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intime de Mlle Choin, duquel j'ai parlé à l'occasion du mariage de Mme la duchesse de Berry', où on a vu ma liaison avec les Bignons et son ancienne cause. Il étoit neveu de Bignon, aussi conseiller d'État, qui avoit été prévôt des marchands 3. Il me dit que son oncle✦ ne se portoit pas bien, mais qu'il ne laisseroit pas de m'aller chercher à Meudon s'il pouvoit, qu'il avoit à me parler, qu'il en étoit même pressé, et qu'il l'avoit chargé de savoir de moi si et quand il me pourroit trouver chez moi à Paris. Je le priai de dire à son oncle que je passerois chez lui au sortir du Conseil avant de retourner à Meudon. J'y allai donc. Dès que Bignon me vit, il me dit que, si Trudaine avoit osé aller à Meudon, il y auroit couru me témoigner toute sa reconnoissance; que, ne pouvant la contenir, il l'avoit chargé de m'assurer que je m'étois acquis en lui un serviteur à jamais, et de là un torrent de louanges et de remerciements; moi, qui de ma vie n'avois eu le moindre commerce avec Trudaine, et qui n'imaginois pas ce que Bignon me vouloit dire, je demeurai fort surpris. Il me dit que je ne devois pas être si réservé, qu'ils savoient tout,et de là me raconta de mot à mot toute la conversation entière que j'avois eue avec M. le duc d'Orléans tête à tête3, et que je viens de rapporter en gros. Alors mon étonnement fut extrême; je niai d'abord tant que je pus; mais je n'y gagnai rien. Le récit du tout fut exact, et pour l'ordre, jusque pour la plupart des termes, enfin l'action de la fin, tout me fut rendu par Bignon dans une si étrange justesse,

1. Tome XIX, p. 253 et suivantes.

2. Ce n'est pas là où il a parlé de cette « ancienne cause », qui était que Jérôme II Bignon avait été tuteur de notre auteur lors de la mort de la duchesse de Brissac sa sœur, mais bien dans le tome II, p. 269-270.

3. Jérôme III Bignon, prévôt des marchands en 1708 (tome VI, p. 274), était frère aîné d'Armand-Roland Bignon de Blanzy; il avait alors soixante et un ans.

4. Après ce mot, le manuscrit porte un qui inutile.

5. Les mots teste à teste ont été ajoutés en interligne.

2

que je ne pus malgré moi désavouer, et que je fus réduit à lui demander et à Trudaine le secret pour toute reconnoissance. Ils me le gardèrent sur le maréchal de Villeroy, dont Bignon sentit la conséquence; mais ils ne s'y purent soumettre sur l'autre point; ils publièrent ce que Trudaine me devoit. Il me vint voir au bout de quelque temps et m'a cultivé toute sa vie. Il faut dire, à l'honneur de son fils', que, jusqu'à aujourd'hui, il ne l'a pas oublié. D'imaginer après comment cela s'est su: si un valet relaissé entre deux portes, ou M. le duc d'Orléans lui-même, auroit rendu la conversation et avec cette longueur et cette justesse, c'est ce que je n'ai jamais pu démêler. Je ne voulus pas en parler à M. le duc d'Orléans, et je n'ai pu tirer de Bignon ni de Trudaine comment ils l'avoient sue, quoi que j'aie pu faire. Comme elle vint à eux, il n'est pas surprenant qu'elle ne transpirât jusqu'au maréchal de Villeroy. Ce que j'y gagnai fut rare: sa malveillance, qui ne put me pardonner d'avoir pu remplir sa place, non pas même en faveur de ce que je l'avois refusée et que je la lui avois fait conserver. Il avoit déjà eu la même crainte à mon égard; car ceci étoit une récidive3; mais il n'en avoit eu que le soupçon, et non la certitude comme en celle-ci, qui produisit en lui ce sentiment bas à force d'orgueil et d'insolence, et si opposé à celui d'un honnête homme. On le lui verra bien renouveler dans quelque temps*.

1. Daniel-Charles Trudaine, né à Paris et baptisé le 2 janvier 1703 (Archives nationales, X1A 8720, fol. 153 vo), conseiller à la troisième chambre des Enquêtes en 1721, maître des requêtes en 1727, intendant d'Auvergne en mars 1730, intendant des finances en septembre 1734, conseiller d'État semestre en mai 1744 et directeur des ponts et chaussées, fut membre du conseil des finances et de celui de commerce, fut élu comme honoraire à l'Académie des sciences à la place de Bignon en avril 1743 et mourut à Paris le 19 janvier 1769.

2. Terme de vénerie déjà rencontré dans notre tome III, p. 254. 3. Voyez plus haut, p. 104 et suivantes.

4. Nous verrons en 1721 (suite des Mémoires, tome XVII de 1873,

Conduite étrange

du maréchal

de Villeroy

Il est visité par les

harengères dans

une attaque de goutte. [Add. SS. 1680]

Ce n'étoit pas sans raison, comme on a déjà vu en bien des endroits, mais raison toute récente, que le maréchal de Villeroy pesoit rudement à M. le duc d'Orléans dans la place de gouverneur du Roi. Il n'y avoit rien qu'il n'eût mis en usage depuis la Régence pour se rendre agréable au Parlement et au peuple. M. de Beaufort lui avoit tourné la tête'. Il crut qu'avec la confiance que le feu Roi lui avoit marquée dans les derniers temps de sa vie, ce qu'il pouvoit penser attendre des troupes qu'il avoit si longtemps commandées, se trouvant doyen des maréchaux de France, et le Roi entre ses mains, le gouvernement de Lyon, où il étoit de longue main maître absolu, et son fils, entièrement dans sa dépendance, capitaine des gardes du corps, c'étoit de quoi balancer l'autorité du Régent et faire en France le premier personnage. Par cette raison il affecta de s'opposer à tous les édits bursaux, à Law, aux divers arrangements de finances, à tout ce que le Parlement répugnoit à enregistrer. Il rendit, tant qu'il put, la vie dure au duc de Noailles tant que celui-ci eut les finances, quoique encore plus indécent et bas valet du Parlement que lui, quoiqu'il ne s'en mêlât que bien superficiellement, ainsi que de toutes autres affaires. On a vu son attachement au duc du Maine, le désespoir' qu'il marqua quand l'éducation lui fut ôtée3, son engagement et ses frayeurs quand ce bâtard fut arrêté, avec quelle bassesse et quelle importunité pour le Roi il en faisoit les honneurs et le montroit aux magistrats à toutes heures qu'ils se présentoient, comme il les distinguoit sur qui que ce pût être, l'affectation avec laquelle

p. 180 et suivantes, notre prochain volume) le Régent vouloir encore chasser le maréchal, offrir sa place à Saint-Simon, qui la refusera une troisième fois.

1. Déjà dit aux tomes XXX, p. 86-87, XXXIII, p. 25, XXXV, p. 23. 2. Despoir corrigé en desespoir par l'addition de es en interligne. 3. Tome XXXV, p. 198.

4. Tome XXXVI, p. 143.

il faisoit voir le Roi au peuple, qui s'en étoit pris de passion à proportion qu'il s'étoit pris de haine contre le feu Roi, et que les ennemis de M. le duc d'Orléans le décréditoient parmi ce même peuple. Ce fut aussi de ce dernier article que le maréchal se servit le plus dangereusement. Il portoit sur lui la clef d'une armoire où il faisoit mettre le pain et le beurre de la Meute dont le Roi mangeoit, avec le même soin et bien plus d'apparat que le garde des sceaux celle de la cassette qui les renferme, et fit un jour une sortie d'éclat parce que le Roi en avoit mangé d'autre, comme si tous les vivres dont il usoit nécessairement tous les jours, la viande, le potage, le poisson, les assaisonnements, les légumes', tout ce qui sert au fruit', l'eau, le vin n'eussent pas été susceptibles des mêmes soupçons. Il fit une autre fois le même vacarme pour les mouchoirs du Roi, qu'il gardoit aussi; comme si ses chemises, ses draps, en un mot, tout son vêtement, ses gants, n'eussent pas été aussi dangereux, que néanmoins il ne pouvoit avoir sous clef, et les distribuer luimême. C'étoit ainsi des superfluités d'impudentes précautions vuides de sens, pleines de vues les plus intéressées et les plus noires, qui indignoient les honnêtes gens, qui faisoient rire les autres, mais qui frappoient le peuple et les sots, et qui avoient ce double effet de renouveler sans cesse les dits horribles qu'on entretenoit soigneusement contre M. le duc d'Orléans, et que c'étoit aux soins et à la vigilance d'un gouverneur si fidèle et si attaché qu'on étoit redevable de la conservation du Roi, et dont dépendoit sa vie. C'est ce qu'il vouloit bien établir dans l'opinion du Parlement et du peuple, et peu à peu dans l'esprit du Roi, et c'est à quoi il s'en fallut bien peu qu'il ne parvînt parfaitement. C'est ce qui lui attachoit telle

1. Le mot legumes est en interligne, au-dessus de potages, biffé.

2. On sait que c'est ainsi qu'on nommait alors ce que nous appelons le dessert.

ment ce peuple', que, ayant eu tout nouvellement une violente attaque de goutte, qu'il avoit toujours fort courtes, le peuple en fut en émoi, et les Halles lui députèrent des harengères, qui voulurent le voir2. On peut juger comment ces ambassadrices furent reçues. Il les combla de caresses et de présents, et il en fut comblé de joie et d'audace, et c'étoit là ce qui avoit ranimé dans M. le duc d'Orléans la volonté et la résolution de l'ôter d'auprès du Roi. Le maréchal de Villeroy comptoit encore s'attacher le Roi et le public par ces odieuses précautions, de manière à se persuader que, quoi qu'il pût faire, jamais le Régent n'oseroit le chasser, et que, s'il l'entreprenoit, le Roi, tout enfant qu'il étoit, l'empêcheroit par ses cris, dans la conviction qu'il lui inspiroit que sa vie étoit attachée à ses soins, et que ce ne seroit que pour se procurer les moyens d'y pouvoir attenter qu'on l'éloigneroit de sa

1. Les mots ce peuple sont en interligne.

2. Le greffier du Parlement écrit dans son registre (U 363): « Ce jourd'huy mercredi 3o juillet 1720, sur la joie que tous les honnêtes gens témoignoient avoir du rétablissement de la santé de M. le maréchal de Villeroy, et avec grande raison, étant si nécessaire auprès de la personne du Roi pour sa conservation et son éducation, après même le faux bruit qui avoit couru depuis deux jours qu'il étoit mort, ce qui auroit été une grande perte pour le royaume, les marchandes ou harengères de la Halle ayant député plusieurs d'entre elles pour aller lui en faire compliment et participer à la joie publique, elles y allèrent et furent très bien reçues à lui en marquer leur joie particulière. Elles furent même reçues par M. le duc de Villeroy, son fils, et par M. le marquis d'Alincourt, son petit-fils, qui leur firent l'honneur de les embrasser, à ce que l'on m'a dit, en leur témoignant qu'ils leur étoient très obligés de la joie qu'elles marquoient avoir, ainsi que tout le peuple. Dieu le conserve pour le Roi et pour le royaume, dans un temps où l'on a si grand besoin d'avoir d'honnêtes gens ! » Comparez une lettre des Correspondants de Balleroy, p. 180. Dangeau met cette visite au 2 juillet (p. 314); mais, à cette époque, il se trompe souvent de date et avance les nouvelles d'un jour; on en verra encore un exemple ci-après pour la révocation du fils d'Argenson. Mathieu Marais (p. 355) donne le texte d'une chanson intitulée La joie des harengères sur la convalescence du maréchal de Villeroy.

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