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je me gardai bien d'entrer chez moi; je les conduisis où étoit la compagnie, avec laquelle je me mêlai pour me défaire de mes deux hommes, qui près de sept heures durant m'avoient fatigué à l'excès. Leur voiture les attendoit depuis longtemps; ils causèrent un peu debout avec le monde, enfin me dirent adieu et s'en allèrent.

Je n'ai jamais compris cette fantaisie de M. le duc d'Orléans, encore moins l'acharnement de Canillac à me persuader. J'ai toujours cru que M. le duc d'Orléans y alloit de bonne foi, pour avoir dans la place des sceaux un homme parfaitement sûr et ferme, qui l'aideroit et le fortifieroit à se débarrasser des menées et des entreprises du Parlement, et qui toutefois, par ce qu'il en avoit expérimenté sur l'affaire du duc du Maine lors du lit de justice des Tuileries, et sur la personne aussi du premier président', ne le mèneroit pas trop loin; M. de la Force aussi, ravi d'être chargé de quelque commission que ce fût, bien aise de voir ôter les sceaux à la robe, et d'y voir un duc ulcéré contre le premier président et le Parlement, en place de les barrer et de les mortifier. L'abbé Dubois, avec qui je n'étois pas bien, et que j'avois depuis outré par l'aventure que j'ai racontée sur son sacre, sans lequel rien d'important ne se faisoit alors, auroit, je crois, voulu m'embarquer dans quelque ânerie3, me commettre avec des le Tellier, et que le Régent avait donné comme logement aux SaintSimon pour l'été depuis l'année précédente.

1. C'était malgré Saint-Simon que l'éducation du Roi avait été ôtée au duc du Maine, et il avait réussi à empêcher le Régent de révoquer le premier président (tome XXXV, p. 38-39, 53-55, 100-104, etc.).

2. Ci-dessus, p. 195 et suivantes. Les trois lettres de SaintSimon publiées dans le tome XIX de l'édition de nos Mémoires de 1873, p. 296, 298 et 301, et qui sont des 15 et 16 juin et adressées très probablement à Millain, secrétaire de confiance de Monsieur le Duc, montrent que Saint-Simon, d'accord avec ce prince, s'efforçait alors de renverser l'abbé Dubois; n'ayant pas réussi, il n'en a rien dit dans ses Mémoires.

3. « Anerie, grande ignorance de ce qu'on devrait savoir » (Acade mie, 1718). Ici c'est plutôt action faite par ignorance.

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le Parlement, et le raccommoder avec le Régent à mes dépens, pour, de pique, me faire abandonner la partie et me retirer tout à fait. Law, de son côté, qui m'avoit toujours courtisé, qui savoit qu'il ne lui en avoit rien coûté, quelque presse qu'il m'en eût faite et fait faire par M. le duc d'Orléans', et qui étoit bien sûr que je ne voulois en aucune sorte me mêler de finance, me vouloit aux sceaux comme un homme sûr et ferme qui ne molliroit point, qui ne le barreroit et ne le tracasseroit point, qui tiendroit en bride ceux des départements des finances qui le voudroient faire, quand je verrois la raison de son côté, qu'il seroit à portée de me faire entendre; de qui il n'auroit à craindre ni la haine, ni la jalousie, ni l'envie auprès de M. le duc d'Orléans, et qui donneroit du courage et de la dignité à ce prince à l'égard du Parlement et de la cabale qui lui étoit unie. Ces réflexions ne me vinrent qu'après cette conférence si longue de Meudon, dont la persécution les produisit le lendemain. Canillac me haïssoit de jalousie de la confiance de M. le duc d'Orléans, et de ricochet du duc de Noailles, du premier président, etc. Son ambassade et la prodigalité de son éloquence à me persuader ne pouvoient venir de sa part que de l'espérance de me jeter dans quelque sottise dans l'administration des sceaux, dont lui et ses amis pussent profiter avec avantage. Mais rien de tout cela n'eut part à mon refus. Ces raisonnements ne se présentèrent à moi qu'après coup: faire un métier important et fort éclairé dont j'ignorois les premiers éléments, m'exposer à expédier des édits, déclarations, arrêts, mauvais, iniques, peut-être pernicieux, sans en connoître la force, le danger, les suites, ou les refuser nettement, voilà les raisons qui me frappèrent d'abord, et dont rien ne put me faire revenir. Une

1. Tome XXXVI, p. 207 et suivantes.

2. Il y a donnerois, à la première personne, dans le manuscrit. 3. Saint-Simon a écrit par mégarde produisirent.

4. C'est-à-dire, fort en vue, fort surveillé par tout le monde.

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autre raison, mais qui auroit cédé à de meilleures, fut d'éviter de me donner une singularité passagère qui feroit encore raisonner sur le goût des choses inusitées, laquelle ne me donnoit ni rang, ni illustration, ni rien dont je susse que faire, et qui ne m'apportoit qu'un travail aveugle par mon ignorance en ce genre, et fort ingrat d'ailleurs.

Law et le chevalier

envoyés sonder et persuader le Chancelier. Ils réussissent

et le ramènent de Fresnes.

Mon refus, sans plus d'espérance de me persuader, rapporté à M. le duc d'Orléans dans ces moments critiques de Conflans où il n'en falloit perdre aucun pour prendre un parti, devint la matière d'une délibération subite où je ne fus point appelé, et qui ne se prit qu'entre M. le duc d'Orléans, l'abbé Dubois et Law. Le résultat fut que Law iroit trouver le Chancelier, qu'on savoit qu'il se mouroit d'ennui d'être à Fresnes; que le chevalier de Conflans, cousin germain, ami intime du Chancelier, et raisonneur 3 fort avec beaucoup d'esprit, l'accompagneroit de la part de M. le duc d'Orléans, dont il étoit premier gentilhomme de la chambre; que Law expliqueroit l'état présent des affaires, sonderoit si le Chancelier se rendroit traitable, et si on pouvoit compter que la cire deviendroit molle entre ses mains, ses dispositions pour lui Law, enfin si on pourroit se fier à lui à l'égard du Parlement, non sur sa probité, dont on ne pouvoit être en peine, mais bien de son goût, de son affection et de son espèce de culte à l'égard de cette Compagnie. Conflans devoit essayer de l'effrayer par la menace d'une continuation d'exil sans fin et sans terme, même après la Régence, que la fin de tout

1. Les mots d'éviter ont été ajoutés après coup sur la marge du manuscrit.

2. Philippe-Alexandre, chevalier de Conflans (tome III, p. 337), avait eu pour mère Marguerite Daguesseau, fille de François, seigneur de Puiseux, cousin du père du Chancelier; la parenté n'était pas aussi proche que le dit Saint-Simon.

3. Avant raisonneur, Saint-Simon a biffé fort.

4. Expression figurée pour dire: s'il scellerait tout ce qu'on voudrait. 3. Sans autre terme que la fin.

Les sceaux redemandés à Argenson

et rendus

au

Chancelier.

[Add. SS. 1678]

crédit de M. le duc d'Orléans, et lui en faire briller aux yeux les grâces, la confiance, le retour actuel avec les sceaux, s'il se vouloit résoudre de bonne grâce à ce qu'on desiroit de lui. Trois ans et demi de séjour à Fresnes1 avoient adouci les mœurs d'un chancelier de cinquante ans, qui avoit compté que, parvenu de si bonne heure à la première place, il en jouiroit et avanceroit sa famille. Ces espérances se trouvoient ruinées par l'exil, et il se trouvoit beaucoup plus éloigné de l'avancer et d'accommoder ses affaires domestiques que s'il fût demeuré procureur général. Conflans profita de ces dispositions, qui ne lui étoient pas inconnues, et que l'ennui de l'exil grossissoit. Le beau parler de Law trouva des oreilles bien disposées. Le Chancelier s'accommoda à tout, et le public, quand il en fut informé, le reçut froidement, et s'écria : Et homo factus est3.

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M. le duc d'Orléans, certain du bon succès du voyage, envoya, le vendredi 7 juin, l'abbé Dubois demander les sceaux à Argenson, qui les rapporta à M. le duc d'Orléans l'après-dinée du même jour, et, comme il les avoit non en

:

1. Deux ans et demi seulement l'exil datait du 28 janvier 1718 (notre tome XXXIII, p. 40).

2. Ce mot est répété deux fois, à la fin d'une ligne et au commencement de la suivante.

3. Jean Buvat (Journal, p. 113-114) raconte que ce mot fut affiché quelques jours plus tard sur la porte de la Chancellerie à la place Vendôme; voyez aussi les Mémoires de Mathieu Marais, p. 334. Dans un noël de cette année (Raunié, Chansonnier historique du dix-huitième siècle, tome III, p. 282), on lit ce couplet:

De son apostasie
Daguesseau tout confus
Se cache et s'humilie.

« Sortez, lui dit Jésus. »

« Si l'on m'amène à vous, Seigneur, c'est avec peine,

Sans vertu, sans renom, don, don,

J'ai perdu tout cela, la, la,

En revenant de Fresne. »

4. Certain est en interligne, au-dessus d'informé, biffé.

5. « M. le Régent envoya dire à M. le Garde des sceaux qu'il n'avoit

commission à l'ordinaire, mais en charge enregistrée au lit de justice des Tuileries, il en remit en même temps sa démission'. Il ne jouit donc pas longtemps du fruit de son insigne malice: les amis de Law, après le premier feu passé, la firent sentir au Régent, tirèrent sur le temps, et culbutèrent le Garde des sceaux, sans que l'abbé Dubois, qui, entre lui et Law, nageoit entre deux eaux, osât soutenir son ancien ami. Le Chancelier arriva dans la nuit qui suivit la remise des sceaux, alla sur le midi au PalaisRoyal, suivit M. le duc d'Orléans aux Tuileries, où le Roi lui remit les sceaux'; mais, comme il les dut à Law, qui le ramena de Fresnes, ce retour fit la première brèche à une réputation jusque-là la plus heureuse, et qui n'a cessé de baisser depuis, et de tomber tout à fait par divers degrés et par différents événements.

Argenson n'avoit pas perdu son temps; il étoit né pauvre, il se retira riche, ses enfants tout jeunes bien pourvus, en place avant l'âge, son frère chargé de bénéfices'. Il témoigna une grande tranquillité, qui dans peu lui coûta la

qu'à lui rapporter les sceaux. M. d'Argenson y alla sans hoquetons par la cour des cuisines, et il attendit le Régent qui étoit allé à SaintCloud » (Journal de Barbier, édition Charpentier, tome I, p. 39).

1. Dangeau, p. 299-300. Le marquis d'Argenson, dans ses Mémoires, ne donne pas de détails sur la révocation de son père, si ce n'est pour faire son éloge.

2. Tous les contemporains parlent de ce rappel de Daguesseau et plusieurs notent la satisfaction du public: Dangeau, p. 299-300; Journal de Barbier, p. 40-41 ; Journal de Buvat, tome II, p. 98; Mémoires de Mathieu Marais, tome I, p. 270-272; du maréchal de Villars, tome IV, p. 138; notes du greffier du Parlement, registre U 363; Gazette d'Amsterdam, no XLIX et Extraordinaire; etc. Mathieu Marais raconte (p. 271-272) l'entrevue du Chancelier avec le Roi, qui fut assez froide de la part du jeune monarque.

3. François-Élie de Voyer d'Argenson (tome XXVI, p. 97) était passé en mai 1719 de l'archevêché d'Embrun à celui de Bordeaux et reçut l'abbaye de Relecq, dans l'évêché de Saint-Pol-de-Léon, qui valait seize mille livres de rente, en même temps que son frère était disgracié (Dangeau, p. 40 et 302).

Retraite d'Argenson

en très bon ordre et fort singulière.

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