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et servoient dans les chambres, tous quatre fort grands1 et bien faits. L'un d'eux se fit soldat aux gardes, et l'a été assez longtemps. Une aventure singulière les fit connoître. Bouchu, intendant de Grenoble, dont il a été parlé ici quelquefois, étoit aussi intendant de l'armée d'Italie, lorsque, après la capture du maréchal de Villeroy à Crémone, le duc de Vendôme lui succéda dans le commandement de l'armée*. Bouchu, quoique âgé et fort goutteux, mais qui avoit été beau et bien fait, n'avoit pas perdu le goût de la galanterie ; il se trouva que le principal commis des munitionnaires, chargé de tout ce détail et de faire tout passer à l'armée, étoit galant aussi, et qu'il eut la hardiesse de s'adresser à celle que Monsieur l'intendant aimoit, et qu'il lui coupa l'herbe sous le pied, parce qu'il étoit plus jeune et plus aimable. Bouchu, outré contre lui, résolut de s'en venger, et, pour cela, retarda tant et si bien le transport de toutes choses par toutes les remises et toutes les difficultés qu'il fit naître, quelque chose que pût dire et faire ce commis pour le presser, que le duc de Vendôme ne trouva rien en arrivant à l'armée, ou plutôt dès qu'il la voulut mouvoir. Le commis, qui se vit perdu et qui ne douta point de la cause, courut le long des Alpes chercher quelques moyens de faire passer ce qu'il pourroit en attendant le reste. Heureusement pour lui et pour l'armée, il passa à ce cabaret esseulé de la Montagne, et s'informa là comme il faisoit partout. Le maître

couleurs de leurs armoiries d'or, à la fasce d'azur, chargée d'une pomme d'or au feuillage de sinople. Voyez Luchet, Histoire de MM. Paris (1776), et les Pièces originales du Cabinet des titres.

1. Le chevalier de Quincy confirme cette grande taille, à propos de leur sœur (Mémoires, tome I, p. 188).

2. C'est Joseph Paris du Verney: voyez notre tome XVII, p. 240, note 2. 3. Étienne-Jean Bouchu: tome XII, p. 463.

4. En février 1702: tome X, p. 67 et suivantes.

5.

On dit proverbialement et figurément couper l'herbe sous le pied à quelqu'un, pour dire le supplanter avec adresse, avec subtilité » (Académie, 1718).

hôtelier lui parut de l'esprit, et lui fit espérer qu'au retour de ses fils qui étoient aux champs, ils pourroient lui trouver quelque passage. Vers la fin du jour, ils revinrent à la maison. Conseil tenu, le commis leur trouva de l'intelligence et des ressources, tellement qu'il se livra à eux, et eux se chargèrent du transport qu'il desiroit. Il manda son convoi de mulets au plus vite, et il passa avec eux conduits par les frères Paris, qui prirent des chemins qu'eux seuls et leurs voisins connoissoient, à la vérité fort difficiles, mais courts, en sorte que, sans perdre une seule charge, le convoi joignit M. de Vendôme arrêté tout court faute de pain, et qui juroit et pestoit étrangement contre les munitionnaires, sur qui Bouchu avoit rejeté toute la faute. Après les premiers emportements, le duc de Vendôme, ravi d'avoir des vivres et de pouvoir marcher et exécuter ce qu'il avoit projeté, se trouva plus traitable. Il voulut bien écouter ce commis, qui lui fit valoir sa vigilance, son industrie et sa diligence à traverser des lieux inconnus et affreux, et qui lui prouva par plusieurs réponses de M. Bouchu, qu'il avoit gardées et portées, combien il l'avoit pressé de faire passer les munitions et les farines à temps; que c'étoit la faute unique de l'intendant à cet égard, qui avoit mis l'armée dans la détresse où elle s'étoit trouvée; et fit en même temps confidence au général de la haine de Bouchu, jusqu'à hasarder l'armée pour le perdre, et la cause ridicule de cette haine; en même temps se loua beaucoup de l'intelligence et de la volonté de l'hôtelier et de ses fils, auxquels il devoit l'invention et le bonheur du passage de son convoi. Le duc de Vendôme alors tourna toute sa colère contre Bouchu, l'envoya chercher, lui reprocha devant tout le monde ce qu'il venoit d'apprendre, conclut par lui dire qu'il ne savoit à quoi il tenoit qu'il ne le fit pendre pour avoir joué à perdre l'armée du Roi '. Ce fut

1. Cette anecdote est peut-être controuvée. En tout cas, en 1702, les Paris n'en étaient pas à débuter dans le service des vivres. Dès

le commencement de la disgrâce de Bouchu, qui ne se soutint plus qu'à force de bassesses, et qui au bout de deux ans se vit forcé de se retirer1. Ce fut aussi le premier commencement de la fortune de ces frères Paris. Les munitionnaires en chef les récompensèrent, leur donnèrent de l'emploi, et, par la façon dont ils s'en acquittèrent, les avancèrent promptement, leur donnèrent leur confiance, et leur valurent de gros profits. Enfin ils devinrent munitionnaires eux-mêmes, s'enrichirent, vinrent à Paris chercher une plus grande fortune, et l'y trouvèrent. Elle devint telle dans les suites, qu'ils gouvernèrent en plein et à découvert sous Monsieur le Duc, et que, après de courtes éclipses, ils sont redevenus les maîtres des finances et des contrôleurs généraux, et ont acquis des biens immenses, fait et défait des ministres et d'autres fortunes, et ont vu la cour à leurs pieds, la ville et les provinces.

Le Roi vint pour la première fois au conseil de régence le dimanche 18 février. Il ne dit rien en y entrant, ni pendant le conseil, ni en sortant, sinon que, M. le duc 1690, leur père et les deux aînés des fils (car il y avait une grande différence entre eux et les deux plus jeunes) avaient déjà fait le service de munitionnaires pour l'armée de Dauphiné et d'Italie. Ils le disent dans le préambule des lettres patentes de 1720 dont il a été parlé cidessus, et au début d'un long mémoire historique rédigé par Paris de la Montagne en 1729 (Archives nationales, KK 1005), et cela est confirmé par les documents originaux relatifs au service des vivres en 1690-92 dans les papiers du Contrôle général des finances (ibidem, G 1802). D'après P. Clément (Portraits historiques, p. 328-329), c'est dans la campagne de 1663 qu'Antoine Paris trouva moyen par son industrie de ravitailler l'armée des Alpes et la province de Dauphiné en blés du Levant, lors de la disette qui se produisit cette année. C'est alors que l'intendant Bouchu, en dehors duquel il avait agi, lui manifesta son mécontentement en le forçant avec son frère à aller à Paris. Saint-Simon a dû transporter les faits au compte de Vendôme en 1702; mais il faut remarquer que, en 1693, Vendôme se trouvait dans les Alpes sous les ordres de Catinat; de là peut-être l'erreur de

notre auteur.

1. En 1705: notre tome XII, p. 463.

d'Orléans lui ayant proposé d'en sortir, de peur qu'il ne s'y ennuyât, il voulut y demeurer jusqu'à la fin'. Depuis il ne vint pas à tous, mais assez souvent, toujours jusqu'au bout, et sans remuer ni parler. Sa présence ne changea rien à la séance, parce que son fauteuil y étoit toujours seul au bout de la table, et que M. le duc d'Orléans, le Roi présent ou non, n'avoit qu'un tabouret pareil à ceux de tout ce qui y assistoit. Le maréchal de Villeroy ne changea point sa séance accoutumée. Peu de jours après le duc de Berwick y entra aussi. On en murmura dans le monde, parce qu'il étoit étranger; mais cet étranger se trouvoit nécessairement proscrit, expatrié, naturalisé François, en France depuis trente-deux ans, dans un continuel service, duc, pair, maréchal de France, grand d'Espagne, général des armées des deux couronnes, et d'une fidélité plus qu'éprouvée. De plus, pour ce qui se passoit alors au conseil de régence, n'importoit plus qui en fût; nous y [Add SS. 1649] étions déjà quinze, il fit le seizième. Une fois que le Roi y vint alors, un petit chat qu'il avoit le suivit, et quelque temps après sauta sur lui, et de là sur la table, où il se mit à se promener, et aussitôt le duc de Noailles à crier, parce qu'il craignoit les chats. M. le duc d'Orléans se mit aussitôt en peine pour l'ôter, et moi à sourire, et à lui dire: «Eh! Monsieur, laissez ce petit chat, il fera le dixseptième. » M. le duc d'Orléans se mit à rire de tout son

1. Dangeau, p. 236 : « Conseil de régence, où le Roi alla pour la première fois. Après qu'il y eut demeuré quelque temps et qu'on y eut parlé des affaires les plus considérables, on lui proposa d'en sortir s'il aimoit mieux aller jouer ou se divertir à quelque autre chose; qu'il fit tout ce qui lui seroit de plus agréable. Il répondit que ce qu'il aimoit le mieux c'étoit de demeurer au Conseil, et il s'y tint. Il avoit fait en entrant un petit compliment, qui fut très bien et qu'il fit de la meilleure grâce du monde. [Sur son exemplaire du Journal, SaintSimon a écrit ici, de sa main, en marge : « Faux ».] Durant le Conseil même, il fit quelques questions fort à propos. » Voyez Les Correspondants de Balleroy, tome II, p. 127.

2. Il y entra le 3 mars (Dangeau, p. 245 et 246).

Nouveaux prisonniers

à Nantes. Vingt-six présidents

ou conseillers

remboursés

cœur, et à regarder la compagnie qui en rit, et le Roi aussi, qui m'en parla le lendemain à son petit lever, comme en ayant senti la plaisanterie, mais en deux mots, et qui courut Paris aussitôt.

par

Il y eut beaucoup de nouveaux prisonniers à Nantes ', et on supprima vingt-six présidents ou conseillers du lement de Bretagne, qu'on remboursa avec du papier. Ce ne furent point les vingt-six charges des dernières augmentations; ce furent les personnes, en jardinant' (comme et supprimés, on dit des coupes de futaies), choisies dans cette Compachoisis dans gnie, desquelles on étoit mécontent. Cela n'y causa pas le plus petit mouvement; la commission du Conseil se rendoit redoutable à Nantes, et il y avoit des troupes répandues dans la province.

le parlement de Bretagne.

Abbé Dubois

obtient l'archevêché

de Cambray [Add. S1S. 1650]

Cambray vaquoit, comme on l'a vu naguère, par la mort à Rome du cardinal de la Trémoïlle', c'est-à-dire le plus riche archevêché et un des plus grands postes de l'Église. L'abbé Dubois n'étoit que tonsuré; cent cinquante mille livres de rente le tentèrent, et peut-être bien autant ce degré pour s'élever moins difficilement au car

1. C'est Dangeau qui disait le 15 février (p. 234) : << Il ne paroît pas que les affaires de Bretagne soient si prêtes à finir; on a emprisonné encore beaucoup de gens depuis peu. » En effet il y eut des arrestations de comparses à la fin de janvier et au commencement de février (B. Pocquet, Histoire de Bretagne, tome VI, p. 115-116 et 126). Voyez les condamnations prononcées par la chambre de Nantes ciaprès, p. 232-236.

2. Locution déjà employée dans le tome XXIV, p. 109.

3. Nous ne connaissons ni le texte ni même la date de l'arrêt du Conseil qui décida cette suppression. F. Saulnier, dans le Parlement de Bretagne, Introduction, n'en dit rien à l'année 1720; de même A. Le Moy, Le Parlement de Bretagne et le pouvoir royal au dixhuitième siècle (1909); B. Pocquet, Histoire de Bretagne, tome VI, p. 165, indique la mesure, donne les noms des conseillers qui furent frappés, mais sans rien préciser. Cependant, si la suppression fut exécutée régulièrement, comme le laisse à penser l'article de Dangeau du 19 février (p. 237), ce ne put être que par un édit enregistré au parlement de Rennes.

4. Ci-dessus, p. 143.

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