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miner tout ce qui pouvoit arriver, les remèdes prompts et sûrs à y apporter, parce [qu']il valoit sans comparaison mieux' ne rien entreprendre que demeurer court et avoir le démenti de ce qu'on auroit entrepris, qui seroit la perte radicale de toute l'autorité. Il me dit qu'il y avoit déjà pensé, qu'il y réfléchiroit encore, qu'il comptoit tenir un petit conseil le lendemain au Palais-Royal, où il vouloit que j'assistasse, où tout seroit discuté. Il se mit après sur les maréchaux de Villeroy, Villars, Huxelles, et sur quelques autres moins marqués, et ces propos terminèrent cette conversation.

Petit conseil

tenu au Palais-Royal.

de Silly.

J'allai donc le lendemain jeudi 18 juillet, sur les quatre heures, au Palais-Royal. Ce conseil fut tenu dans une pièce du grand appartement, la plus proche du grand Impudence salon, avec Monsieur le Duc, le duc de la Force, le Chancelier, l'abbé Dubois, Canillac, la Vrillière et le Blanc'. On étoit assis vers une des fenêtres, presque sans ordre, et M. le duc d'Orléans sur un tabouret comme nous et sans table. Comme on commençoit à s'asseoir, M. le duc d'Orléans dit qu'il alloit voir si quelqu'un n'étoit point là auprès, qu'il ne seroit pas fâché de faire venir, et l'alla chercher. Ce quelqu'un étoit Silly, de la catastrophe duquel j'ai parlé ailleurs d'avance, ami intime de Law, de Lassay, de Madame la Duchesse, qui le fit chevalier de l'Ordre depuis, et qui étoit fort intéressé avec eux. Il en. tra donc à la suite de M. le duc d'Orléans, qui l'avoit relaissé dans son petit appartement d'hiver, et vint jusque tout contre nous. Je ne sais, et j'ai depuis négligé d'apprendre, ce qu'il avoit contre le Blanc; mais, dès qu'il l'avisa: « Monseigneur, dit-il en haussant la voix à M. le

1. Mieux, oublié, a été remis en interligne.

2. Dangeau n'a pas noté ce petit conseil, qu'il ignora sans doute.

3. Le mot sans est répété deux fois, par mégarde.

4. Jacques-Joseph Vipart, marquis de Silly: tome XII, p. 190.

5. Ibidem, p. 193–198.

6. Ci-dessus, p. 345.

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duc d'Orléans, je vois ici un homme, en regardant le Blanc, devant' qui on ne peut parler, et avec lequel Votre Altesse Royale trouvera bon que je ne demeure pas. Elle m'avoit fait la grâce de me dire que je ne le trouverois pas ici. »> Notre surprise à tous fut grande, et le Blanc fort étonné. « Bon bon ! répondit M. le duc d'Orléans, qu'est-ce que cela fait? Demeurez, demeurez, Non pas, s'il vous plaît, Monseigneur,» reprit Silly, et s'en alla. Cette incartade nous fit tous regarder l'un l'autre. L'abbé Dubois courut après, le prit par le bras pour le ramener. Comme la pièce est fort grande, nous voyions Silly secouer Dubois et continuer son chemin, enfin passer la porte, et Dubois après lui. « Mais quelle folie! » disoit M. le duc d'Orléans, qui avoit l'air embarrassé, et qui que ce soit qui dît un mot, excepté le Blanc, qui offrit à M. le duc d'Orléans de se retirer, qui ne le voulut pas. A la fin M. le duc d'Orléans alla chercher Silly; son absence dura près d'un quart d'heure, apparemment à catéchiser Silly, qui méritoit mieux, pour cette insolence, d'être jeté par les fenêtres, comme lui-même s'y jeta depuis. Enfin M. le duc d'Orléans rentra, suivi de Silly et de l'abbé Dubois.

2

Pendant l'absence personne n'avoit presque rien dit que s'étonner un peu de l'incartade et de la bonté de M. le duc d'Orléans. Monsieur le Duc ne proféra pas un mot. Silly se mit donc dans le cercle, au plus loin qu'il put de le Blanc, et, en s'asseyant, combla l'impudence par dire à M. le duc d'Orléans que c'étoit par pure obéissance, mais qu'il ne diroit rien, parce qu'il ne le pouvoit devant M. le Blanc. M. le duc d'Orléans ne lui répondit rien, et tout de suite ouvrit la conférence par expliquer ce qui la lui avoit fait assembler par un récit fort net de l'état des

1. Devant est en interligne, au-dessus d'avec, biffé.

2. « Catéchiser signifie figurément tâcher de persuader quelque chose à quelqu'un, lui dire toutes les raisons qui peuvent l'induire à faire une chose » (Académie, 1718).

3. Voyez le récit de sa mort dans notre tome XII, p. 197-198.

choses, de la nécessité de prendre promptement un parti, de celui qui paroissoit le seul à pouvoir être pris, et finit par ordonner au Chancelier de rendre compte à l'assemblée de tout ce qui s'étoit passé chez lui avec les cinq députés du Parlement susdits. Le Chancelier en fit le rapport assez étendu avec l'embarras d'un arrivant d'exil qui n'y veut pas retourner, et d'un protecteur secret, mais de cœur et de toute son âme, du Parlement qu'il voyoit bien ne pouvoir sauver. Ce ne fut donc qu'en balbutiant qu'il conclut la fin de son discours : que les conjonctures forcées où on se trouvoit jetoient dans une nécessité triste et fâcheuse, sur quoi il n'avoit qu'à se rapporter à la prudence et à la bonté de Son Altesse Royale. Tous opinèrent à l'avis de M. le duc d'Orléans, qui s'étoit ouvert sur envoyer le Parlement à Blois. Monsieur le Duc, le duc de la Force et l'abbé Dubois parlèrent fortement; les autres, quoique de même avis, se mesurèrent davantage et furent courts. Je crus ne devoir dire que deux mots sur une affaire résolue qui regardoit le Parlement. Silly tint parole, et ne fit qu'une inclination profonde quand ce fut à lui à opiner. De là on parla sommairement des précautions à prendre pour être sûrement obéi; puis on se leva. Alors le Chancelier s'approcha de M. le duc d'Orléans, et lui parla quelque temps en particulier. L'abbé Dubois s'y joignit sur la fin, et cependant chacun s'écouloit. Monsieur le Duc fut appelé. Enfin je sus qu'il s'agissoit de Pontoise au lieu de Blois, et cela fut emporté le lendemain matin. Ainsi le châtiment devint ridicule et ne fit que montrer la foiblesse du gouvernement, et encourager le Parlement, qui s'en moqua. Néanmoins ce qui s'étoit passé en ce petit conseil demeura tellement secret, que le Parlement n'eut pas la plus légère connoissance de ce qui y fut résolu que par l'exécution.

Le dimanche 21 juillet, des escouades du régiment des gardes avec des officiers à leur tête se saisirent à quatre

Translation du

Parlement

à Pontoise.

heures du matin de toutes les portes du Palais1. Des mous- : quetaires des deux compagnies avec des officiers s'emparèrent en même temps des portes de la grand chambre, tandis que d'autres investirent la maison du premier président, qui eut grand peur pendant la première heure, et cependant d'autres mousquetaires des deux compagnies allèrent séparément quatre à quatre chez tous les officiers du Parlement leur rendre en main propre l'ordre du Roi de se rendre à Pontoise dans deux fois vingt-quatre heures2. Tout se passa poliment de part et d'autre, en sorte qu'il n'y eut pas la moindre plainte; plusieurs obéirent dès le même jour, et s'en allèrent à Pontoise. Le soir assez tard, M. le duc d'Orléans fit porter au procureur général cent mille francs en argent, et autant en billets de banque de cent livres et de dix livres pour en donner à ceux qui

1. Sur la translation du Parlement à Pontoise et son séjour dans cette ville, on peut consulter le Journal de Dangeau, p. 324-325, celui de Barbier, p. 52-57, 68-69, celui de Buvat, p. 114 et suivantes, les Mémoires de Mathieu Marais, p. 332-335, 338, 358, 362, les Correspondants de Balleroy, p. 185, le Mercure de juillet, p. 160, la Gazette d'Amsterdam, nos LXI à LXIII et Extraordinaires, le manuscrit Joly de Fleury 2117 à la Bibliothèque nationale, qui contient de nombreux documents, le Journal tenu par le greffier Delisle (Archives nationales, U 747-748), dont les parties historiques ont été publiées dans l'Annuaire-Bulletin de la Société de l'histoire de France, 1923, celui du président Hénault (Mémoires, édition Rousseau, appendice, p. 289-347), qui se rapporte surtout aux affaires de la bulle Unigenitus et du cardinal de Noailles, un autre journal manuscrit rédigé par · le président Rolland et qui passé en vente en 1893 à la librairie Techener, un quatrième écrit par un cordelier de Pontoise et publié en 1863 par Arthur Demarsy; Lémontey, Histoire de la Régence, tome I, p. 335-336; Trou, Recherches sur Pontoise, 1841, p. 286-290; un mémoire historique de M. Glasson dans les Comptes rendus de l'Académie des sciences morales et politiques, 1900; Lucien Pérey, Le Président Hénault, p. 43 et suivantes; enfin l'Histoire de la Régence de Dom Henry Leclercq, tome II, p. 460-462. Des chansons sur cette affaire ont été publiées par Raunié, Chansonnier historique, tome III, p. 189-200.

2. Mathieu Marais donne (p. 333) le texte de la lettre de cachet, ainsi que la Gazette d'Amsterdam, Extraordinaire LXI.

Effronterie du premier président, qui tire plus

de 300 000 #
de la
facilité de
M. le duc
d'Orléans
pour
le tromper,
s'en moquer

et se

avec le Parlement

en auroient besoin pour le voyage, mais non en don'. Le premier président fut plus effronté et plus heureux: il fit tant de promesses, de bassesses, employa tant de fripons pour abuser de la foiblesse et de la facilité de M. le duc d'Orléans, dont il sut bien se moquer, que ce voyage lui valut plus de cent mille écus, que le pauvre prince lui fit compter sous la cheminée à deux ou trois diverses reprises, et trouva bon que le duc de Bouillon lui prêtât sa maison de Pontoise toute meublée, dont le jardin est admirable et immense au bord de la rivière, chef-d'œuvre en son genre, qui avoit fait les délices du cardinal de raccommoder Bouillon 3, et qui fut peut-être la seule chose qu'il regretta en France. Avec de si beaux secours, le premier président, à ses dépens. mal avec sa Compagnie, qui le méprisoit ouvertement depuis quelque temps, se raccommoda parfaitement avec elle. Il y tint tous les jours table ouverte pour tout le Parlement, qu'il mit sur le pied d'y venir tous les jours en foule, en sorte qu'il y eut toujours plusieurs tables servies également délicatement et splendidement, et envoyoit à ceux qui vouloient envoyer chercher chez lui tout ce qu'ils pouvoient desirer de vin, de liqueurs et de toutes choses. Les rafraîchissements et les fruits de toutes sortes étoient servis abondamment tant que les après-dînées duroient, et il y avoit force petits chariots à un et à deux chevaux toujours prêts pour les dames et

1. C'est Dangeau qui fournit ces détails pécuniaires (p. 325); mais c'est Saint-Simon qui ajoute que ce n'était qu'un prêt.

2. Godefroy-Maurice, qui ne mourut qu'en 1721; mais la belle maison dont il va être parlé appartenait à son fils aîné le duc d'Albret, qui en avait hérité de son oncle le cardinal. Il y vint rendre visite au premier président le 8 août : voyez le Journal de Delisle dans l'Annuaire-Bulletin de la Société de l'histoire de France, 1923, p. 267. Il y a en tête du registre U 748 une liste imprimée des membres du Parlement avec l'indication de leur domicile à Pontoise et aux environs. 3. C'était la maison du prieur commendataire de Saint-Martin : voyez nos tomes II, p. 205, et XVI, p. 125-126.

4. Le verbe envoyoit a été ajouté en interligne.

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