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VI

LES ENLÈVEMENTS POUR LE MISSISSIPI1.

Relation inédite du greffier du Parlement 2.

« Ce jourd'huy lundi 29 avril 1720, après midi, la populace s'est soulevée dans différents quartiers de cette ville contre un grand nombre d'archers ou gens préposés pour prendre les vagabonds et gens sans aveu pour les faire conduire à Mississipi, parce que, sous ce prétexte, ils arrêtoient depuis quelques jours toutes sortes de personnes sans distinction, hommes, femmes, filles, garçons, et de tous âges, pour les y faire aussi conduire pour peupler le pays. Les plus considérables de ces bagarres furent dans la rue Saint-Antoine et sur le pont NotreDame. Il y eut huit ou dix de ces archers tués et massacrés par le peuple, qui s'armoit de tout ce qui se trouvoit, d'épées, bâtons, bûches, pavés et autres choses dont il pouvoit se servir, et il y en eut encore un plus grand nombre de blessés. Les boutiques de ces quartiers furent fermées, et l'on peut dire que tout le peuple étoit acharné contre ces gens-là, et avec raison, puisque c'étoit lui ôter la liberté publique de ne pouvoir sortir de chez soi sans être arrêté pour aller à Mississipi.

<< Le peuple poussa les choses si vivement, qu'il y eut même de ces archers qui furent poursuivis et tués jusque dans les gouttières des maisons où ils croyoient se sauver. L'un d'eux, qui s'étoit sauvé dans une maison sur le pont Notre-Dame jusqu'au troisième étage, que l'on ne put jeter par les fenêtres, en fut tiré et massacré sur le pavé, et un autre étant blessé, ayant été porté à l'hôtel-Dieu pour y être pansé, les malades convalescents, qui apprirent tout cela, achevèrent de le tuer. Enfin l'on peut dire aussi que le peuple avoit raison, puisque personne n'osoit sortir pour ses affaires ou pour gagner sa vie, même les gens de métier et les domestiques, dont plusieurs avoient été arrêtés, n'étant pas en sûreté hors de chez soi. L'on a conté plusieurs histoires particulières à ce sujet, dont beaucoup sont vraies."

« L'on disoit que c'étoit M. le Blanc, secrétaire d'État pour la guerre, qui le faisoit faire par ces gens-là, à qui il donnoit dix francs pour chaque personne qu'ils prenoient, parce qu'il avoit une colonie

1. Ci-dessus, p. 258, note 2.

2. Archives nationales, reg. U 363.

à Mississipi qu'il vouloit peupler. D'autres disoient que le Système de M. Law le disoit ainsi, afin d'émouvoir le peuple à mettre le feu à la Banque pour payer tout le monde en un seul jour et qu'elle ne fût plus tenue de payer le papier, qui étoit à présent la richesse du royaume. Enfin sur le soir la bagarre finit, et le peuple se sépara.

<< Le lendemain matin, 30 avril, elle recommença encore comme hier après-midi, dans la rue du Roi-de-Sicile, presque dans le même quartier de la rue Saint-Antoine, où ces archers avoient encore arrêté quelques personnes. Il y en eut encore un de tué et d'autres blessés, ainsi que dans d'autres quartiers de cette ville, et l'on disoit même que la maison de M. d'Argenson, lieutenant général de police, vieille rue du Temple, étoit comme assiégée par la populace.

<< L'on disoit tout bas que c'étoit par ordre du Roi, et que l'on ne vouloit pas que le Parlement s'en mêlât, ce qui n'est pas croyable, puisque M. le maréchal de Villeroy, passant dans les rues, avoit dit tout haut au peuple que ce n'étoit pas l'intention du Roi que l'on arrêtât ainsi toutes sortes de personnes sans en faire distinction, mais seulement les vagabonds et gens sans aveu.

« L'après-midi fut un peu plus calme que le matin, et il n'y eut pas un grand fracas. »

VII

CONFÉRENCE ENTRE LE RÉGENT
ET LES COMMISSAIRES DU PARLEMENT'
(8 juin 1720).

« Du lundi 10 jour de juin 1720, du matin.

« Ce jour... toutes les chambres ayant été assemblées... M. le premier président a récité à la cour que Messieurs les députés nommés le 27 du mois dernier et lui, ayant été avertis de la part de M. le duc d'Orléans, s'étoient rendus samedi dernier au Palais-Royal sur les trois heures de relevée; que, ayant été introduits dans le cabinet de M. le duc d'Orléans, où ils avoient eu le plaisir de trouver M. le Chancelier, M. le duc d'Orléans, accompagné de M. le duc de Chartres, de M. le duc de Bourbon, de mondit sieur le Chancelier, du sieur le Peletier des Forts et du sieur de la Vrillière, secrétaire d'État, les avoit reçus avec toutes les démonstrations de confiance imaginables; - qu'il leur avoit donné lecture d'un édit de création de rentes destinées à retirer une partie du papier répandu dans le public par le remboursement des anciennes rentes, et que, sur les difficultés qu'ils avoient eu l'honneur de lui proposer, il avoit trouvé bon que l'édit fut non seulement réformé, mais refait en son entier, quoiqu'il fût déjà scellé ; — qu'une partie des difficultés se réduisoit à ce que le premier édit ne portoit création que d'une partie des rentes qu'on avoit intention de rétablir, ce qui auroit pu mettre quelque différence entre les rentiers par la différente date des créations, à ce qu'il y avoit quelques expressions dont la Compagnie leur paroissoit pouvoir craindre qu'on n'inférât une approbation de sa part de ce qu'elle n'avoit jamais approuvé, et au denier auquel les rentes étoient rétablies; — que la facilité infinie avec laquelle on s'étoit prêté sur les deux premiers points ne pouvoit que faire espérer à la Compagnie de trouver des dispositions très favorables d'obtenir pour le bien public tout ce qui sera praticable dans la situation présente; que, pour le denier auquel les nouvelles rentes étoient fixées par l'édit, Messieurs les députés avoient fait toutes les instances dont étoient capables des personnes de leur zèle, de leur fermeté et de leurs lumières, mais que

1. Archives nationales, registre du Parlement, X1A 8438, fol. 39 vo. Ci-dessus, p. 336, note 2.

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LE RÉGENT ET LES COMMISSAIRES DU PARLEMENT. 477

M. le duc d'Orléans, après s'être donné la peine de leur exposer luimême l'état des affaires, leur avoit marqué qu'il croyoit impossible d'acquitter les rentes à un denier plus fort, ajoutant qu'il valoit mieux les acquitter fidèlement que de flatter le public de l'espérance de ce qu'on ne pourroit exécuter, et promettant qu'elles ne souffriroient aucune diminution du denier auquel elles seroient fixées par l'édit; que, dans le cours de la conversation, on avoit agité presque toutes les matières qui intéressent le public dans l'état présent des finances, et que M. le duc d'Orléans y étoit entré de la manière du monde la plus aisée et la plus capable de mettre en une entière liberté de parler; que, sur la crainte qu'on lui avoit marqué qui se répandoit qu'on ne pensât à augmenter le prix des monnoies, il avoit assuré qu'il n'en seroit pas question, et marqué qu'il seroit plutôt diminué qu'augmenté ; que, sur l'embarras que le commerce souffre de ce qu'on ne change plus ce genre de billets nommés de banque, dont la cour n'a jamais approuvé l'établissement au nom du Roi, mais qui se trouve de fait le principal lien du commerce dans le moment présent, et sur le point encore plus capital du grand nombre de ces billets répandus dans le public, dont la présente création de rentes ne consommeroit qu'une partie, il avoit assuré qu'on couperoit ceux de dix mille et de mille livres en billets de moindre valeur, et qu'on acquitteroit au porteur ceux de cent et de dix livres, et avoit communiqué des vues pour retirer et brûler la plus grande partie du restant desdits billets; en sorte qu'il n'en demeurât dans le commerce que le nombre absolument nécessaire pour entretenir la circulation jusqu'à ce que l'argent reparût en une abondance suffisante, ajoutant que ce reste seroit changé de nature et converti en billets de nouvelle fabrique en nombre fixe et d'une valeur invariable, dont le tableau seroit en l'hôtel de ville de Paris et dont le détail seroit sous la jurisdiction du prévôt des marchands, et par conséquent sous celle de la cour, et même confié immédiatement à la cour, si elle le jugeoit à propos; - enfin qu'il avoit assuré qu'on pourvoiroit aux désordres causés par le commerce public du papier et par la difficulté d'aborder au lieu où se fait la distribution des billets; qu'en un mot il ne s'étoit rien passé dans cette conférence qui ne dût être infiniment sensible à la cour, tant par la manière de traiter à son égard que par les espérances prochaines qu'elle pouvoit en concevoir pour le bien public. >>

VIII

LAW ET LES FRÈRES PARIS1.

(Extrait des Mémoires inédits de Paris de la Montagne.)

Claude Paris de la Montagne, le second des quatre frères Paris, écrivit en 1729 un Discours à ses enfants pour les instruire de sa conduite et de celle de ses frères dans les principales matières du gouvernement où ils ont participé. La minute originale de ce document, véritables mémoires d'un financier qui joua un rôle important dans la première partie du règne de Louis XV, est conservée aux Archives nationales sous la cote KK 1005D, et l'on en connaît diverses copies. Cette minute est un registre de 298 pages, auquel on a joint une table alphabétique des événements rapportés et des matières traitées; mais cette table doit appartenir à une des copies du « Discours »; car les pages auxquelles elle renvoie ne sont pas celles de la minute, qui n'a reçu d'ailleurs de pagination qu'à l'époque moderne. Le marquis de Luchet s'en est servi dans son Histoire de MM. Paris (1776). — Nous extrayons de ces Mémoires le chapitre vin (p. 121 à 133 de l'original), qui a trait aux rapports des quatre frères avec Law, auquel ils firent toujours une opposition irréductible, qui se termina par leur exil en juin 1720. Saint-Simon, qui ne les aimait guère, comme tous les financiers en général, a mentionné leur disgrâce (ci-dessus, p. 337), non sans satisfaction.

<< Le sieur Law, écossois, qui n'avoit fait d'autre métier que celui de joueur et d'aventurier, s'étant introduit auprès de Mgr le duc d'Orléans, lui donna de grandes idées de lui par les premiers projets qu'il lui présenta. Il ne s'agissoit encore que de l'établissement d'une banque, qui devoit multiplier la circulation et faciliter les remises et les transports de deniers, et le sieur Law posoit pour principe dans son mémoire que tout homme qui faisoit son billet sans avoir l'argent dans la caisse étoit digne de mort, et que pareillement celui qui touchoit aux monnoies méritoit la même peine. Ce projet, fondé sur ces deux principes, bien différents de ce que la France a éprouvé depuis pour son malheur, fut rapporté au Conseil et, après plusieurs débats, fut enfin agréé. On créa des actions en billets de l'État pour servir de caution à la banque, et l'on fit des billets de banque en écus

1. Ci-dessus, p. 337, note 3.

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