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gulière accortise à un grand art de cacher ce qu'il ne vouloit pas être aperçu, et à distinguer avec jugement entre la diversité des moyens et des routes'. Ce ne fut donc pas merveilles si, produit et secondé par une sœur maîtresse du ministre effectivement déjà dominant, il fut admis par ce ministre, avec lequel il avoit de si naturels rapports, et en même temps si essentiels. Tel fut l'apôtre d'un prosélyte tel que Law, que lui administra l'abbé Dubois. Leur connoissance étoit déjà bien faite. La sœur, dont le crédit n'étoit pas ignoré de Law dès le commencement de l'amour de l'abbé Dubois pour elle, n'avoit pas négligé de se l'acquérir. Elle n'étoit plus débauchée que par intérêt et par ambition, avec un reste d'habitude. Elle avoit trop d'esprit pour ne pas sentir que, à son âge et à son état, une ambition personnelle ne pouvoit la mener bien loin. Son ambition étoit donc toute tournée sur ce cher frère, et, suivant son principe, elle le fit gorger par Law, et le gorgé sut de bonne heure mettre son papier

1. Tout en reproduisant le portrait de l'abbé déjà fait dans l'Addition indiquée ci-dessus, no 1616, notre auteur l'a un peu développé et surtout l'a rendu moins favorable. Le président Hénault le peint ainsi dans ses Mémoires (édition Rousseau, p. 287): « Mme du Maine disoit de l'abbé de Vaubrun que c'étoit le sublime du frivole, et l'on disoit de l'abbé de Tencin qu'il étoit sublime dans une intrigue de femme de chambre. Sa sœur, qui avoit véritablement de l'esprit, le conduisoit. Il étoit doux, insinuant, faux comme un jeton, ignorant comme un prédicateur, ne sachant pas un mot de notre histoire; en géographie, plaçant le Paraguay sur la côte de Coromandel; humilié à tous moments dans le conseil du Roi, dès qu'il falloit opiner sur la politique, et forcé de s'exécuter et d'en sortir, parce qu'il sentoit son déshonneur. »> 2. Elle participa certainement au trafic des billets et des actions de la Banque et de la Compagnie des Indes. Le 28 novembre 1719, on la voit former, avec plusieurs de ses parents et amis, dont le président Hénault, et divers agioteurs, une société en commandite à cet effet, au capital de trois millions trois cent cinquante mille livres, dans laquelle elle participe pour près de sept cent mille livres (Ch. de Coynart, Les Guérin de Tencin, p. 183-184 et 406-410). Elle n'avait pas attendu jusqu'au temps de Law pour s'occuper d'affaires de finances: voyez ci-après aux Additions et Corrections.

en or'. Ils en étoient là quand il fut question de ramener au giron de l'Église un protestant ou anglican; car luimême ne savoit guères ce qu'il étoit. On peut juger que l'œuvre ne fut pas difficile; mais ils eurent le sens de la faire et de la consommer en secret, de sorte que ce fut quelque temps un problème, et qu'ils sauvèrent par ce moyen les bienséances du temps de l'instruction et de la persuasion, et une partie du scandale et du ridicule d'une telle conversion opérée par un tel convertisseur'.

Quelque habile à se couvrir que fût l'abbé Tencin, ses débauches et ses diverses aventures l'avoient déshonoré dans le bas étage parmi lequel il avoit vécu. Sa réputation d'ailleurs avoit beaucoup souffert de celle de sa sœur et de son identité avec elle. Il n'avoit pu dérober toutes leurs aventures au public; il en avoit eu d'autres pour des marchés de bénéfices qui avoient transpiré. On savoit aussi, quoique en gros, qu'il avoit tiré immensé

1. L'abbé ne figure pas en nom dans la société dont il vient d'être parlé. Elle n'était faite que pour trois mois, et les intéressés, grâce à cela, réalisèrent leurs bénéfices avant la débâcle du Système. De bonne heure, l'abbé avait su se mettre dans les bonnes grâces de Mme Law (Coynart, p. 182-183).

2. Le mystère qui entoura d'abord cette conversion, fait que la date en reste assez incertaine : l'opinion la plus probable est que l'abjuration eut lieu à Melun le 17 septembre. Il est certain que ce ne fut pas dans le diocèse de Paris, d'après un mot du cardinal de Noailles cité dans le Journal de l'abbé Dorsanne (Bliard, Dubois cardinal, tome II, p. 156). Dangeau en parle comme d'un fait accompli le 19 novembre (tome XVIII, p. 158); d'autre part, Buvat (Journal, tome I, p. 465) la place au 10 novembre, à Saint-Roch; mais on sait combien sa chronologie est défectueuse. Le Mercure de décembre (p. 174) la met au 8 de ce mois; mais en note il rectifie et dit en septembre. Il dut y avoir un acte officiel de constatation; on ne sera certain de la date que quand on le retrouvera. Buvat raconte encore (tome II, p. 74) que Law fit solennellement la communion le jour de Pâques 1720 à Saint-Roch, sa paroisse; mais les journaux contemporains ni les gazettes n'en parlent pas. Voyez les couplets cités par Mathieu Marais (Mémoires, tome I, p. 282), et dans le Chansonnier historique du dix-huitième siècle, par É. Raunié, tome III, p. 167 et 170-172.

ment de Law. Enfin il lui avoit été impossible de cacher jusqu'alors ses pernicieux talents à tout le monde. Il y passoit aussi pour un scélérat très dangereux, que son esprit ployant et ses grâces rendoient agréable dans un certain commerce général, où il étoit souffert par ceux qui le connoissoient, et desiré par ceux qui, n'étant pas instruits, se prenoient aisément par des dehors flatteurs. Choisi par l'abbé Dubois pour succéder à Lafitau, et aller à Rome presser sa pourpre encore fort secrète, il dédaigna d'accommoder un procès qui lui étoit intenté en simonie par l'abbé de Veissière1, et de plus en friponnerie pour avoir dérobé une partie du marché qu'il avoit fait d'un prieuré. Dans la faveur où il se trouvoit, et à la

1. Les cinq derniers mots ont été ajoutés après coup en interligne. Étienne de Veissière, clerc tonsuré du diocèse de Sisteron, était bibliothécaire et secrétaire du chancelier Daguesseau (Mémoires de Mathieu Marais, tome I, p. 270).

2. M. de Coynart a raconté très clairement et impartialement ce procès (p. 191 et suivantes), où il ne s'agissait ni de simonie ni de friponnerie, et que la malignité publique grossit fort. Nous allons en résumer le sujet et les phases d'après son livre, et le compléter par des documents qu'il n'a pas connus. Le pricuré de Sainte-Marie-Madeleine de Merlou, au diocèse de Beauvais (aujourd'hui Mello, dép. Oise), dépendant de l'abbaye de Vézelay, étant devenu vacant, l'abbé de Tencin, abbé de Vézelay, en pourvut, le 29 juin 1717, son neveu JeanLouis Guérin de Tencin, qu'il qualifiait de «< clerc tonsuré du diocèse de Grenoble. » Mais cette provision n'était faite que par «< confidence » ou fidéi-commis; l'abbé de Tencin en réalité devait percevoir à son profit les revenus du prieuré, tractation interdite par les canons de l'Église. A cause de cela, la prise de possession par le neveu se fit assez secrètement le 12 avril 1718, quoique l'acte en ait été « insinué », c'est-àdire enregistré, au présidial de Beauvais. Le neveu cependant, dont la cléricature semble au moins douteuse, avait obtenu une lieutenance de cavalerie, puis était entré dans l'ordre de Malte; ce qui semble bien indiquer qu'il ne se destinait pas à l'état religieux. Or l'abbé de Veissière, entre temps, avait demandé à Rome la collation du prieuré, et l'avait obtenue; il prétendait que l'abbé de Tencin n'avait point le droit d'en nommer le titulaire, et en outre que les provisions faites étaient irrégulières. le jeune Tencin n'étant point clerc, et aussi à cause de la « confidence ». Mais, quand il voulut prendre possession,

veille d'aller à Rome par ordre apparent du Régent, mais en effet par celui de l'abbé Dubois, déjà devenu redoutable, il ne put soupçonner que sa partie osât le pousser, aussi peu que le Parlement imaginât de le condamner dans la brillante position où il étoit. Ce brillant même l'aveugla, et n'effraya point sa partie, qui poussa le procès à la grand chambre. Tencin le soutint; il fit du bruit; le bruit se répandit et devint un objet de curiosité. La cause étoit à l'audience du matin à la grand chambre. Plusieurs personnes voulurent se divertir de ce qui se passeroit à ce jugement, dont le jour fut su. M. le prince de Conti, dont la malice ne dédaignoit aucune occasion de se signaler, y entraîna quelques pairs, qui prirent leurs places en séance avec lui', et d'autres gens de qualité, qui remplirent les lanternes et le banc des gens du Roi, lesquels étoient présents en leurs places. Aubry, l'avocat qui plaidoit contre l'abbé Tencin', poussa le sien et l'en

le 27 juin 1719, il se heurta à l'opposition de l'abbé de Tencin, et il fallut plaider. L'affaire vint à la seconde chambre des Requêtes, qui, par sentence du 14 juin 1720 (Archives nationales, X3B 1959), donna raison à Veissière; cette sentence fut confirmée par une seconde du 19 juillet (X3B 893). L'abbé de Tencin en appela à la grand chambre. L'affaire fut plaidée les 20 et 27 mars et 3 avril 1721; l'appel fut rejeté, l'arrêt confirmé et l'abbé de Tencin condamné à une amende de douze livres et aux dépens (X1A 7031, fol. 8 vo). Les mémoires et factums des avocats des deux parties se trouvent à la Bibliothèque nationale (Catalogue des factums, tome VI, p. 31-32), et nous donnerons ciaprès, aux Additions et Corrections, les extraits du registre du greffier de la grand chambre, qui renferment des détails curieux.

1. Les ducs de Sully, de Brissac, de Richelieu, de la Rochefoucauld, de la Meilleraye et de Roannois-la Feuillade; voyez aux Additions et Corrections.

2. Saint-Simon n'avait pas mis d'abord le nom de l'avocat, de même que dans l'Addition à Dangeau; il l'a ajouté après coup en interligne, et il aurait mieux fait de ne pas le mettre; car c'est une erreur. Jacques-Charles Aubry plaidait en effet, non pas contre Tencin, mais pour lui (voir les factums). Il habitait rue des Mathurins, et, lorsqu'il mourut en 1739, à cinquante-deux ans, un contemporain l'appelait «<le plus spirituel et gracieux orateur ». L'avocat de l'abbé de Veis

gagea peu à peu en des assertions assez fortes. Le premier, qui avoit son dessein, foiblit; l'autre reprit des forces: sur quoi le premier avocat l'engagea doucement à des négatives. Le premier répliqua qu'elles étoient sèches' et ne prouvoient rien, destituées de preuves, à moins que Tencin, là présent, ne les attestât par serment. Cette dispute, qui donnoit gain de cause à l'abbé en faisant serment, lui parut une ouverture à saisir pour le gain certain de sa cause. Il se leva, demanda la permission de parler et l'obtint. Il parla donc, et très bien, s'écria à l'injure et à la calomnie, protesta qu'il n'avoit jamais traité du prieuré dont il s'agissoit, négative qui emportoit la friponnerie dont il étoit accusé, puisqu'elle ne pouvoit porter que sur un marché qu'il protestoit être faux, et déclara enfin qu'il étoit prêt de lever la main s'il plaisoit à la cour, de l'affirmer tel, et qu'il n'en avoit jamais fait aucun. C'étoit où l'attendoit sa partie, et le piège qu'elle lui avoit tendu. L'avocat qui en avoit eu l'adresse le provoqua au serment sur l'offre qu'il en faisoit lui-même. Il la réitéra, et dit qu'il n'attendoit pour le faire que la permission de la cour. « Ce n'est pas la peine, dit alors ce même avocat, puisque vous y êtes résolu, et que vous l'offrez de si bonne grâce. Voilà, ajouta-t-il, en secouant sa manche, qui cachoit sa main et un papier qu'elle tenoit, voilà une pièce entièrement décisive, dont je demande à la cour de faire la lecture; » et tout de suite il la fit. C'étoit le marché original du prieuré, signé de l'abbé Tencin, qui prouvoit la simonie et la friponnerie à n'avoir pas un mot à répliquer. La pièce passa aussitôt entre les mains des juges, qui furent indignés de la scélératesse et de la hardiesse de Tencin. L'auditoire en frémit, qui, excité par M. le prince de Conti, fit une risée et une huée à plusieurs reprises. Tencin,

sière était Julien de Prunay, dont le talent mordant et caustique ne ménagea pas les Tencin.

1. C'est-à-dire sans portée, inutiles et sans valeur.

2. Il y a excitée au féminin, par erreur, dans le manuscrit.

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