Page images
PDF
EPUB

une de neuf mille à la veuve du duc d'Albemarle, remariée secrètement au fils de Mahony', dont il a été fort parlé ici à propos de l'affaire de Crémone, où le maréchal de Villeroy fut pris. Cette femme étoit fille de Lussan, dont il a été fait aussi mention ici à propos du procès que me fit sa mère, qui me brouilla pour toujours avec Monsieur le Duc et Madame la Duchesse 3.

L'agiotage public étoit toujours établi dans la place de Add SS. 1683 Vendôme, où on l'avoit transporté de la rue Quincampoix. Ce Mississipi avoit tenté tout le monde: c'étoit à qui en rempliroit ses poches à millions par M. le duc d'Orléans et par Law. Les princes et les princesses du sang en avoient donné les plus merveilleux exemples. On ne comptoit de gens à portée d'en avoir tant qu'ils en auroient voulu, que le Chancelier, les maréchaux de Villeroy et de Villars, et les ducs de Villeroy, de la Rochefoucauld et moi, qui eussent constamment refusé d'en recevoir quoi

1. Saint-Simon répète, en l'aggravant, l'erreur qu'il avait déjà commise dans le tome XV, p. 70; il lit d'ailleurs mal Dangeau, qui disait très exactement (p. 333) : « Mme de Melfort, veuve du duc d'Albemarle.» Marie-Gabrielle d'Audibert de Lussan (tome IV, p. 321) épousa en effet d'abord le duc d'Albemarle, bàtard de Jacques II, qui mourut en 1702, se remaria secrètement avec un Mahony, qui n'était pas le fils du Mahony de Crémone, et, veuve encore, convola en troisièmes noces en 1707 avec le duc de Melfort.

2. Tome X, p. 66, 75, 78 et 84-85.

3. Tome XV, p. 64 et suivantes.

Saint-Simon prend la mention de toutes ces pensions dans le Journal de Dangeau, au début d'août, p. 332-333, et 336.

4. Ci-dessus, p. 320.

5. L'avidité des princes et des princesses du sang et leurs profits énormes dans les spéculations de Law furent l'occasion de nombreuses chansons; Raunié, Chansonnier historique du dix-huitième siècle, en cite quelques-unes (tome III, p. 147-148, 154, 204-205 et 273), et notamment ce couplet à l'adresse de Monsieur le Duc :

Prince, dites-nous vos exploits;
Que faites-vous pour votre gloire?
- Taisez-vous, sots; lisez l'histoire
De la rue Quincampoix.

MÉMOIRES DE SAINT-SIMON. XXXVII

24

Maréchal de Villars cruellement

hué dans la place de

Vendôme. L'agiotage qui y étoit]

établi transporté dans le jardin

que ce fût. Ces deux maréchaux et la Rochefoucauld étoient frondeurs de projet et d'effet, et le duc de Villeroy suivoit le bateau de sel'. Ils étoient liés ensemble pour leur Fronde, pensant mieux faire leurs affaires par là, et devenir de plus des personnages avec qui le gouvernement seroit forcé de compter. Ce n'étoit pas que la Rochefoucauld eût par soi, ni par sa charge, de quoi arriver à ce but; mais, riche à millions, fier de son grand-père dans la dernière minorité, plus étroitement et de tout temps uni au duc de Villeroy que par leur proximité de beaux-frères3, il suivoit les Villeroy en tout, et cet air de désintéressement et d'éloignement du Régent, sans toutefois cesser d'être devant lui ventre à terre, leur donnoit, dans le Parlement et auprès du peuple, les plus vastes espérances.

Un jour que le maréchal de Villars traversoit la place de Vendôme dans un beau carrosse, chargé de pages et de laquais, où la foule d'agioteurs avoit peine à faire place, le maréchal se mit à crier par la portière contre l'agio, et avec son air de fanfaron à haranguer le monde sur la honte que c'étoit. Jusque-là on le laissa dire; mais, s'étant avisé d'ajouter que pour lui il en avoit les mains nettes, qu'il n'en avoit jamais voulu, il s'éleva une voix forte qui s'écria:

1. Cette locution, qu'aucun lexique n'a relevée et dont on ne connaît pas d'autre exemple, est facile à comprendre, pour ce que Saint-Simon veut dire, mais difficile à expliquer quant à son origine. Il est du moins curieux de remarquer qu'on appelait bateau de selles, au dix-septième siècle à Paris, un grand bateau plat et couvert, ayant le long de chaque bord des petits bancs appelés selles, sur lesquels les blanchisseuses battaient leur linge.

2. Il a déjà à plusieurs reprises comparé à la Fronde l'opposition qu'un certain parti faisait au Régent (voyez notamment tome XXXV, p. 22-23); celui-ci appelait Villeroy « le généralissime » et Villars « le général des frondeurs » (Mathieu Marais, tome I, p. 350).

3. Ils avaient épousé tous deux les filles de Louvois.

4. « On dit proverbialement et figurément demander pardon ventre à terre, pour dire demander pardon avec toute sorte de soumission, et on dit dans le même sens faire venir quelqu'un le ventre à terre » (Académie, 1718).

Soissons. Avidité sans pareille de M. et

<< Eh! les sauvegardes1! » Toute la foule répéta ce mot, de l'hôtel de dont le maréchal honteux et confondu, malgré son audace ordinaire, s'enfonça dans son carrosse, et acheva de traverser la place au petit pas, au bruit de cette huée qui le suivit encore au delà, et divertit Paris plusieurs jours de Carignan. à ses dépens sans être plaint de personne.

A la fin on trouva que cet agiotage embarrassoit trop la place de Vendôme et le passage public; on le transporta dans le vaste jardin de l'hôtel de Soissons. C'étoit en effet son lieu propre. M. et Mme de Carignan, qui occupoient l'hôtel de Soissons, à qui il appartenoit, tiroient à toutes mains de toutes parts3. Des profits de cent francs, ce qu'on auroit peine à croire s'il n'étoit très reconnu, ne leur sembloient pas au-dessous d'eux, je ne dis pas pour leurs domestiques, mais pour eux-mêmes, et des gains de millions dont ils avoient tiré plusieurs de ce Mississipi, sans en compter d'autres pris d'ailleurs, ne leur paroissoient pas au-dessus de leur mérite, qu'en effet ils avoient porté au dernier comble dans la science d'acquérir avec

1. Voyez notamment tome XV, p. 180-184, et les notes.

:

2. A l'emplacement de la Bourse de commerce actuelle tome II, p. 225. L'ordonnance de transfert est du 20 juillet; elle fut complétée le 22 par un règlement (promulgué le 29 par le lieutenant de police) pour « la police et sûreté pour le commerce établi à l'hôtel de Soissons >>> (Archives nationales, AD+760); enfin une ordonnance du 16 août y défendit tout autre commerce que celui des effets de la Compagnie des Indes, et fixa le temps d'ouverture de neuf heures du matin à une heure après midi (ibidem, reg. O1 64, fol. 230 vo).

3. En décembre 1718, le prince de Carignan, à court d'argent, avait vendu le jardin de l'hôtel à l'architecte Boffrand pour 650 000 livres ; on devait y percer deux rues et y bâtir des maisons. Il y eut même un commencement de travaux en mai 1719. Mais le Régent, ayant choisi cet emplacement pour faire bâtir un théâtre d'opéra italien, força M. de Carignan à rembourser Boffrand au moyen d'un prêt que Law fit au prince (Journal de Dangeau, tomes XVII, p. 423, et XVIII, p. 43 et 166; Mémoires du duc de Luynes, tome IX, p. 511-512). Entre temps, en mars 1719, le bruit avait couru que Law achetait l'hôtel luimême pour le démembrer, moyennant 750 000 livres (Journal de Buvat, tome 1, p. 368); mais cela n'avait pas eu de suite.

de Mme

Law, retourné
Palais-Royal

du

toutes les bassesses les plus rampantes, les plus viles, les plus continuelles. Ils gagnèrent en cette translation un grand louage, de nouvelles facilités et de nouveaux tributs'. Law, leur grand ami, qui avoit logé quelques jours au Palais-Royal, étoit retourné chez lui, où il recevoit force visites. Le Roi alla voir à diverses reprises les troupes qu'on avoit fait approcher de Paris, après quoi approchées de elles furent renvoyées. Celles qui avoient formé un petit camp à Charenton retournèrent au leur de Montargis travailler au canal qu'on y faisoit.

chez lui, fort

visité.

Les troupes

Paris

renvoyées.

Peste

de Marseille.

Law avoit obtenu depuis quelque temps par des raisons de commerce que Marseille fût port franc. Cette franchise y fit abonder les vaisseaux, surtout les bâtiments de Levant, [qui] y apportèrent la peste faute de précaution, qui dura longtemps, et qui désola Marseille, la Provence,

1. L'avocat Barbier (Journal, p. 58) donne des détails sur le « grand louage » du prince de Carignan: « Tout autour [du jardin], on a fait des loges, toutes égales, propres et peintes, ayant une porte et une croisée avec le numéro au-dessus de la porte. C'est de bois; il y en a cent trente-huit, avec deux entrées, l'une dans la rue de Grenelle, et l'autre dans la rue des Deux-Écus, des suisses de la livrée du Roi aux portes et des corps de garde, avec une ordonnance du Roi pour ne laisser entrer ni artisans, ni laquais, ni ouvriers. Ce sont deux personnes qui ont entrepris cela, peut-être au profit de la Banque. Ils donnent cent cinquante mille livres à M. le prince de Carignan ; il leur en coûte encore cent mille livres pour l'accommodement, et chaque loge est louée cinq cents livres par mois. » Comparez les Mémoires de Mathieu Marais, p. 359.

2. Saint-Simon doit se tromper; car Dangeau écrivait au contraire le 3 août : « M. le duc d'Orléans a donné un logement dans le PalaisRoyal à M. Law. »

3. Il alla le 5 août au camp de Charenton, et peut-être à SaintDenis (Dangeau, p. 331, 332 et 333; Journal de Barbier, p. 60; Gazette d'Amsterdam, no LXVI).

4. C'est une affirmation erronée; Marseille était port franc depuis la déclaration du 12 août 1669, par laquelle Louis XIV lui avait accordé ce privilège.

5. Le manuscrit porte: « Cette franchise qui y fit abonder les vaisseaux, surtout les bâtiments du Levant, y apportèrent »; nous supprimons le qui mal placé, pour le remettre à sa place logique.

et les provinces les plus voisines1. Les soins et les précautions qu'on prit la restreignirent autant qu'il fut possible, mais ne l'empêchèrent pas de durer fort longtemps, et de faire d'affreux désordres. Ce sont des détails si connus qu'on se dispensera d'y entrer ici.

1. La première annonce du fléau parvint au public parisien par le numéro du 6 août de la Gazette d'Amsterdam qui publiait une lettre de Marseille du 19 juillet. Dangeau le nota le 8 (p. 334); notre Gazette n'en parla jamais, et le Mercure seulement en novembre, et assez sobrement. Les Mémoires de Mathieu Marais donnent de nombreux détails (tomes I, p. 368, 387-388, 391, 394, 405, 413, 454, et II, p. 15, 39, 125, 142, 270, 291); Barbier ne s'en inquiète qu'en 1721. Il y a de longues lettres du mois de septembre dans la Gazette d'Amsterdam, Extraordinaires LXXXIII et LXXXIV. On trouvera encore des renseignements dans les manuscrits Français 12067, et Nouv. acq. franç. 22 930 à 22 934 et 22943 de la Bibliothèque nationale, dans le ms. Arsenal 4258, fol. 61-109, dans les mss. 866-868 de la bibliothèque d'Aix-en-Provence, dans les cartons G7 1729 à 1745 des Archives nationales. Le Cabinet historique, tome XI (1865), première partie, p. 175-178, a reproduit une curieuse lettre de Mgr de Belsunce (27 septembre), dont on connaît le dévouement dans cette calamité de sa ville épiscopale. Il parut en 1820 en deux volumes à Marseille un recueil de Pièces historiques sur la peste de Marseille, et MM. Paul Gaffarel et le marquis de Duranty ont publié en 1911 La Peste de 1720 à Marseille et en France, d'après des documents inédits, gros volume de plus de six cents pages.

2. C'était la neuvième épidémie de peste qui ravageait Marseille depuis 1476; on prétendit que le nombre des victimes avait atteint quarante mille. Le fléau dura plus de dix-huit mois, et ce fut seulement le 12 février 1723 qu'on chanta à Notre-Dame un Te Deum de délivrance (Mathieu Marais, tome II, p. 411). Dans tous les pays qui avoisinaient la Provence, on prit des précautions rigoureuses pour prévenir l'extension du mal; voyez notamment pour Bordeaux les Archives historiques de la Gironde, tome LIV, p. 113-115. Notre Gazette, qui ne disait rien de ce qui se passait dans notre midi, insérait dans ses correspondances de Rome les mesures énergiques prises par le gouvernement pontifical: p. 428, 452, 477, 488-489, 512, 525. En août 1723, le peintre de Serre exposa deux grands tableaux représentant au naturel des scènes de la peste de Marseille; mais en France on les trouva trop réalistes; personne n'en voulut, et ils furent achetés par des Anglais (Mathieu Marais, tome III, p. 31; Mercure d'août 1723, p. 410-414).

« PreviousContinue »