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dans les Pays-Bas et en Allemagne, parce qu'il y avoit en ces pays-là une grande et très importante différence entre les supplices des personnes de qualité qui avoient commis des crimes; que la tête tranchée n'influoit rien sur la famille de l'exécuté, mais que la roue y infligeoit une telle infamie, que les oncles, les tantes, les frères et sœurs, et les trois premières générations suivantes, étoient exclues d'entrer dans aucun noble chapitre, qui, outre la honte, étoit une privation très dommageable, et qui empêchoit la décharge, l'établissement et les espérances de la famille, pour parvenir aux abbayes de chanoinesses et aux évêchés souverains. Cette raison me toucha, et je leur promis de la représenter de mon mieux à M. le duc d'Orléans, mais sans m'engager à rien au delà pour la grâce.

J'allois partir pour la Ferté, y profiter du loisir de la semaine sainte1. J'allai donc trouver M. le duc d'Orléans, à qui j'expliquai ce que je venois d'apprendre. Je lui dis ensuite que quiconque lui demanderoit la vie du comte d'Horn, après un crime si détestable en tous ses points, ne se soucieroit que de la maison d'Horn, et ne seroit pas son serviteur; que je croyois aussi que ne seroit pas son serviteur quiconque s'acharneroit à l'exécution de la roue, à quoi le comte d'Horn3 ne pouvoit manquer d'être condamné; que je croyois qu'il y avoit un mezzo-termine à prendre, lui qui les aimoit tant, qui rempliroit toute justice et toute raisonnable attente du public; qui éviteroit le honteux et si dommageable rejaillissement de l'infamie sur une maison si illustre et si grandement alliée, et qui lui dévoueroit cette maison et tous ceux à qui elle tenoit,

1. Il y allait tous les ans à cette époque; voyez particulièrement notre tome XV, p. 78.

2. Dans les Souvenirs de Mme de Créquy (p. 44) ces mots sont mis dans la bouche du Régent.

3. Les mots le C. d'Horn sont en interligne au-dessus d'il, biffé. 4. Avant maison il a biffé aussy, et plus loin luy est en interligne avant dévoüeroit.

qui au fond sentoient bien que la grâce de la vie étoit impraticable, au lieu du désespoir et de la rage où tous entreroient contre lui, et qui se perpétueroit et s'aigriroit même à chaque occasion perdue d'entrer dans les chapitres, où la sœur du comte d'Horn étoit sur le point d'être reçue'. Je lui représentai que ce moyen étoit bien simple. C'étoit de laisser rendre et prononcer l'arrêt de mort sur la roue, de tenir toute prête la commutation de peine toute signée et scellée pour n'avoir que la date à y mettre à l'instant de l'arrêt, et sur-le-champ l'envoyer à qui il appartient, puis le jour même faire couper la tête au comte d'Horn. Par là toute justice est accomplie, et l'arrêt de roue prononcé, le public est satisfait, puisque le comte d'Horn est en effet puni de mort, auquel public, l'arrêt rendu, il n'importe plus du supplice, pourvu qu'il soit à mort, et la maison d'Horn et tout ce qui y tient, trop raisonnables pour avoir espéré une grâce de la vie qu'euxmêmes en la place du Régent n'auroient pas accordée, lui seroient à jamais redevables d'avoir sauvé leur honneur et les moyens de l'établissement des filles et des cadets. M. le duc d'Orléans trouva que j'avois raison, la goûta, sentit son intérêt de ne pas jeter dans le désespoir contre lui tant de gens si considérables en accomplissant toutefois toute justice et l'attente du public, et me promit qu'il le feroit ainsi. Je lui dis que je partois le lendemain ; que Law et l'abbé Dubois, acharnés à la roue, la lui arracheroient; il me promit de nouveau de tenir ferme à la commutation de peine, m'en dit là-dessus autant que je lui en aurois pu dire en m'étendant là-dessus; je lui déclarai que je n'étois ni parent ni en la moindre connoissance avec la maison d'Horn, ni en liaison avec aucun de ceux qui se remuoient pour elle3; que c'étoit uniquement raison et attachement à sa personne et

1. Marie-Josèphe de Horn, qui épousa en 1729 un Ghistelles, marquis de Saint-Floris, et mourut en 1738.

2. Il y a par mégarde dans le manuscrit en accomplissement. 3. Il avait été sollicité peut-être par le duc d'Havré, comme on le verra dans la note suivante; mais il n'avait aucune liaison avec lui.

à son intérêt qui me faisoit insister, et que je le conjurois de demeurer ferme dans la résolution qu'il me témoignoit, puisqu'il en sentoit tout le bon et toutes les tristes suites du contraire, et de ne se point laisser entraîner aux raisonnements faux et intéressés de Law et de l'abbé Dubois, qui se relayeroient pour arracher de lui ce qu'ils vouloient. Il me le promit de nouveau, et, comme je le connoissois bien, je vis que c'étoit de bonne foi. Je pris congé, et partis le lendemain1.

Ce que j'avois prévu ne manqua pas. Dubois et Law l'assiégèrent, et le retournèrent si bien que la première nouvelle que j'appris à la Ferté fut que le comte d'Horn et son scélérat de Mille avoient été roués en Grève vifs, et avoient expiré sur la roue, le mardi saint, 26 mars, sur les quatre heures après midi, sur le même échafaud, après avoir été appliqués à la question. Le succès en fut tel aussi que je l'avois représenté à M. le duc d'Orléans. La maison d'Horn et toute la grande noblesse des Pays-Bas, même d'Allemagne, furent outrées, et ne se continrent ni

1. Il y a dans les Souvenirs de la marquise de Créquy, p. 49-50, le texte d'une lettre de Saint-Simon au duc d'Havré résumant tout ce qui vient d'être dit, et qui peut bien avoir été fabriquée au moyen du récit de nos Mémoires.

2. Voyez J. Court, L'exécution du comte de Horn dans La Cité, bulletin de la Société historique et archéologique du quatrième arrondissement de Paris, tome II, 1904-1905, p. 222-225. Une relation populaire du crime, où le comte de Horn n'est pas nommé, fut mise en vente en une feuille volante dont un exemplaire nous a été conservé par le greffier du Parlement, U 363, au 23 mars. Duclos (Mémoires, p. 564) dit que deux de ses parents lui firent passer du poison, mais qu'il refusa de s'en servir. Il mourut très repentant : « L'abbé Guéret, docteur de Sorbonne, qui a assisté le comte de Horn lorsqu'il fut exécuté, a été très édifié des sentiments de repentance qu'il a témoignés pendant ses tourments. Il dit qu'il savoit assez l'Écriture sainte et les psaumes et que ses dernières paroles furent celles de saint Augustin : Brûlez ici, mettez en pièces, pourvu, mon Dieu, que vous me pardonniez dans l'éternité. On a arrêté une quarantaine de personnes qu'il a accusées, tant dans ses interrogatoires que lorsqu'il fut mis à la question » (Gazette d'Amsterdam, no xxix, lettre de Paris du 1er avril).

Jugement

et

exécutions

à Nantes.

de paroles ni par écrit '. Il y eut même parmi eux d'étranges partis de vengeance pourpensés, et, longtemps depuis la mort de M. le duc d'Orléans, j'ai trouvé de ces Messieurslà qui n'ont pu se tenir de m'en parler, ni se contenir de répandre le venin qu'ils en conservoient dans le cœur.

Le même jour, mardi 26 mars, que le comte d'Horn fut exécuté à Paris, plusieurs Bretons le furent à Nantes par arrêt de la commission du Conseil 2. Les sieurs de Pontcallec, de Talhouët, Montlouis' et Couëdic, capitaine de dragons, y eurent la tête coupée. Il y en eut seize autres

1. Dangeau écrit le 14 avril (p. 268): « Il court une lettre du prince de Horn [frère du supplicié] au Régent, qu'on croit une lettre supposée et qui a été faite par gens malintentionnés »; voyez aussi le Journal de Barbier, tome I, p. 34. Le greffier du Parlement nous en a conservé le texte, U 363, au 26 avril, identique à celui des Mémoires de Duclos (p. 565); il y en a, dans les Souvenirs de la marquise de Créquy, une version conforme au fond, mais assez différente comme forme.

2. Sur le procès et l'exécution, il suffit de se référer au tome VI de l'Histoire de Bretagne de B. Pocquet, p. 99-158, qui en a fait un récit trés détaillé et complet et qui a cité toutes les sources originales; voyez aussi Dom H. Leclercq, Histoire de la Régence, tome II, p. 356 et suivantes, la Généalogie de la maison de Talhouët par A. de Boislisle, et l'Histoire de la conspiration de Pontcallec par A. de la Borderie dans la Revue de Bretagne, t. I à VI (1857-58). L'arrêt fut imprimé et répandu dans le public (Archives nationales, AD † 758, mars, no 88).

3. Laurent le Moyne, chevalier de Talhouët, qu'on appelait Talhouëtle Moyne pour le distinguer de la grande famille de Talhouët avec laquelle il n'avait aucune parenté, tirait ce surnom d'une petite terre de la paroisse de Saint-Gouvry près de Guémené. C'était un ancien capitaine de dragons, âgé alors de cinquante-deux ans et qui comptait vingt-huit ans de service.

4. Thomas-Siméon de Montlouis, âgé de trente-huit ans, avait aussi servi plusieurs années. Son manoir était à deux lieues de celui de Pontcallec. Il avait pris une part active à la conspiration.

5. François du Couëdic de Kerbleizec était comme le chevalier de Talhouët un ancien capitaine de dragons; il avait plus de vingt-cinq ans de services et s'était distingué au siège de Lille en 1709; il avait cinquante-six ans. Saint-Simon écrit Coëdic.

6. Dangeau, p. 260; voyez le récit dramatique de l'exécution dans l'Histoire de Bretagne de B. Pocquet, p. 145-150.

qu'on ne tenoit pas qui l'eurent en même temps en effigie, qui furent les deux frères Rohan du Poulduc', les deux frères du Groesquer', les sieurs de Rosconan, BourgneufTrévelec fils, Talhouët de Boishorand et Talhouët de Bonamour, la Boissière-Kerpezdron", de Villeglé *, la Berraye, la Houssaye père 10, Coscro ", Kerantrech de

1. Tome XXXVI, p. 358.

5

2. Nous avons rencontré déjà le chevalier du Groesquer (tomes XXXII, p. 335, et XXXIII, p. 17); il s'appelait Auguste-François et était né vers 1682; il revint d'exil en 1735, et épousa en 1737 une fille du comte de Rohan-Poulduc; il mourut le 15 janvier 1757. SaintSimon, qui l'a appelé précédemment Guesclairs, écrit ici Groesker. Son frère était dans les ordres; nous ne le connaissons que sous le nom de l'abbé du Groesquer. Les deux frères s'étaient sauvés en Hollande de bonne heure, puis en Allemagne.

3. M. Cocquart de Rosconan était un breton de l'évêché de Nantes ; on n'a pas de renseignements sur son compte. Il réussit à s'échapper, et on ne sait ce qu'il devint.

4. René du Bourgneuf de Trévelec appartenait aussi au pays Nantais; il obtint des lettres de rémission le 17 avril 1736 (Archives nationales, V1 506), et put rentrer en France.

5. Louis-Marcel de Talhouët, marquis de Boishorand (Boisoran, dans notre manuscrit), était né le 6 mai 1690; passé en Espagne, il devint colonel des dragons de Batavia et fut tué en Italie, devant Pise, le 34 octobre 1733; il avait été un des chefs les plus actifs de la conspiration.

6. Louis-Germain de Talhouët, comte de Bonamour: tome XXXII, p. 335.

7. On n'a pas de renseignements sur M. de la Boissière de Kerpezdron, c'était un ami du conseiller de Lambilly. Saint-Simon écrit Kerpedron

8. Jean Labbé de Villeglé était du diocèse de Saint-Malo; il se sauva en Espagne et bénéficia des lettres de rémission du 17 avril 1736, comme M. de Trévelec.

9. Jean de Couessin de la Berraye était né vers 1682; il devint maréchal de camp au service d'Espagne.

10. N. Potier de la Houssaye, de l'évêché de Saint-Malo. 11. Saint-Simon, lisant mal Dangeau, a écrit Croser. C'est Julien-Louis de Lantivy, chevalier du Coscro, né en 1688; il se sauva en Espagne, mais revint plus tard en France et mourut à Josselin le 18 juin 1740 (Théodore Courtaux, Histoire de la maison de Lantivy, p. 30-56). I!

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