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Pour l'autre, il n'y fit que gagner. Le même jour que l'abbé Dubois prit ainsi tous les ordres à la fois, il y eut conseil de régence l'après-dînée au vieux Louvre, parce que toutes les rougeoles qui couroient, même dans le Palais-Royal, empêchoient qu'il se tînt à l'ordinaire aux Tuileries2. On fut surpris d'un conseil de régence sans l'abbé Dubois, qui y rapportoit ce qu'il lui plaisoit des affaires étrangères; mais on le fut bien davantage de l'y voir arriver3. Il n'avoit pas perdu de temps en actions de grâces de tout ce qu'il venoit de recevoir. Ce fut un nouveau scandale, qui réveilla et qui aggrava le premier. Il venoit, à ce que dit plaisamment le duc Mazarin, de faire sa première communion. Tout le monde étoit déjà arrivé dans le cabinet du Conseil, et M. le duc d'Orléans aussi, et on y étoit debout et épars. J'étois dans un coin du bas bout, qui causois avec M. le prince de Conti, le maréchal de Tallard, et un autre qui m'échappe, lorsque je vis entrer l'abbé Dubois en habit court, avec son maintien ordinaire. Nous ne l'attendions point en tel jour, ce qui fit que naturellement nous nous écriâmes. Cela lui fit tourner la tête, et, voyant M. le prince de Conti venir à lui, qui de son côté, avec ce ricanement de Monsieur son père, mais qui assurément étoit bien éloigné d'en avoir les grâces, et au contraire étoit cynique, s'avança deux pas à lui, lui parla

1. L'évêque de Nantes.

2. Dangeau, p. 239 et 246; Mlle de Montpensier, fille du Régent, avait la rougeole. Sur cette épidémie, voyez, outre Dangeau, qui cite un grand nombre de gens connus qu'elle atteignit, surtout des femmes, les correspondances que la Gazette d'Amsterdam reçut de Paris pendant ce mois de février.

3. Le dimanche 3 mars; mais Dangeau ne note pas que Dubois y assistât. A partir d'octobre 1719, on ne tint plus de procès-verbaux du conseil de régence.

4. Mot répété par Barbier (Journal, tome I, p. 39).

5. Aussy ajouté en interligne.

6. Le prince de Conti mort en 1709 avait, a-t-il dit dans le tome XVII, p. 122, « un rire qui eût tenu du braire dans un autre ».

de tous les ordres si brusquement reçus le matin même tous à la fois, de sa prompte arrivée au Conseil si peu de moments après cette cérémonie, quoique faite au loin de Paris, de son sacre qui alloit suivre de si près, de sa surprise et de celle de tout le monde, et tout de suite lui fit un pathos avec tout l'esprit et la malignité possible, qui tenoit d'un assez plaisant sermon, et qui auroit plus que démonté tout autre. Dubois, qui n'avoit pas eu l'instant de placer une seule parole, le laissa dire, puis répondit froidement que, s'il étoit un peu plus instruit de l'antiquité, il trouveroit ce qui l'étonnoit fort peu étrange, puisque lui abbé ne faisoit que suivre l'exemple de saint Ambroise, dont il se mit à raconter l'ordination, qu'il étala'. Je n'en entendis pas le récit; car, dans le moment que j'ouïs saint Ambroise, je m'enfuis brusquement à l'autre bout du cabinet, de l'horreur de la comparaison et de la peur de ne pouvoir m'empêcher de lui dire d'achever, car je sentois que cela me prenoit à la gorge2, et de dire compeu saint Ambroise se pouvoit défier d'être ainsi saisi et ordonné, quelle résistance il y fit, et avec combien d'éloignement et de frayeur, enfin toute la violence qui lui fut unanimement faite. Cette impie3 citation de saint Ambroise courut bientôt le monde, avec l'effet qu'on peut penser. La nomination et cette ordination se firent dans la fin de février.

bien

J'achèverai tout de suite ce qui regarde cette matière pour ne la pas séparer, et n'avoir pas à y revenir. On y

1. Ambroise était préfet de Milan, et seulement catéchumène, lorsque, en 374, à la mort de l'évêque Auxence, il fut élu évêque par la voix unanime du clergé et du peuple. Il refusa, se cacha et employa tous les subterfuges possibles; mais, la confirmation de l'élection par l'empereur étant arrivée, il dut céder, fut baptisé, et huit jours après reçut tous les ordres et l'épiscopat.

2. Le Dictionnaire de l'Académie de 1718 ne donnait pas cette locution au sens figuré.

3. Impie est en interligne, au-dessus d'impudente, biffé.

4. Il écrit J'achevrai, comme au tome XXXV, p. 283.

Singulière anecdote sur le

pouvoir de l'abbé

Dubois

trouvera une anecdote curieuse sur l'autorité de l'abbé Dubois sur son maître, et sur la frayeur et le danger de

sur M. le duc lui déplaire. Il eut ses bulles au commencement de mai,

d'Orléans,

à l'occasion

du sacre de

cet abbé.

[Add. S-S. 1651]

et fut sacré le dimanche 9 juin'. Tout Paris et toute la cour
y
fut conviée. Je ne le fus point; j'étois lors mal avec lui,
parce que je ne le ménageois guères avec M. le duc d'Orléans,
sur ses vues du cardinalat et sur son abandon dans les affai-
res à ce qui convenoit aux Anglois et à l'Empereur, parles-
quels il comptoit d'arriver à la pourpre romaine. Comme
il redoutoit ma liberté, ma franchise, ma façon de parler
à M. le duc d'Orléans qui lui faisoit de fréquentes im-
pressions, quoique je m'en donnasse assez rarement la
peine, et qu'il avoit celle de les effacer, il revenoit à moi
de temps en temps, me ménageoit, me courtisoit, toujours
pourtant détournant tant qu'il pouvoit la confiance de
M. le duc d'Orléans en moi, qu'il resserroit sans cesse, mais
qu'il ne pouvoit arrêter totalement ni même longtemps,
quoique, comme je l'ai dit2, je me retirasse beaucoup par
le dégoût de tout ce que je voyois. Ainsi nous étions bien
en apparence quelquefois, et souvent mal.

Ce sacre devoit être magnifique, et M. le duc d'Orléans devoit assister; j'en dirai quelques mots dans la suite. Plus la nomination et l'ordination de l'abbé Dubois avoit fait de bruit, de scandale et d'horreur, plus les préparatifs superbes de son sacre les augmentoient, et plus l'indignation en éclatoit contre M. le duc d'Orléans. Je fus donc le trouver la veille de cet étrange sacre3, et d'abordée je lui dis ce qui m'amenoit. Je le fis souvenir que je ne lui avois jamais parlé de la nomination de l'abbé Dubois à Cambray, parce qu'il savoit bien que je ne lui parlois jamais des choses faites; que je ne lui en parlerois pas encore, si je n'avois appris qu'il devoit aller le lendemain

1. Il va raconter la cérémonie en détail, ci-après, p. 201 et sui

vantes.

2. Ci-dessus, p. 111.

3. Le mot sacre, oublié, a été ajouté en interligne.

à son sacre; que je me tairois avec lui de la façon dont il se faisoit, telle qu'il ne pourroit mieux' si l'usage étoit encore de faire des princes du sang évêques et qu'il fût question de son second fils, parce [que] je regardois cela comme chose déjà faite, mais que mon attachement pour lui ne me permettoit pas de lui cacher l'épouvantable effet que faisoit universellement une nomination de tous points si scandaleuse, une ordination si sacrilège, des préparatifs de sacre si inouïs pour un homme de l'extraction, de l'état, des mœurs et de la vie de l'abbé Dubois, non pour lui reprocher ce qui n'étoit plus réparable, mais pour qu'il sût à quel point en étoit la générale indignation contre lui, et que de là il conclût ce que ce seroit pour lui d'y mettre le comble en allant lui-même à ce sacre. Je le conjurai de sentir quel seroit ce contraste avec l'usage, nonseulement des fils de France, mais des princes du sang, de n'aller jamais à aucun sacre, parce que je n'appelois pas y aller la curiosité d'en voir un une fois en leur vie, que les rois et les personnes royales avoient eue quelquefois. J'ajoutai que, à l'opinion que sa vie et ses discours ne donnoient que trop continuellement de son défaut de toute religion, on ne manqueroit pas de dire, de croire et de répandre qu'il alloit à ce sacre pour se moquer de Dieu et insulter son Église ; que l'effet de cela étoit horrible et toujours fort à craindre, et qu'on y ajouteroit avec raison que l'orgueil de l'abbé Dubois abusoit de lui en tout, et que ce trait public de dépendance, par une démarche si étrangement nouvelle et déplacée, lui attireroit une haine, un mépris, une honte dont les suites étoient à redouter; que je ne lui en parlois qu'en serviteur entièrement désin

3

1. Telle que cette cérémonie ne pourrait être plus magnifique si, etc.

2. Le Régent n'avait qu'un fils, le duc de Chartres. Saint-Simon veut dire que, s'il avait eu un second fils et qu'il l'eût destiné comme cadet à l'Église, il n'aurait pu faire mieux.

3. Défaut est en interligne au-dessus de manque, biffé.

téressé; que son absence ou sa présence à ce sacre ne changeroit rien à la fortune de l'abbé Dubois, qui ne seroit ni plus ni moins archevêque de Cambray, et n'obscurciroit en rien la splendeur préparée pour ce sacre, telle qu'elle ne pourroit être plus grande, si on avoit un fils de France à sacrer; qu'en vérité c'en étoit bien assez pour un Dubois, sans prostituer son maître aux yeux de toute la France, et bientôt après de toute l'Europe, par la bassesse inouïe d'une démarche où on verroit bien que l'extrême pouvoir de Dubois sur lui l'auroit entraîné de force. Je finis par le conjurer de n'y point aller, et par lui dire qu'il savoit en quels termes actuels l'abbé Dubois et moi étions ensemble; que j'étois le seul homme de marque qu'il n'eût point convié2; que, nonobstant tout cela, s'il me vouloit promettre et me tenir sa parole de n'aller point à ce sacre, je lui donnois la mienne' d'y aller, moi, et d'y demeurer tout du long, quelque horreur que j'en eusse et quelque blessé que je fusse de ce que cela feroit sûrement débiter que ce trait de courtisan étoit pour me raccommoder avec lui, moi si éloigné d'une pareille misère et qui osois me vanter, puisqu'il le falloit aujourd'hui, d'avoir jusqu'à ce moment conservé chèrement toute ma vie mon pucelage entier sur les bassesses. Ce propos, vivement prononcé et encore plus librement et plus énergiquement étendu, fut écouté d'un bout à l'autre. Je fus surpris qu'il me dit que j'avois raison, que je lui ouvrois les yeux, plus encore qu'il m'embrassa, me dit que je lui parlois en véritable ami, et qu'il me donnoit sa parole et me la tiendroit de n'y point aller. Nous nous séparâmes làdessus, moi le confirmant encore, lui promettant de nou

1. Les mots n'obscurciroit en remplacent en interligne ne changeroit, biffé à cause de la répétition.

2. Déjà dit ci-dessus, p. 196.

3. La mienne est en interligne, au-dessus de moy ma parole, biffé. 4. Mot déjà employé, dans le même sens figuré, au tome XVII, p. 301.

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