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les vieillards qui vouloient se promener, et force tables de jeu dans les appartements jusqu'au souper'. Mesmes, sa sœur et ses filles faisoient les honneurs, et lui, avec cet air d'aisance, de magnificence, de politesse, de prévenance et d'attention, en homme qui saisissoit l'occasion de regagner ainsi ce qu'il avoit perdu, en quoi il réussit pleinement; mais ce fut aux doubles dépens du Régent, de l'argent duquel il fournissoit à cette prodigieuse dépense, et se moquoit encore de lui avec Messieurs du Parlement, tant en brocards couverts ou à l'oreille qu'en trahissant une confiance si chèrement et si indiscrètement achetée, dont il leur faisoit sa cour, tant en la leur sacrifiant en dérision qu'en s'amalgamant à eux à tenir ferme et faisant tomber le Régent dans tous leurs panneaux par la perfidie du premier président, à qui M. le duc d'Orléans croyoit finement se pouvoir fier à force d'argent, et de cacher cette intelligence, dont le secret servoit à ce scélérat de couverture aux insolentes plaisanteries qu'il faisoit du Régent et du gouvernement avec ses confrères, qui ne pouvoient pas toutes échapper à M. le duc d'Orléans, et que le premier président et ses traîtres de protecteurs donnoient au Régent comme nécessaires à cacher leur intelligence. Lui vouloir ouvrir les yeux sur une conduite si grossière eût été temps perdu, de sorte que je ne lui en dis pas une parole. Je lui aurois été suspect plus que personne sur le premier président, qui se joua de lui de la sorte, et qui, sans le moindre adoucissement dans la

1. Quoiqu'il y ait une grande exagération dans ce récit, voyez néanmoins le Journal cité ci-dessus, p. 260, 262-263, 271, etc., et celui de Barbier, p. 68-69.

2. Nous connaissons la sœur du premier président, la marquise de Fontenilles (tome XXII, p. 228), et ses deux filles, la seconde mariée au comte de Lautrec, « rousse comme une vache, le teint blanc, de l'esprit et du monde » (tome XXVI, p. 239-240), et l'aînée, Mlle de Mesmes, dont il a été parlé ci-dessus (p. 252), et qui deviendra bientôt la belle-sœur de notre auteur. Mme de Mesmes était morte depuis 1705.

roideur du Parlement, le fit revenir à Paris quand, pour son intérêt personnel, et après s'être pleinement rétabli avec sa Compagnie, et mieux avec elle qu'il y eût jamais été, et maître de la tourner à son gré, il jugea à propos de procurer ce retour. Quelques principaux magistrats du Parlement firent demander à voir M. le duc d'Orléans avant partir, et en furent refusés1.

Le Parlement avoit refusé l'enregistrement de l'édit de sa translation à Pontoise 2. On lui en envoya de nouveau une déclaration, dans laquelle on osa avoir le courage de laisser échapper quelques expressions qui ne devoient pas lui plaire'. Néanmoins il l'enregistra, mais avec la dérision la plus marquée et la plus à découvert. Comme cet enregis trement ne contient pas un seul mot qui ne la porte avec

1. Après cette longue diatribe, où la passion emporte Saint-Simon dans le style diffus et les phrases embrouillées qu'il a reprochées au cardinal de Bouillon (tome XX, p. 14), il prend cette dernière phrase à Dangeau, p. 325.

2. C'est une erreur : le Parlement n'avait pas refusé l'enregistrement de la déclaration (et non édit) du 21 juillet, qui le transférait à Pontoise. Elle ne lui avait pas été envoyée, mais simplement des lettres de cachet à chacun de ses membres. L'acte lui-même ne fut apporté à Pontoise que le 27 juillet par les gens du Roi, et fut enregistré le jour même (Journal du greffier Delisle).

3. Voici le préambule de cette déclaration, qui fut imprimée. Le Roi, après avoir exposé que, depuis son avènement, il s'est appliqué à chercher tous les moyens possibles pour acquitter les dettes de l'État et soulager les charges du peuple, continue ainsi : « Cependant Nous avons la douleur de voir que les officiers qui composent notre Parlement, abusant de l'autorité que nous voulons bien leur confier, et oubliant que leur unique soin devroit être de concourir au maintien de la nôtre dans toute sa splendeur, y donnent eux-mêmes atteinte en éloignant l'exécution de nos décisions sur l'administration des finances de notre royaume, et, notre intention étant de prévenir de nouvelles difficultés de leur part, qui ne pourroient produire d'autre effet que de jeter de la défiance et du trouble dans notre bonne ville de Paris, nous avons résolu de transférer notredit parlement de Paris dans une autre ville où il ne soit occupé que de rendre la justice à nos sujets.... ». Voyez Dangeau, au 26 juillet.

Le Parlement

refuse d'enregistrer sa translation, puis l'enregistre en termes les

plus étranges.

Arrêt de cet enregistrement.

Conduite du premier président;

dérision

le ton et les termes du plus parfait mépris et de la résolution la plus ferme de ne reculer pas d'une ligne, j'ai cru devoir l'insérer ici.

« Registrées, ouï [et] ce requérant le procureur général du Roi, pour continuer par la cour ses fonctions ordinaires, et être rendu au Roi le service accoutumé tel qu'il a été rendu jusqu'à présent, avec la même attention et le même attachement pour le bien de l'État et du public qu'elle a eu dans tous les temps; continuant ladite cour de donner au Roi les marques de la même fidélité qu'elle a eue pour les rois ses prédécesseurs et pour ledit seigneur Roi depuis son avénement à la couronne jusqu'à ce jour, dont elle ne se départira jamais. Et sera ledit seigneur Roi très humblement supplié de faire attention à tous les inconvénients et conséquences de la présente déclaration, et de recevoir le présent enregistrement comme une nouvelle preuve de sa profonde soumission. Et seront copies collationnées de la présente déclaration et du présent enregistrement envoyées aux bailliages et sénéchaussées du ressort, pour y être lues, publiées et enregistrées. Enjoint. aux substituts du procureur général du Roi d'y tenir la main et d'en certifier la cour dans un mois, suivant l'arrêt de ce jour. A Pontoise, en Parlement y séant, le 27 juillet 1720. Signé: Gilbert'. >>

Les paroles et le tour de cet arrêt sont tellement expressifs et frappants, que ce seroit les affoiblir qu'en faire le commentaire. Le Régent n'en parut pas touché ni y faire du Parlement la moindre attention. Je suivis la résolution que j'avois prise : je ne pris pas la peine de lui en dire un mot. Tout se soutint en conséquence à Pontoise. Les avocats, de concert avec le Parlement, ne feignirent point de répandre qu'ils étoient gens libres, qu'ils profiteroient de cette

à Pontoise

et des avocats parcille.

1. Saint-Simon prend ce texte au Journal de Dangeau, p. 328-329; il est conforme à celui qui se trouve dans le registre du Parlement, XIA 8724, fol. 58 vo, et qui fut porté sur l'imprimé. Le signataire est le greffier en chef du Parlement, Roger-François Gilbert de Voisins.

liberté pour aller à la campagne se reposer au lieu d'aller dépenser leur argent à Pontoise, où ils seroient mal logés et fort mal à leur aise'. En effet aucun bon avocat n'y mit le pied; il n'y eut que quelques jeunes d'entre eux et en fort petit nombre, destinés à monter cette garde de fatigue; parce que, encore que le Parlement eût résolu de ne rien faire de sérieux, il ne voulut pas toutefois, après avoir enregistré sa translation, n'entrer point du tout, et pour entrer il falloit bien quelque pâture légère comme quelque défaut, quelque appointé à mettre, et autres bagatelles pareilles, qui les tenoient assemblés une demiheure, rarement une heure, et souvent ils n'entroient pas. Ils en rioient entre eux, et malheur à qui avoit des procès. Quelque peu de présidents riches tinrent quelquefois des tables. En un mot on n'y songea qu'à se divertir, surtout à rien faire, à le montrer même, et à s'y moquer du Régent et du gouvernement.

Cette translation fut suivie de différentes opérations de finance et de plusieurs changements dans les emplois des finances. Des Forts en eut le principal: il exerça le contrôle général en toute autorité, sans en avoir le nom. Je n'entrerai point, selon ma coutume, dans tout ce nouveau détail de finances. Leur désordre n'arrêta point les étranges libéralités, ou, pour mieux dire, facilités de M. le duc d'Orléans à l'égard de gens ou sans mérite ou sans besoin, et de pas un desquels il ne pouvoit se soucier; il donna

6

1. Voyez Dangeau, p. 325, et ce que dit l'avocat Barbier (Journal, p. 55-57).

2. Au sens d'entrer en séance, de tenir l'audience.

3. Le manuscrit du Journal de Delisle (U 747 et 748) contient l'indication de toutes les audiences tenues par les chambres et des affaires qui y furent portées et jugées; souvent en effet la cour « n'entre pas ». 4. Voyez les parties imprimées du Journal susdit.

5. Il y eut particulièrement de nouveaux titulaires pour les intendances de Bordeaux, de Metz, de la Rochelle et d'Auvergne, et on prit diverses mesures que Dangeau expose (p. 325-327).

6. Après donna, Saint-Simon a biffé des pensions.

Foule d'opérations

de finance. Des Forts

en est comme

contrôleur général. Profusion de pensions.

à Madame la Grande-Duchesse une augmentation de quarante mille livres de ses pensions', une de huit mille livres à Trudaine, une de neuf mille livres à Châteauneuf, qu'il venoit de faire prévôt des marchands, une de huit mille à Bontemps, premier valet de chambre du Roi3, une de six mille à la maréchale de Montesquiou*, une de trois mille à Foucaud, président du parlement de Toulouse,

1. Saint-Simon lit mal Dangeau, qui disait au 14 août : « On a donné à Madame la Grande Duchesse, qui avoit représenté le mauvais état de ses affaires, une pension de quarante mille écus (120 000#), qui lui sera payée dix mille livres par mois. »

2. L'ancien prévôt des marchands, qu'on voulait consoler ainsi, et qui passa conseiller d'État ordinaire en décembre à la place de Cau

martin.

3. « Pour le consoler un peu de ce qu'il n'avoit point eu la survivance de la capitainerie de Versailles, qu'il avoit fort espérée; c'étoit un emploi que son père avoit eu longtemps » (Dangeau, au 8 août). On a vu ci-dessus, p. 308, que cette charge avait été donnée au duc de Noailles.

4. C'était la seconde femme du maréchal. Il avait épousé en premières noces Jeanne de Peaudeloup, qui mourut sans enfants le 16 février 1699. Les Mémoires de Sourches, tome VI, p. 133, note, écrivaient au moment de sa mort: « Son mari l'avoit épousée très vieille, dans le temps qu'il n'avoit pas un sol de bien et qu'elle lui donnoit de quoi subsister. Aussi en usa-t-il avec elle parfaitement bien jusqu'à sa mort. Après son décès, il en usa de même avec sa fille du premier lit, nommée la comtesse d'Arbouville, à laquelle il donna même plus qu'il ne lui appartenoit, bien loin de vouloir profiter d'une donation que sa femme lui avoit faite. » Il se remaria le 27 mars 1700 (contrat du 23), dans l'église du Plessis-Piquet, avec Catherine-Élisabeth l'Hermite d'Hiéville, d'une famille normande, âgée de vingt et un an, tandis que lui en avoit soixante, qui ne mourut que le 15 mai 1770, à quatre-vingt-onze ans ; elle n'avait eu qu'un fils, mort en juillet 1717 de la petite vérole (Généalogie de la maison de MontesquiouFezensac (1784), p. 76-78, et Preuves, p. 179-180, où il n'est parlé ni de la première femme ni du fils). La pension était accordée sur la ville d'Arras, dont le maréchal était gouverneur.

5. Jean-Pierre de Foucaud d'Alzon, premier président de la chambre des enquêtes du parlement de Toulouse, marié à Marguerite d'Aignan d'Orbessan. Avant p' (président), Saint-Simon a biffé p

(premier).

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