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cette persécution effective d'un parti à qui elle devoit si publiquement et si récemment son salut et la conservation de la couronne d'Espagne à Philippe, par complaisance pour le parti opposé, qui ne respira jamais que sa ruine radicale, et qui étoit parvenu à y toucher, c'étoit couvrir la France d'une infamie éternelle à tous égards, et la perdre tellement d'honneur, de réputation, de confiance en Angleterre; c'étoit opérer1 que le parti qu'elle contribuoit à y accabler, en reconnoissance d'en avoir été sauvée elle-même ; qu'une démarche si contraire à tout honneur, pudeur et intérêt, lui alièneroit à jamais ce parti, qui l'avoit sauvée, avec plus de rage que n'en pouvoit avoir le parti régnant, qui l'avoit voulu perdre, qui pour trouver la France si déplorablement complaisante, ne l'en haïssoit pas moins, et qui par là trouvoit le moyen de la mettre hors d'état d'en recevoir aucune inquiétude, sans toutefois avoir acheté une démarche si destructive de tout intérêt et de tout honneur, par le plus léger service, par la plus légère apparence de refroidissement avec ses alliés, que la France devoit toujours regarder comme véritables ennemis, par la plus petite justice à l'égard de l'Espagne, par la moindre reconnoissance de la servitude par laquelle nous avions, pour leur complaire, laissé volontairement et si préjudiciablement éteindre et anéantir notre marine, en un mot, rien autre que d'avoir reconnu le pouvoir sans bornes de l'abbé Dubois sur son maître, et d'en savoir profiter pour en tirer tout, en lui faisant espérer le chapeau.

Je n'avois rien celé de tout cela à M. le duc d'Orléans, dès le premier traité où cette infamie fut stipulée. On a vu en son lieu3 combien je m'y opposai dans son cabinet,

1. Les mots c'estoit opérer ont été ajoutés après coup en interligne. Toute cette phrase est d'ailleurs incomplète et incorrecte, et si embrouillée que le sens précis en est difficilement intelligible.

2. Avant esteindre il a biffé laissé, répété par inadvertance.

3. Voyez le tome XXXI, p. 43-45, où il n'avait pas donné les détails qui vont suivre.

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et depuis au conseil de régence; je n'oubliai aucune des raisons qu'on vient de voir; je les paraphrasai le plus fortement encore. Le maréchal d'Huxelles, le maréchal d'Estrées, plusieurs autres, qui n'osèrent traiter la matière qu'en tremblant, ne laissèrent pas de laisser voir ce qu'ils en pensoient; Torcy même, dont ces deux paix de Londres et d'Utrecht étoient l'ouvrage, s'éleva plus que sa douceur et sa timidité naturelle ne le lui permettoient; tout cela ne changea point l'article du traité, mais en suspendit l'effet. Le gouvernement d'Angleterre y consentit, peut-être tacitement informé de la révolte des esprits et du murmure général; mais les temps étoient venus de ne plus rien ménager. L'affaire du Parlement, puis la conspiration du duc du Maine découverte et finie, la paix d'Espagne faite, l'abbé Dubois plus maître que jamais, ses amis les Anglois le sommèrent de sa parole. Il fallut bien la tenir dans la vue plus prochaine de la pourpre ; la proscription effective fut accordée et publiée sans qu'il me fût possible ni à personne de l'empêcher. Les cris publics et l'horreur qui en fut généralement marquée n'en causa aucun repentir2; ce ne fut qu'un sacrifice de plus que

1. Il y a estoit, au singulier, dans le manuscrit.

2. On voit par les lettres de Dubois publiées par L. de Sévelinges (Mémoires secrets de Dubois, 1814) qu'il était loin de se repentir. En toutes circonstances il tenait tête au déchaînement de l'opinion avec une audace cynique. « Il circule, écrivait-il (tome II, p. 403), des noëls, des pasquinades, des calottes; la voix publique les attribue à cinquante personnages à la fois. Pour témoigner une bonne fois à tous ces chansonniers, bons ou mauvais, à quel point je me moquois de leurs lardons, j'ai rassemblé avant-hier chez moi à peu près tout ce que nous comptions à Paris de gens sachant rimer. Je leur ai fait très bonne mine; je les ai fait jaser. Sans avoir l'air d'y songer, j'ai amené la conversation sur les satires du jour. Un de mes secrétaires a apporté des copies des plus méchantes drôleries qui aient été faites contre moi. J'en ai lu des phrases. Nos gens se regardoient et ne savoient trop quelle contenance faire. « Ma foi! Messieurs, «< me suis-je écrié, tout charmants que soient ces vers, ne trouvez pas << plus de sens et de bon goût dans ceux-ci, qui me sont restés dans la

Dubois eut à présenter à la cour de Londres pour accélérer sa pourpre, qui ne fut pas plus goûté par tous les Anglois de tous partis, hors celui des ministres, qu'il le fut en France, et on peut ajouter dans tout le reste de l'Europe, qui nous en méprisa, tandis que le gros de l'Angleterre nous en détesta ouvertement, et' que le parti de leur ministère se moqua de notre misérable facilité.

Le roi d'Espagne, qui avoit tant fait et laissé faire de choses en son nom, et avec tant de persévérance, pour élever Alberoni à la pourpre, en fit de plus étranges pour l'en faire priver. Il n'y eut point d'instances qu'il n'en fit faire au Pape, qu'il ne lui en fît de sa main, et pour l'engager encore de l'enfermer au château Saint-Ange, s'il entroit dans l'État ecclésiastique. Peu content du succès de tant de démarches, et si empressées, il profita de la paix qu'il venoit de faire avec le Roi et avec l'Empereur, pour les presser de joindre leurs plus fortes démarches et leurs offices les plus vifs aux siens, auprès du Pape, pour en obtenir cette privation du chapeau; mais cela fut éludé à Rome, où on obtiendroit plutôt une douzaine de

<< mémoire, quoique je ne sois pas du métier? » Et je me suis mis à déclamer:

Eh! qui de sa vertu reçut toujours le prix ?

Il est chez les François de ces sombres esprits,
Censeurs extravagants d'un sage ministère,

Incapables de tout, à qui rien ne peut plaire, etc.

Je n'en étois pas au second vers que vous eussiez vu le jeune Arouet, qui jusque là s'étoit tenu dans un coin avec Fontenelle, fendre la foule à coups de coude et se planter devant moi avec ses yeux d'aigle, comme pour me dire «< Eh! parbleu! Monseigneur, n'est-ce pas moi qui les «ai faits, ces beaux vers-là? » N'oublions jamais ce que disoit le cardinal Mazarin: Il faut savoir rire et chanter avec les François. >> 1. Ce dernier membre de phrase a été ajouté après coup dans le blanc resté à la fin du paragraphe, et sur la marge du manuscrit. 2. Les mots d'Espagne, oubliés, sont en interligne.

3. On a vu ci-dessus, p. 96, l'arrestation du cardinal par les Génois à l'invitation du pape, puis sa mise en liberté et sa retraite secrète. Clément XI avait nommé une congrégation pour s'occuper de

Politique terrible.

de la cour.

de Rome sur le cardinalat.

chapeaux à la fois, quelque chère et difficile que soit cette marchandise, car c'en est une en effet, que la privation d'un seul ; [c'est] la politique romaine1. Cette cour, qui a élevé si haut cette dignité si vuide de sa nature, et qui, à force de la revêtir et de la décorer des dépouilles des plus hautes dignités sacrées et profanes, sans être elle-même d'aucun de ces deux genres, est parvenue avec tout l'art de sa politique à en faire l'appui de sa grandeur, en fascinant le monde de chimères, qui à la fin sont devenues l'objet de l'ambition de toutes les nations, par les richesses, les honneurs, les rangs et le solide dont elles se sont réalisées, et, de là, montant toujours, cette pourpre est arrivée à rendre inviolable les crimes les plus atroces et les félonies les plus horribles de ceux qui en sont revêtus'. C'est le point le son affaire; elle eut plusieurs réunions, mais elle n'aboutit à aucun résultat (Gazette, 1720, p. 307, 331, 343, 379, 391, 476 et 536; Mercure de juillet, p. 110, et d'août, p. 170; Gazette d'Amsterdam, nos LII, LIV, LVI, LX, etc., Extraordinaires LXXIV et LXXVIII, no LXXXVII). Dès le 20 mars, Alberoni avait envoyé au cardinal PauJucci une lettre justificative qui a été publiée dans la Biographie générale de Didot, tome I, col. 552-558, d'après une copie conservée dans le manuscrit 4780 de la bibliothèque de l'Arsenal, où se trouvent aussi d'autres lettres relatives à cette affaire. Alf. Professione a publié à Turin en 1898 Il ministerio in Spagna e il processo del cardinale Giulio Alberoni; voyez aussi la Relazione du British Museum, indiquée ci-dessus p. 96, note 1, et le manuscrit italien no 48 de la Bibliothèque nationale. On trouvera ci-après, à l'appendice IV, une lettre du P. Daubenton au Pape, inspirée certainement par Philippe V, et une autre du Régent, toutes deux relatives aux poursuites contre le cardinal; nous n'avons pas trouvé au Dépôt des affaires étrangères de lettre de Philippe Và Louis XV ou au Régent contre Alberoni. Cependant Saint-Simon a dû savoir cela par le conseil de régence.

1. Les trois mots qui précèdent, qui se trouvent dans le manuscrit entre deux points, avaient été supprimés dans les précédentes éditions comme n'ayant pas de sens. Nous croyons devoir les rétablir dans le texte, en les faisant précéder d'un verbe explicatif, omis peut-être par mégarde par Saint-Simon.

2. Tout cela, et ce qui va suivre, a été déjà dit avec moins de développement dans nos tomes IX, p. 27, XX, p. 38-39, XXII, p. 22, XXXII, p. 24-25, et ci-dessus, p. 97.

plus cher et le plus appuyé des usurpations de leurs priviléges, parce que c'est celui qui est le plus important à l'orgueil et à l'intérêt de Rome, qui se sert de l'espérance du chapeau pour dominer toutes les cours catholiques, qui, par ce chapeau, soustrait les sujets à leurs rois, à tous juges pour quoi que ce puisse être, qui domine tous les clergés, qui est seule juge et la souveraine de ces chapeaux rouges, qui leur fait tout entreprendre et brasser impunément, et qui se trouve par là si intéressée à soutenir leur impunité, qu'elle ne peut se résoudre à y faire la moindre brèche en chose dont le fond ne l'intéresse point, comme les crimes qui lui sont étrangers, même ceux qui ont offensé les papes, comme Alberoni avoit fait avec si peu de ménagement tant de fois, de peur que la privation du chapeau devînt et pût passer en exemple, et privât les papes des pernicieux usages qu'ils ont si souvent faits des cardinaux, que la vue de pouvoir être dépouillés de la pourpre arrêteroit en beaucoup d'occasions. Ce raisonnement est tellement celui de la cour de Rome, qu'on a vu des papes faire tuer, noyer, empoisonner des cardinaux, plutôt que leur ôter le chapeau. Les Caraffes, les Colonnes', et bien d'autres, en sont des exemples dont l'histoire n'est point contestée; on n'en voit point de privation du chapeau; car on ne peut pas compter pour tels les temps de schismes, et ce que les papes et les antipapes faisoient contre les cardinaux les uns des autres. Ainsi le roi d'Espagne, heurtant ainsi la partie la plus sensible et la plus essentielle de l'intérêt des papes et de la cour de

1. Saint-Simon fait allusion à Charles Caraffa, neveu du pape Paul IV, qui le créa cardinal en 1555; sous le pontificat de Pie IV, il fut traduit en justice avec son frère le duc de Paliano et étranglé en prison le 6 mars 1561. Quant aux cardinaux Colonna, nous n'en connaissons aucun qui soit mort de mort violente, et leur exemple vient plutôt à l'encontre de ce que dit notre auteur; car on voit à la fin du treizième siècle les cardinaux Pierre et Jacques Colonna privés de la pourpre par Boniface VIII, et Pompée Colonna subir le même traitement en 1526 de la part de Clément VII.

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