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Arrêt du

Conseil du 22 mai 1720,

le désordre

des actions

et de la Banque, et qui a de tristes suites.

Malice noire d'Argenson. Mouvements

qu'il lui étoit arrivé des malheurs à la guerre1. Il étoit aussi capitaine des gardes du comte de Toulouse comme gouverneur de Bretagne.

Le 22 mai de cette année devint célèbre par la publication d'un arrêt du conseil d'État concernant les actions qui manifeste de la Compagnie des Indes, qui est ce qu'on connoissoit sous le nom de Mississipi, et sur les billets de banque. Cet arrêt diminuoit par degrés les actions et les billets de mois en mois, en sorte qu'à la fin de l'année ils se trouveroient diminués chacun de la moitié de leur valeur. Cela fit ce qu'on appelle en matière de finance et de banqueroute montrer le cul 3, et cet arrêt le montra tellement à découvert qu'on crut tout perdu beaucoup plus à fond qu'il ne se trouva, et parce que ce n'étoit pas même un remède au dernier des malheurs. Argenson, qui par l'occasion de Law étoit arrivé aux finances et parvenu aux sceaux, qui, dans sa gestion, l'avoit finement barré en tout ce qu'il avoit pu, et qui enfin s'étoit vu nécessité de lui [Add. S'S. 1677] quitter les finances, fut très accusé d'avoir suggéré cet arrêt par malice et en prévoyant bien tous les maux 3. Le vacarme fut général et fut épouvantable. Personne de riche qui ne se crût ruiné sans ressource, ou en droiture,

du Parlement.

L'arrêt est révoqué, dont l'effet entraîne

à la fin la perte de Law.

1. Sa conduite à la bataille d'Audenarde en 1708 avait été fort blâmée, et depuis on l'avait tenu à l'écart: notre tome XVI, p. 459-461 et 463. 2. Arrêt du 21 mai, qui fut imprimé (Archives nationales, AD+759). Les actions de la Compagnie des Indes, qui valaient dix mille livres étaient réduites dès la publication de l'arrêt à huit mille livres, et devaient de mois en mois subir une diminution de cinq cents livres, de manière à ne plus valoir que cinq mille livres au 1er décembre; les billets de banque, dont la valeur était dix mille, mille, cent et dix livres subissaient une réduction progressive analogue; néanmoins, pour le paiement des impôts, ils gardaient leur valeur nominale. Les considérants de l'arrêt sont très curieux.

3. « On dit proverbialement qu'un homme montre le cul pour dire que ses habits ne valent rien et sont tout déchirés » (Académie, 1718). 4. On a vu ci-dessus, p. 127-128, Law nommé contrôleur général des finances.

5. C'est aussi ce que disent Buvat (tome II, p. 94) et Barbier (p. 36).

ou par un nécessaire contre-coup; personne de pauvre qui ne se vît à la mendicité'. Le Parlement, si ennemi du Système par son système, n'eut garde de manquer une si belle occasion. Il se rendit protecteur du public par le refus de l'enregistrement et par les remontrances les plus promptes et les plus fortes, et le public crut lui devoir en partie la subite révocation de l'arrêt, tandis qu'elle ne fut donnée qu'aux gémissements universels et à la tardive découverte de la faute qu'on avoit commise en le donnant. Ce remède ne fit que montrer un vain repentir d'avoir manifesté l'état intérieur des opérations de Law, sans en apporter de véritables. Le peu de confiance qui restoit fut radicalement éteint; jamais aucun débris ne put être remis à flot.

Dans cet état forcé, il fallut faire de Law un bouc émissaire. C'étoit aussi ce que le Garde des sceaux avoit prétendu; mais, content de sa ruse et de sa vengeance, il se garda bien de se déceler en reprenant ce qu'il avoit été obligé de quitter. Il étoit trop habile pour vouloir des finances en chef, en l'état où elles se trouvoient. En peu de temps de gestion, on eût oublié Law, et on s'en seroit pris à lui. Il en savoit trop aussi pour souffrir un nouveau contrôleur général, qui, pour le temps qu'il auroit duré, eût été le maître, et c'est ce qui en fit partager l'emploi

1. Voyez Dangeau, p. 291 et suivantes; le Journal de Buvat, tome II, p. 85-86; celui de Barbier, tome I, p. 35; les Mémoires de Mathieu Marais, tome I, p. 263-266; les Correspondants de Balleroy, p. 164; etc. Il y a de nombreuses pièces satiriques dans le tome III du Chansonnier historique du dix-huitième siècle, par É. Raunié. Law fit publier immédiatement une Lettre au sujet de l'arrest du conseil d'État du 22 mai 1720 (Archives nationales, AD†759), qui tentait de justifier la mesure prise et d'en montrer les bons effets; mais cela n'eut pas de succès; on l'attribuait à la Faye (Mathieu Marais, p. 265). Le greffier du Parlement (reg. U 363) note « la consternation publique par la ruine totale de toutes les familles et l'on peut dire même de tout le peuple ».

2. Voyez ci-après, p. 318.

3. Sans apporter de véritables remèdes.

Conduite de l'abbé Dubois

à l'égard de Law.

en cinq départements. Véritablement, il choisit celui qu'il voulut, et, ayant ainsi remis un pied dans la finance, ses quatre collègues le furent moins que ses dépendants'. Ce fut une autre comédie que celle que donna le Régent en refusant de voir Law, amené par le duc de la Force par la porte ordinaire, et peut-être par une suggestion du Garde des sceaux, qui les haïssoit tous deux, pour leur en donner la mortification; puis de voir le même Law, amené dès le lendemain par Sassenage par les derrières, et reçu. Monsieur le Duc, Madame sa mère, et tout leur entour, étoient trop avant intéressés dans les affaires de Law, et en tiroient trop gros pour l'abandonner*. Ils accoururent de Chantilly, et ce fut un autre genre de vacarme que M. le duc d'Orléans eut à soutenir.

L'abbé Dubois, tout absorbé dans sa fortune ecclésiastique, qui couroit enfin à grand pas à lui, avoit été la dupe de l'arrêt, puis n'osa soutenir Law contre l'universalité du monde. Il se contenta de demeurer neutre, et inutile ami, sans que Law encore osât s'en plaindre. D'un autre côté, Dubois n'avoit garde de se brouiller avec un homme dont

1. Saint-Simon parlera plus loin de la destitution de Law; mais il n'expliquera pas comment il fut remplacé. Voilà ce que disait Dangeau le 30 mai (p. 296): « On a distribué à cinq personnes les différents emplois dont étoit chargé le contrôleur général. M. le Garde des sceaux n'a voulu être chargé que des pays d'État ; M. Amelot aura la direction du commerce; M. de la Houssaye aura la direction de toutes les fermes et des domaines qu'on veut réunir; M. des Forts aura la direction de la Compagnie des Indes et de la Monnoie, et M. Fagon aura la direction de la Banque. Ces Messieurs travailleront deux fois la semaine avec M. le duc d'Orléans et ne diront qu'à lui ce qu'ils auront trouvé dans la Banque; ils ont défense même d'en parler à personne. » Voyez aussi les Correspondants de Balleroy, p. 166. Cette organisation fut complétée le 14 juin par des commissions de commissaires des finances données à MM. d'Ormesson et de Gaumont (reg. O1 64, fol. 164 et 165 vo). 2. Dangeau raconte cela le 30 et le 31 mai.

3. Ismidon-René, comte de Sassenage (tome II, p. 208), premier gentilhomme de la chambre du Régent.

4. « M. Law est protégé par un grand prince, et plusieurs gens considérables s'intéressent pour lui » (Dangeau, p. 296).

il avoit si immensément tiré, et qui, n'ayant plus d'espérance, se pouvoit dépiquer à le dire. Dubois aussi n'avoit garde de le protéger ouvertement contre un public entier aux abois et déchaîné. Tout cela tint encore quelque temps Law comme suspendu [par1] les cheveux, mais sans avoir pied nulle part, ni consistance, jusqu'à ce [que], comme on le verra bientôt3, il fallut céder, et changer encore une fois de pays.

Cet arrêt fut donné et rétracté pendant une courte vacance du conseil de régence, que j'allai passer à la Ferté*. La veille de mon départ, étant allé prendre congé de M. le duc d'Orléans, je le trouvai dans sa petite galerie avec peu de monde. Il nous tira à part, le maréchal d'Estrées, moi et je ne sais plus qui encore, et nous apprit cet arrêt qu'il avoit résolu. Je lui dis que, encore que je me don

M. le duc d'Orléans me confie, et à deux autres avec moi*, l'arrêt avant de le donner. Je tâche

en vain de

nasse pour n'entendre rien en finance 5, cet arrêt me sem- l'en détourner. bloit fort hasardeux; que le public ne se verroit pas tranquillement frustrer de la moitié de son bien, avec d'autant plus de raison qu'il craindroit tout pour l'autre ; qu'il n'y avoit si mauvaise emplâtre qui ne valût mieux que celle

6

1. La préposition par a été omise en passant de la page 2501 du manuscrit à la page 2502.

2. Les mots co on, oubliés, ont été ajoutés à la fin de la ligne; mais Saint-Simon a omis le que qui précède.

3. Dans le prochain volume.

4. La Pentecôte étant le 19 mai, il n'y eut pas de conseil de régence entre le 12 mai et le 16 juin. Les lettres de Saint-Simon qui ont été publiées à la suite des Mémoires (édition 1873, tome XIX, p. 292 et suivantes) montrent en effet que Saint-Simon passa la fin de mai à la Ferté ; il était à la Trappe le 1er juin; mais il revint à Paris le 2 juin au soir. Mme de Saint-Simon passa à Meudon la fin de mai, et rentra à Paris dès les premiers jours de juin.

5. Déjà dit aux tomes XV, p. 380-381, XXVII, p. 32-33, XXIX, p. 157, et XXXII, p. 89.

6. Emplâtre était régulièrement féminin au dix-septième siècle (voyez le Dictionnaire de l'Académie de 1718); c'est seulement dans le courant du dix-huitième qu'on fit ce substantif du masculin.

* Les six mots qui précèdent ont été ajoutés après coup en interligne.

Conduite

du Parlement duc d'Orléans.

et de M. le

là, dont sûrement il se repentiroit. On voit, par bien des endroits de ces Mémoires, que je disois souvent bien sans en être cru, et sans que les événements que j'avois prédits et qui arrivoient corrigeassent pour d'autres fois. M. le duc d'Orléans me répondit d'un air serein en pleine sécurité. Les deux autres parurent de mon avis, sans dire grand chose. Je m'en allai le lendemain, et il arriva ce que je viens de raconter.

que

Dès M. le duc d'Orléans eut vu Law, comme il vient d'être dit, il travailla souvent avec lui, et le mena même, le samedi 25, dans sa petite loge de l'Opéra, où il parut fort tranquille'. Toutefois les écrits séditieux et les mémoires raisonnés et raisonnables pleuvoient de tous côtés, et la consternation étoit générale.

Le Parlement s'assembla le lundi 27 mai au matin, et nomma le premier président, les présidents Aligre et Portail, et les abbés Pucelle et Menguy' pour aller faire des remontrances. Sur le midi du même jour, M. le duc d'Orléans envoya la Vrillière dire au Parlement qu'il révoquoit l'arrêt du mercredi 22 mai, et que les actions et les billets de banque demeureroient comme ils étoient auparavant. La Vrillière, trouvant la séance levée, alla chez le premier président lui dire ce dont il étoit chargé. L'après-dînée, les cinq députés susdits allèrent au Palais-Royal, furent bien reçus; M. le duc d'Orléans leur confirma ce qu'il leur avoit mandé par la Vrillière, leur dit de plus qu'il vouloit rétablir des rentes sur l'hôtel de ville à deux et demi pour cent. Les députés lui répondirent qu'il étoit de sa bonté et de sa justice de les mettre au moins à trois pour cent. M. le duc d'Orléans leur répondit qu'il voudroit non-seulement les mettre à trois, mais à quatre et à

1. Saint-Simon prend cela à Dangeau (p. 293); mais cette séance à l'Opéra est antérieure de cinq ou six jours aux deux visites racontées plus haut.

2. Guillaume, abbé Menguy: tome XIII, p. 197; voyez une anecdote à son sujet dans les Mémoires de Mathieu Marais, p. 263.

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