprès de lui jusqu'à son départ1. Comment cet ordre accablant fut reçu, ce que fit et ce que devint le cardinal, je l'ignore; je sais seulement qu'il obéit, et qu'il prit son chemin par l'Aragon. On eut si peu de précaution à l'égard de ses papiers et des choses qu'il emportoit, qui furent immenses en argent et en pierreries, que ce ne fut qu'après les premières journées

vantes, ont raconté sommairement ces intrigues; mais le récit le plus complet et le plus précis, soutenu par une documentation très abondante et variée, a été donné par Dom Henri Leclercq, Histoire de la Régence, tome II, p. 369 et suivantes; on peut voir encore l'ouvrage que V. Papa a fait paraître à Turin en 1877, L'Alberoni e la sua dispartitura di Spagna, et aussi les Lettres intimes d'Alberoni publiées par Ém. Bourgeois, les Mémoires du marquis de Saint-Philippe, tome III, et, pour plus de détails, les documents originaux du Dépôt des affaires étrangères et des archives anglaises, espagnoles et italiennes cités par Mgr Baudrillart et par Dom Leclercq.

1. Le 5 décembre, le roi et la reine partirent de bonne heure à la chasse, et aussitôt le secrétaire don Miguel Duran porta au cardinal un ordre de la main du roi lui défendant de s'occuper désormais des affaires et de se présenter devant lui, et lui ordonnant de quitter Madrid sous huit jours et l'Espagne avant trois semaines (Dom Leclercq, p. 377). On sut la nouvelle à Paris le 18 décembre, à Londres le 22, et la joie partout fut extrême (ibidem, p. 378; Dangeau, p. 185; Gazette, p. 629; les Correspondants de Balleroy, tome II, p. 91). Voyez aux Additions et Corrections.

2. Il quitta Madrid le 12 décembre et se dirigea par l'Aragon sur la Catalogne. Le courrier, qui apporta à Paris l'annonce de sa chute, demanda en même temps de la part du roi d'Espagne des passeports pour lui permettre de traverser le Languedoc et la Provence, afin de gagner l'Italie; voyez la mention de ces passeports, du 20 décembre 1719, dans le vol. France 1241, fol. 221 vo, aux Affaires étrangères.

3. Le supplément au no 1 de la Gazette de Rotterdam de 1720 dit que le roi d'Espagne, pour consoler le cardinal, lui permit d'emporter deux millions en or et autant en pierreries, et de conserver ses pen

que le roi d'Espagne fut averti que le testament original1 de Charles II ne se trouvoit plus. On jugea aussitôt qu'Alberoni avoit emporté ce titre si précieux par lequel Charles II nommoit Philippe V roi d'Espagne, et lui léguoit tous ses vastes États, pour s'en servir peut-être à gagner les bonnes grâces et la protection de l'Empereur en lui en faisant un sacrifice. On envoya arrêter Alberoni. Ce ne fut pas sans peine, et sans les plus terribles menaces, qu'il rendit enfin le testament et quelques autres papiers importants qu'on s'étoit aperçu en même temps qui manquoient2, en jetant les plus hauts cris3. La terreur qu'il avoit imprimée l'étoit si profondément, que jusqu'à ce moment personne n'osa parler ni montrer sa joie, quoique parti; mais, cet événement rassurant contre le retour, ce fut un débordement sans exemple d'allégresse universelle, d'imprécations et de rapports contre lui au roi et à la reine, tant des choses les plus publiques, qu'eux seuls ignoroient, que d'une infinité de forfaits. particuliers qui ne sont plus bons qu'à passer sous silence. M. le duc d'Orléans ne contraignit point sa joie, moins encore l'abbé Dubois : c'étoit leur ouvrage qui renversoit sions et les revenus de l'archevêché de Séville. Il doit y avoir beaucoup d'exagération; mais Alberoni avait certainement mis à l'abri par avance en Italie des fonds importants.

1. Le mot original a été ajouté après coup sur la marge du texte, et en interligne pour la manchette.

2. Ce ne fut pas le testament de Charles II qu'emportait le cardinal, mais celui que Philippe V avait fait en 1717, lors de sa grave maladie (notre tome XXXII, p. 273-274 et 281-282) en faveur de la reine et du ministre. Duclos (Mémoires secrets, édition Michaud et Poujoulat, p. 555-556), qui copie notre auteur, a fait la même erreur. En outre, on trouva dans les bagages d'Alberoni une correspondance secrète avec l'Italie et trois décrets du roi d'Espagne signés pendant la même maladie et donnant pleins pouvoirs au cardinal pour faire la guerre, conclure la paix et régir les finances, comme il l'entendrait (Dom Leclercq, Histoire de la Régence, tome II, p. 378-379; voyez la lettre du P. Daubenton au Pape, ci-après, dans notre appendice IV).

3. Ces six derniers mots ont été ajoutés en interligne.

4. La Gazette d'Amsterdam, Extraordinaire vii de 1720, publia la

Alberoni arrêté en chemin emportant le testament

original de Charles II et quelques

autres

papiers importants, rend qu'à force qu'il ne

de menaces.

Joie publique en Espagne de sa chute,

et dans toute l'Europe.

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