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s'expliqua si crûment à l'occasion de ce brûlement de billets et de quelques méprises qui s'y commirent de la part de ceux dont il les recevoit, que ces Messieurs, offensés, aigrirent M. le duc d'Orléans, et le persuadèrent que, au temps scabreux où l'on étoit du côté du peuple et de la confiance, l'emploi de prévôt des marchands ne pouvoit être en de plus dangereuses mains. A cette disposition, Trudaine mit le comble par un propos imprudent qui lui échappa de surprise en public en un brûlement de billets, comme si quelques-uns de ceux-là lui eussent déjà passé par les mains. Tout aussitôt M. le duc d'Orléans en fut informé, et il est vrai que cela fut promptement débité partout, et ne fit pas un bon effet pour la confiance. Un jour ou deux après, M. de Saint-Simon vint à son ordinaire travailler avec M. le duc d'Orléans. Dès qu'il parut, et le prince étoit seul dans une pièce du grand appartement du Palais Royal qui donne dans le petit : « Je vous attends, lui dit-il, avec impatience; je veux vous parler de choses importantes », et, s'enfonçant dans cette vaste pièce en se promenant seul avec lui, lui conte l'affaire de l'hôtel de ville comme on la lui avoit rendue, et tout de suite ajouta que c'étoit complot du maréchal de Villeroy et du prévôt des marchands, et qu'il avoit résolu de les chasser tous deux. Saint-Simon lui laissa jeter son feu, puis essaya de lui ôter ce complot de la tête, en lui faisant le portrait de Trudaine, condamnant sa rusticité et surtout son imprudence, et lui remontrant qu'elle ne méritoit ni un éclat ni un affront, mais bien un avertissement un peu ferme d'être plus mesuré dans ses paroles. Il chercha à donner du poids à son avis par la mauvaise satisfaction toute récente qu'il avoit personnellement du prévôt des marchands, qui lui avoit brutalement refusé de faire échevin Boulduc, apothicaire du Roi, très distingué dans son métier, et le Régent ne le pouvoit ignorer, parce qu'il avoit donné son agrément avant que Saint-Simon l'eût demandé à Trudaine. Tout cela ne se passa point sans de vives altercations tant sur le maréchal que sur l'autre. Saint-Simon représenta le double danger, dans un temps si critique, de toucher pour la seconde fois à l'éducation du Roi et de lui ôter le maréchal de Villeroy après M. du Maine, et quels affreux discours cela feroit renouveler dans un public outré du désespoir de sa fortune pécuniaire, et parmi un peuple qu'on cherchoit à soulever; qu'à l'égard du prévôt des marchands, ce seroit confirmer toute l'induction que les malintentionnés voudroient tirer de son imprudence, et perdre tout crédit et toute confiance à jamais, que d'ôter et à cette occasion, un homme de cette réputation d'honneur, de justice, de probité, de droiture; qu'on ne manqueroit pas d'en conclure qu'on avoit encore voulu jouer des gobelets et imposer au monde, en brûlant de faux papiers et remettre les véritables dans le public, et qu'on faisoit une violence sans exemple d'ôter un prévôt des marchands avant l'expiration de son temps, parce que celui-ci n'avoit pu se prêter à une si indigne supercherie. M. le duc d'Orléans, résistant à toutes ces remontrances par la persuasion du danger encore plus grand

où il s'exposoit en laissant ces deux hommes en place, passa à déclarer à Saint-Simon qu'il étoit non-seulement résolu à s'en défaire, mais à leur donner, lui Saint-Simon, et Châteauneuf, conseiller d'État, pour successeurs. Inutile d'allonger ces Notes d'une si longue quoique si curieuse dispute. Il suffira ici de dire qu'il s'écria qu'il n'accepteroit jamais la place de gouverneur du Roi, et que plus il étoit attaché au Régent, et moins en devoit-il être susceptible; sur Châteauneuf, que, bien qu'il eût fait son devoir et justice en Bretagne, cette commission en gros étoit triste et fâcheuse, pour servir de degré à revêtir les dépouilles d'un magistrat populaire, cher par sa vertu, et que, étant Savoyard, c'étoit encore une exclusion, qui, n'étant pas considérée par le Régent comme telle, offenseroit beaucoup et donneroit beaucoup d'entraves et d'obstacles à ce premier prévôt des marchands étranger. M. le duc d'Orléans demeurant ferme sur tous les points, Saint-Simon se jeta à genoux, prit les siens entre ses bras, le conjura par tout ce qu'il put de plus touchant, et protesta qu'il ne se relèveroit point qu'il ne lui eût donné sa parole de laisser le maréchal de Villeroy et Trudaine dans leurs places. Ce fut encore autre débat. Enfin le Régent se laissa toucher, et promit à plusieurs reprises ce que Saint-Simon exigea avant de se relever. Ils travaillèrent ensuite, puis Saint-Simon s'en retourna à Meudon, où il passoit l'été dans le château neuf qui lui avoit été prêté, et ne revenoit à Paris que pour les affaires. Le lendemain, sans aller plus loin, Trudaine fut remercié et Châteauneuf nommé, et pour la forme élu en sa place, soit que M. le duc d'Orléans n'eût promis le contraire au duc de Saint-Simon que pour s'en dépêtrer, soit que les mêmes gens qui l'avoient aigri l'eussent poussé de nouveau depuis, et l'abbé Dubois aimoit fort Châteauneuf, qui étoit pauvre et mangeur, depuis surtout qu'il l'avoit vu en Hollande. Pour le maréchal de Villeroy, il n'en fut plus question. A quatre jours de là, il y eut conseil de régence. M. de Saint-Simon y alla, et, comme il se trouvoit de mois, il reçut les placets à l'ordinaire derrière la chaise vide du Roi, dans la pièce avant celle du Conseil, entre deux maîtres des requêtes. Bignon, depuis intendant de la Rochelle et tout jeune alors, en étoit un, qui dit à Saint-Simon que Bignon, conseiller d'État, son oncle, auroit été le chercher à Meudon s'il n'avoit été incommodé, et que, étant pressé de lui parler, il l'avoit chargé de lui demander si et quand il le pourroit trouver chez lui à Paris. Saint-Simon étoit de père en fils ami particulier des Bignon; il dit au neveu qu'au sortir du Conseil il passeroit chez son oncle, et il y alla. Dès que Bignon le vit, il lui dit que, si Trudaine avoit osé aller à Meudon, il y auroit couru lui témoigner toute sa reconnoissance, que, ne pouvant la contenir, il l'avoit chargé de lui dire qu'il s'étoit acquis en lui un serviteur à jamais, et de là un torrent de louanges et de remerciments. Saint-Simon qui n'avoit de sa vie eu aucun commerce avec Trudaine, et qui n'imaginoit pas ce que Bignon lui vouloit dire, demeura fort étonné. Bignon lui dit qu'il ne devoit point être si réservé, qu'ils savoient tout, et de là, raconta mot à mot

la conversation entière qu'il avoit eue avec le Régent qu'on vient de rapporter en gros. La surprise de Saint-Simon fut alors extrême; il nia d'abord tant qu'il put; mais il n'y gagna rien, et le récit exact de tout, et pour l'ordre, et jusque pour la plupart des termes, l'action de la fin, tout fut rendu par Bignon dans une si étrange justesse que Saint-Simon, malgré lui, ne put désavouer et se tourna à demander le secret pour toute reconnoissance; c'est précisément ce qui lui fut refusé, et ils publièrent partout ce que Trudaine lui devoit, qui le vint voir au bout de quelque temps et qu'il a cultivé le reste de sa vie. D'imaginer après comme cela s'est su et avec cette précision, si un valet curieux relaissé entre deux portes, ou si le Régent lui-même aura rendu cette conversation; c'est ce que M. de Saint-Simon n'a jamais pu savoir, ni de Bignon, ni de Trudaine, qui ne l'ont jamais voulu dire, ni d'ailleurs. Ce que Saint-Simon y gagna de très rare, ce fut la malveillance du maréchal de Villeroy, qui ne put lui pardonner la destination de sa place, non pas même en faveur de ce qu'il la lui avoit fait conserver. Ce fut un renouvellement de la même crainte qu'il avoit déjà eue, et puis un troisième après qui l'aigrit encore plus, et n'a pardonné au duc de Saint-Simon que lorsque le duc de Charost a eu sa place; mais tout cela dépasse le temps de ces Mémoires.

1680. Ambition et popularité du maréchal de Villeroy.

(Page 346.)

2 juillet 1720. Il n'y avoit rien que le maréchal de Villeroy n'eût mis en usage depuis la Régence pour se rendre agréable au Parlement et au peuple. M. de Beaufort lui avoit tourné la tête. Il crut que, avec la confiance que le Roi lui avoit marquée dans les derniers temps de sa vie, ce qu'il pensoit pouvoir attendre des troupes qu'il avoit si longtemps commandées, et se trouvant le doyen des maréchaux de France, avec le Roi entre ses mains, le gouvernement de Lyon où il étoit maître absolu, et son fils capitaine des gardes du corps, c'étoit de quoi balancer l'autorité du Régent et faire en France le premier personnage. Il se piqua aussi de s'opposer à tous les édits bursaux, à Law et à tout ce que le Parlement répugnoit à enregistrer. Il rendoit au duc de Noailles la vie dure tant qu'il put, tandis qu'il eut les finances, quoiqu'il s'en mêlât comme de tout très superficiellement, et il avoit grand soin de faire répandre parmi le Parlement et le peuple les périls auxquels il s'exposoit pour l'autorité et les bons avis de l'un et pour le soulagement de l'autre. Il tourmentoit le Roi à toute heure que des magistrats se présentoient pour faire leur cour, et les distinguoit sur tous autres; il le montroit aussi au peuple avec affectation, et comme ce peuple s'étoit pris de passion pour le Roi, à proportion qu'il s'étoit pris de haine contre le feu Roi, et que les ennemis de la Régence décréditoient M. le duc d'Orléans auprès de lui, ce fut aussi ce dont le maréchal se servit le plus dange

reusement pour ses vues. Il portoit la clef du beurre de la Meute dont le Roi mangeoit, avec le même soin que le garde des sceaux n'en désempare pas les clefs, et il fit un jour une sortie épouvantable, et avec apparat, parce que le Roi en avoit mangé d'autres, comme si tous les autres vivres dont il usoit tous les jours, le pain, la viande, le poisson, les assaisonnements, le potage, l'eau, le vin, tout ce qui se sert au fruit, n'eût pas été susceptible des mêmes soupçons. Il fit une autre fois le même vacarme pour des mouchoirs du Roi, qu'il gardoit encore, comme si ses chemises et cent autres choses à son usage n'eussent pas été aussi dangereuses et que pourtant il ne pouvoit tout conserver et distribuer lui-même. C'étoient ainsi des superfluités de précautions qui indignoient les honnêtes gens, qui en faisoient rire d'autres, mais qui frappoient les sots et le peuple, et qui faisoient ce double effet de renouveler les idées horribles qu'on entretenoit soigneusement contre M. le duc d'Orléans, et que c'étoit aux soins, à la vigilance, à la fidélité du maréchal qu'on devoit la conservation de la vie du Roi, et c'est ce qu'il vouloit bien établir dans l'opinion du Parlement et du peuple, et à quoi il s'en fallut bien peu qu'il ne parvint parfaitement. C'est ce qui lui attachoit ce peuple, et qui lui valut cette belle députation des harengères, qu'il reçut comme des ambassadrices, qu'il combla de caresses et de présents, et qui le comblèrent de joie et d'audace. Elle le mena trop loin à la fin; mais sa chute, aussi méritée qu'entière, et à laquelle il força le Régent malgré lui, dépasse de trop loin ces Mémoires; il n'en put jamais revenir, et fit voir de plus en plus quel rien il étoit, et quels avoient été les choix et les goûts de Louis XIV.

1681. Arrêt du Conseil défendant de porter des pierreries.
(Page 350.)

5 juillet 1720. Cet arrêt des pierreries fit grand bruit, enté surtout sur tant d'autres, qui alloient tous à s'emparer de tout l'argent pour du papier décrié et auquel on ne pouvoit plus avoir la moindre confiance. En vain M. le duc d'Orléans, Monsieur le Duc et Madame sa mère voulurent-ils persuader qu'ils donnoient l'exemple en se défaisant de leurs immenses pierreries dans les pays étrangers; en vain y envoyèrent-ils en effet, il n'y eut qui que ce soit qui en fût la dupe et qui ne cachât bien soigneusement les siennes, qui en avoit, ce qui se put par le petit volume bien plus facilement que l'or et l'argent.

1682. Édit déclarant la Compagnie des Indes

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compagnie de commerce.

(Page 352.)

15 juillet 1720. Cet édit fut la dernière ressource de Law et de son Système. Aux tours de passe-passe du Mississipi il avoit fallu

chercher à substituer quelque chose de réel depuis l'événement de l'arrêt surtout du 22 mai dernier, si célèbre et si funeste au papier. On voulut donc substituer aux chimères une compagnie réelle des Indes, et ce fut ce nom et cette chose qui succéda et qui prit la place de ce qui ne se connoissoit auparavant que sous le nom de Mississipi. On avoit eu beau donner à cette compagnie la ferme du tabac et quantité d'autres immenses revenus, ce n'étoit rien pour faire face au papier répandu dans le public, quelque soin qu'on eût pris de le diminuer à tous hasards, à toutes ruines, à toutes restes. Il fallut chercher d'autres expédients, et il ne s'en trouva point que celui de rendre cette compagnie compagnie de commerce, qui étoit à dire, sous un nom doux, simple et obscur, lui attribuer le commerce exclusif en entier. On peut juger comment une telle résolution put être reçue dans le public. Aussi opéra-t-elle deux choses: une fureur qui s'aigrit tellement par la difficulté de toucher son propre argent jour par jour pour sa subsistance journalière, que ce fut merveille comme l'émeute s'apaisa, et que tout Paris ne se révoltât pas tout à la fois ; et que le Parlement, prenant pied sur cette émotion publique, tint ferme jusqu'au bout contre l'enregistrement de l'édit, et en fut envoyé à Pontoise. On voit bien que le pauvre Dangeau, accablé d'années et de la suite de sa taille 1, étoit tout proche de son terme, par le peu que ses Mémoires fournissent ici. Ce seroit en faire, et de très curieux, que d'y suppléer ici; mais on ne s'est proposé que de le suivre, et, puisqu'il n'en dit pas davantage, on se dispensera d'y ajouter 2.

1683. L'agiotage public est transféré à l'hôtel de Soissons.

(Page 369.)

29 juillet 1720. Cet agiotage public demeura encore quelque temps à la place de Vendôme avant que d'être transporté au jardin de l'hôtel de Soissons, où véritablement il étoit plus dans son centre, sous les yeux de M. et de Mme de Carignan, et lui payant bien le louage, et en bien des façons. Parmi les seigneurs, on n'en comptoit guères que quatre ou cinq qui, pouvant avoir gros du Mississipi dès sa naissance jusqu'alors, avoient constamment refusé d'en recevoir quoi que ce fût : les ducs de Saint-Simon et de la Rochefoucauld, les maréchaux de Villeroy et de Villars et le Chancelier. De ce petit nombre, les trois du milieu étoient frondeurs, de projet et d'effet, liés ensemble pour l'être, et comptant mieux faire leurs affaires par là, et, de plus, devenir des personnages avec qui le gouvernement compteroit. Non que M. de la Rochefoucauld eût en soi ni dans ses emplois de quoi y parvenir, mais riche à millions et étroitement uni avec les Villeroy d'amitié

1. L'opération de la taille, qu'il avait subie à la fin de 1719, à quatrevingt-deux ans.

2. Saint-Simon ne pensait donc pas encore à écrire ses Mémoires.

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