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veau que j'irois, et lui me remerciant de cet effort. Il n'eut nulle impatience, nulle envie que je m'en allasse; car je le connoissois bien, et je l'examinois jusqu'au fond de l'âme, et ce fut moi qui le quittai, bien content de l'avoir détourné d'une si honteuse démarche et si extraordinaire. Qui n'eût dit qu'il ne m'eût tenu parole? car on va voir qu'il le vouloit; mais voici ce qui arriva.

Quoique je me crusse bien assuré là-dessus, néanmoins la facilité et l'extrême foiblesse du prince, et l'empire sur lui et l'orgueil de l'abbé Dubois, m'engagèrent à prendre le plus sûr avant d'aller au sacre. J'envoyai aux nouvelles le lendemain matin au Palais-Royal, et cependant je fis tenir mon carrosse tout prêt pour tenir ma parole. Mais je fus bien confus, quelque accoutumé que je fusse aux misères de M. le duc d'Orléans, quand celui que j'avois envoyé voir ce qui se passoit revint et me rapporta qu'il venoit de voir M. le duc d'Orléans monter dans son carrosse et, environné de toute la pompe des rares jours de cérémonie, partir pour aller au sacre. Je fis ôter mes chevaux, et m'enfonçai dans mon cabinet.

Le surlendemain, j'appris par un coucheur' favori de Mme de Parabère, qui étoit lors la régnante, mais qui n'étoit pas fidèle, que, étant couchée la nuit qui précéda le sacre avec M. le duc d'Orléans, au Palais-Royal, entre deux draps, ce qui n'arrivoit guères ainsi dans la chambre et le lit de M. le duc d'Orléans, mais presque toujours chez elle3, il s'étoit avisé de lui parler de moi avec éloge, que je ne rapporterai pas, et avec sentiment sur mon amitié pour lui, et que, plein de ce que je lui venois de représenter, il n'iroit point au sacre, dont il me savoit le meil

1. L'Académie ne connaissait ce mot que dans les locutions bon coucheur, mauvais coucheur.

2. Marie-Madeleine de la Vieuville: tome XXI, p. 326.

3. Mme de Parabère ni son mari n'appartenant pas à la maison du duc d'Orléans ni à celle de la duchesse, elle n'avait pas de logement au Palais-Royal.

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leur gré du monde. La Parabère me loua, convint que j'avois raison; mais sa conclusion fut qu'il iroit. M. le duc d'Orléans, surpris, lui dit qu'elle étoit donc folle. «< Folle, soit, répondit elle; mais vous irez. - Et moi, reprit-il, je te dis que je n'irai pas. - Si, vous dis-je, dit-elle, et vous irez. Mais, reprit-il, cela est admirable: tu dis que M. de Saint-Simon a raison, et au bout pourquoi donc y irois-je? Parce que je le veux, dit-elle. En voici d'une autre, répliqua-t-il, et pourquoi veux-tu que j'y aille? Quelle folie est-ce là? - Pourquoi? dit-elle, parce que. Ho! parce que, répondit-il; parce que, ce n'est pas là parler; dis donc pourquoi, si tu peux. » Après quelque dispute: « Voulez-vous donc absolument le savoir? c'est que vous n'ignorez pas que l'abbé Dubois et moi avons eu, il n'y a pas quatre jours, maille à partie3 ensemble, et qui n'est pas encore bien finie. C'est un diable qui furette tout; il saura que nous avons couché ici cette nuit ensemble. Si demain vous n'allez pas à son sacre, il ne manquera pas de croire que c'est moi qui vous en ai empêché; rien ne le lui pourra ôter de la tête; il ne me le pardonnera pas; il me fera cent tracasseries et cent noirceurs auprès de vous, et finira promptement par nous brouiller. Or c'est ce que je ne veux pas, et c'est pour cela que je veux que vous alliez à son sacre, quoique M. de Saint-Simon ait raison. » Là-dessus, débat assez foible, puis résolution et promesse d'aller au sacre, qui fut bien fidélement exécutée.

La nuit suivante, la Parabère coucha chez elle avec son

1. Avant te, Saint-Simon a biffé n'iray pas.

2. Les mots et moy sont ajoutés en interligne.

3. Il y a bien maille à partie dans le manuscrit de Saint-Simon; mais ce doit être une erreur pour maille à partir, locution que donnait l'Académie en l'appliquant aux personnes qui ont eu quelque différend entre elles. Ce dictionnaire remarquait à ce propos que le verbe partir au sens de partager n'était plus usité que dans cette locution. Nous avons rencontré maille, petite pièce de monnaie, dans l'expression sans sou ni maille, au tome XXIII, p. 36.

greluchon', à qui elle raconta cette histoire, tant elle la trouvoit plaisante. Par cette même raison, le greluchon la rendit à Biron, qui le soir même me la conta. Je déplorai avec lui les chaînes du Régent, à qui je n'ai jamais parlé depuis de ce sacre, ni lui à moi; mais il fut après bien honteux et bien embarrassé avec moi. Je n'ai point su s'il poussa la foiblesse jusqu'à conter à l'abbé Dubois ce que je lui avois dit pour l'empêcher d'aller à son sacre, ou s'il en fut informé par la Parabère, pour se faire un mérite auprès de lui d'avoir fait changer M. le duc d'Orléans làdessus et faire montre de son crédit; mais il en fut très parfaitement informé et ne me l'a jamais pardonné, et j'ai su depuis par Belle-Isle qu'il avoit dit à M. le Blanc et à lui que, de toutes les contradictions que je lui avois fait essuyer, même du danger pressant où je l'avois mis' quelquefois, rien ne l'avoit si profondément touché et blessé, et jusqu'au fond de l'âme, que d'avoir voulu empêcher M. le duc d'Orléans d'assister à son sacre, duquel il est maintenant temps de parler".

Tout y parut également superbe, et choisi pour faire éclater la faveur démesurée d'un ministre éperdu d'orgueil et d'ambition sans bornes, la servitude la plus publique et la plus démesurée où il avoit réduit son maître, et l'audace effrénée de s'en parer en la manifestant aux yeux de toute la France avec le plus grand éclat, et de là à ceux de toute l'Europe, à qui il vouloit apprendre de la manière la plus éclatante que lui étoit entièrement le maître de la

1. Le Dictionnaire de l'Académie a admis ce mot dans l'édition de 1762: « Mot familier et libre, qui désigne l'amant aimé et favorisé secrètement par une femme qui se fait payer par d'autres. » Il a été supprimé dans la dernière édition. Le Littré en cite plusieurs exemples du dix-huitième siècle.

2. Mis, oublié, a été ajouté en interligne.

3. Saint-Simon raconta plus tard cette anecdote au duc de Luynes, qui l'a résumée dans ses Mémoires (tome II, p. 186-187); elle est aussi dans ceux de Duclos (p. 561); mais il l'a prise dans notre auteur. 4. L'adjectif éclatante remplace en interligne démesurée, biffé.

Sacre de l'abbé Dubois parle cardinal de Rohan.

France, soit pour le dedans, soit pour le dehors, sous un nom qui n'étoit qu'une vaine écorce, et qu'à lui seul il falloit s'adresser pour quelque grâce et pour quelque affaire que ce fût, comme à l'unique dispensateur et au seul véritable arbitre' de toutes choses en France. Le Valde-Grâce fut choisi pour y faire le sacre, comme étant un monastère royal le plus magnifique de Paris, et l'église la plus singulière. Le cardinal de Rohan, ravi de faire contre en tout au cardinal de Noailles et de profiter du refus qu'il avoit fait à l'abbé Dubois de lui permettre d'être ordonné dans son diocèse, saisit un si précieux moment de faire bien sa cour au Régent, et de s'attacher son ministre, en s'empressant pour faire la cérémonie. En effet un cardinal de sa naissance, évêque de Strasbourg, et brillant de toutes sortes d'avantages, étoit un consécrateur fort au-dessus de tous ceux que l'abbé Dubois auroit pu desirer. Il n'y a guères en fait d'honneur que la première démarche de chère; Rohan avoit franchi le saut3 quand, à la persuasion intéressée du maréchal de Tallard, comme on l'a vu ici en son lieu, il subit la loi que lui fit le P. Tellier pour le faire grand aumônier, et se livra, contre le cardinal de Noailles, ses propres lumières et la vérité à lui parfaitement connue et reconnue, à toutes les scélératesses et à toutes les violences dont ce terrible jésuite le rendit son ministre, et que l'intérêt et l'orgueil d'être chef de partì et de n'en abandonner pas l'honneur et le profit au cardi

1. Arbitre ajouté en interligne.

2. Il a été parlé de ce célèbre couvent et de sa construction par Anne d'Autriche dès notre tome I, p. 128 et 189. Sur le sacre de Dubois, le 9 juin, voyez la Gazette, p. 288, le Mercure de juin, p. 173, le Journal de Buvat, tome II, p. 98, ceux de Dangeau, p. 300, et de Barbier, tome I, p. 39, les Mémoires de Mathieu Marais, tome I, p. 275-277, qui donnent le texte du billet d'invitation, et la Gazette d'Amsterdam, no XLIX.

3. On a rencontré déjà faire le saut, et franchir le saut, dans le même sens, au tome XXXV, p. 117 et 308.

4. Tome XXIII, p. 396-407.

nal de Bissy, lui fit continuer depuis en premier'. Avec le revêtement constant d'un tel personnage, il ne falloit pas s'attendre qu'aucune considération de honte ni d'infamie retînt le cardinal de Rohan d'une si étrange prostitution, moins encore que sa conscience l'arrêtât un moment sur le sacrilége dont il alloit se rendre le ministre. L'abbé Dubois fut donc comblé de l'honneur qu'il lui voulut bien faire; M. le duc d'Orléans témoigna au cardinal toute la part qu'il y prenoit, et Rohan, charmé des espérances qu'il conçut de ce grand trait de politique, plus sensibles pour sa maison que pour sa cause, laquelle ne fut jamais que pour servir aux avantages de l'autre, se rit de tous les discours, du bruit, de l'improbation générale et nullement retenue que cette fonction excita, et qu'il ne regarda que comme des raisons de plus et des fondements d'augmentation à ses espérances pour tout ce qu'il pouvoit desirer d'un homme tout-puissant, pour l'amour duquel il [se] livroit à tant d'opprobres.

A l'égard des deux évêques assistants, Nantes y avoit un tel droit par l'ordination qu'il avoit osé donner à l'abbé Dubois', qu'il n'y avoit pas moyen de lui préférer personne. Pour l'autre assistant, Dubois crut en devoir chercher un dont la vie et la conduite pût être en contre-poids. Il voulut Massillon, célèbre prêtre de l'Oratoire, que sa vertu, son savoir, ses grands talents pour la chaire, avoient fait évêque de Clermont', parce qu'il en passoit quelquefois, quoique rarement, quelque bon parmi le grand nombre des autres qu'on faisoit évêques. Massillon, au pied du mur, étourdi, sans ressources étrangères, sentit l'indignité de ce qui lui étoit proposé, balbutia, n'osa refuser. Mais qu'eût pu faire un homme aussi mince, selon le siècle, vis-à-vis d'un régent, de son ministre et du cardinal de Rohan? Il fut blâmé néanmoins, et beaucoup,

1. Premier est en interligne, au-dessus de chef, biffé.

2. C'est-à-dire, étant habitué à faire un personnage de cette sorte. 3. Ci-dessus, p. 193. 4. Notre tome XXXVI, p. 39.

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