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Peletier de Souzy, qui a eu depuis les fortifications, père de des Forts, qui a été ministre et contrôleur général des finances. Peletier, qui avoit connu l'abbé d'Entragues, quoique assez médiocrement, crut que, arrivant au lieu de son exil, il étoit honnête de l'aller voir. Il y fut donc sur le midi. Il trouva une chambre fort propre, un lit de même, ouvert de tous côtés, une personne dedans à son séant, galamment mise, qui travailloit en tapisserie, coiffée en coiffure de nuit de femme, avec une cornette à dentelle, force fontanges', de la parure, une échelle de rubans à son corset, un manteau de lit volant et des mouches. A cet aspect, Peletier recula, se crut chez une femme de peu de vertu, fit des excuses, et voulut gagner la porte, dont il n'étoit pas éloigné. Cette personne l'appela, le pria de s'approcher, se nomma, se mit à rire: c'étoit l'abbé d'Entragues, qui se couchoit très ordinairement dans cet accoutrement, mais toujours en cornettes de femme plus ou moins ajustées. Il y auroit tant

pas qu'il y ait eu de grands jours à Caen (qui était du ressort du parlement de Normandie) pendant le temps de l'exil de l'abbé d'Entragues. Si l'aventure qui va être racontée arriva bien à le Peletier de Souzy, ce ne peut être qu'au cours d'une mission qu'il aurait eue dans la généralité de Caen, tandis qu'il était intendant des finances.

1. On appelait fontange un nœud de rubans que les femmes portaient sur le devant de la tête, au-dessus du front, pour attacher leur coiffure. L'origine en venait, dit-on, de Mlle de Fontanges, qui, s'étant trouvée décoiffée à la chasse, rattacha sa chevelure par un nœud de cette façon. Par la suite, on appliqua ce nom à tous les nœuds de rubans qui ornaient le devant des coiffes de femmes.

2. Saint-Simon avait d'abord écrit des mouches; il a biffé mouches pour mettre en interligne la parure; mais il a laissé des.

3. A propos de cet « accoutrement », voyez les Mémoires de Mathieu Marais, tome I, p. 278; Madame (Correspondance, recueil Brunet, tome II, p. 220) raconte qu'il avait été élevé par sa mère comme une fille. On lit dans le ms. Nouv. acq. franç. 4529 de la Bibliothèque nationale, p. 46: « L'abbé d'Entragues faisant le beau, le poupin et mettant du rouge, on l'avertit, quoiqu'il n'en fût rien, que l'on l'avoit dit au Roi et qu'il feroit bien de s'en justifier; ce qu'il fit sur le champ et attendit le Roi au sortir de chez Mme de Montespan et lui

d'autres contes à faire de lui qu'on ne finiroit pas. Avec cela, beaucoup de fonds d'esprit et de conversation, beaucoup de lecture et de mémoire, du savoir même, de l'élégance naturelle et de la pureté de langage; fort sobre, excepté de fruit et d'eau1.

Dans le temps dont il s'agit, il passoit sa vie chez Mme la princesse de Conti, chez Beringhen, premier écuyer, et dans plusieurs maisons considérables qui lui étoient restées. On sut, sans que rien eût pu s'en faire douter, qu'il avoit été faire la cène un dimanche au prêche chez l'ambassadeur d'Hollande2; il s'en vanta même, et dit qu'il avoit eu enfin le bonheur de faire la cène avec ses frères. On en fut d'autant plus surpris, qu'il étoit de race catholique, et qu'aucune religion n'avoit pas jusqu'alors paru l'occuper ni le retenir. L'éclat de cette folie, et le bruit qu'en fit le clergé, ne permit pas à M. le duc d'Orléans de se contenter d'en rire comme il eût bien voulu. Il donna donc ordre, au bout de trois ou quatre jours, de l'arrêter et de le mener à la Bastille; mais, dans l'intervalle, il avoit pris le large et gagné Anchin pour sortir du royaume; de là à Tournay, rien de plus court ni de plus aisé. La fantaisie le prit d'aller à Lille, et de se nommer chez le commandant. On avoit averti aux frontières, et celle-là, comme la plus proche, l'étoit déjà. Le commandant s'assura de lui, et en rendit dit qu'il étoit bien malheureux que l'on lui eût rendu de mauvais offices auprès de Sa Majesté. Le Roi lui dit : « Qu'est-ce que c'est ?>»

«< L'on vous a dit, Sire, que je me fardois, et c'est une grande sup<< position. >> « Je n'en ai jamais ouï parler. » Et après le Roi conta la chose et s'en divertit fort. » Madame (Correspondance, recueil Brunet, tome II, p. 210) prétend que, dans sa petite enfance, il avait été mutilé par des poules.

1. Au sujet de son régime frugal, il y a dans l'Addition à Dangeau indiquée ci-dessus, no 1632, une amusante anecdote, qui n'a pas été reproduite dans les Mémoires.

2. C'était Corneille, baron Hop, qui avait fait son entrée à Paris le 23 juillet 1719 (Gazette, p. 370), et qui fut plus tard plénipotentiaire des Provinces-Unies au congrès de Cambray.

compte à M. le duc d'Orléans, qui le fit mettre dans la citadelle'. L'abbé d'Entragues s'en lassa, et fit là son abjuration, après laquelle il revint enfin à Paris, sans qu'il en fût autre chose, ni à son égard, ni à celui de ses bénéfices. Comme on ne pouvoit rien imaginer de sérieux d'un homme si frivole, il fut reçu chez Madame la Duchesse, chez Mme la princesse de Conti, chez Mme du Maine, et dans toutes les maisons qu'il avoit accoutumé de fréquenter, et où il étoit très familier, et reçu comme s'il ne lui étoit rien arrivé. Il affecta quelque temps de se montrer à la messe avec un grand bréviaire, puis revint peu à peu à sa vie et à sa conduite ordinaire. Il ne laissoit pas, avec toute la dépravation de ses mœurs et un jeu qui l'avoit souvent dérangé, de donner toute sa vie considérablement aux pauvres, et, avec tous les fruits et la glace qu'il avaloit, de passer quatre-vingts ans sans infirmité. Il soutint avec beaucoup de courage et de piété la

1. C'est Madame qui donne le plus de détails sur cette aventure, qui se passa dans les derniers jours de 1719, et pour laquelle, en ex-luthérienne qu'elle était, elle se montre fort indulgente: Correspondance, recueil Brunet, tome II, p. 209, 210, 212, 215 et 220; recueil Jæglé, tome III, p. 66, 67, 69; voyez aussi le Journal de Buvat, tome II, p. 1, les Correspondants de Balleroy, tome II, p. 94, les Mémoires de Mathieu Marais, tome I, p. 278, le Journal de Dangeau, p. 195, 199 et 204, et la Gazette d'Amsterdam, no vi. Il n'y a pas trace de l'arrestation de l'abbé d'Entragues ni dans les archives de la Bastille, ni dans les registres du secrétariat de la Maison du Roi. C'est probablement à cause de lui pourtant que fut rendue l'ordonnance du 19 juillet 1720, dont le texte se trouve dans le registre 01 64, fol. 206 : « Sa Majesté étant informée que, au préjudice des édits et déclarations, plusieurs nouveaux catholiques françois s'ingèrent d'assister aux exercices de la religion protestante que les ambassadeurs et ministres des princes protestants font faire dans leurs maisons, et voulant y pourvoir, Sa Majesté, de l'avis etc., a ordonné et ordonne que ceux de ses sujets qui seront trouvés sortant desdits exercices seront arrêtés et conduits en prison. »>

2. Dangeau (p. 289) annonce cette abjuration le 17 mai. Mathieu Marais (Mémoires, tome I, p. 278) dit qu'on enferma l'abbé quelque temps au château d'Angers.

longue maladie dont il mourut, et il finit fort chrétiennement une vie fort peu chrétienne1.

Le désordre des finances augmentoit chaque jour, ainsi [Add. SS. 1635] que les démêlés d'Argenson et de Law, qui s'en prenoient l'un à l'autre. Celui-ci avoit l'abord gracieux; il tenoit par son papier un robinet de finance qu'il laissoit couler à propos sur qui le pouvoit soutenir. Monsieur le Duc, Madame la Duchesse, Lassay, Mme de Verue y avoient puisé force millions et en tiroient encore; l'abbé Dubois y en prenoit à discrétion. C'étoient de grands appuis, outre le goût de M. le duc d'Orléans, qui ne s'en pouvoit déprendre. Les audiences du Garde des sceaux, plus de nuit que de jour, désespéroient ceux qui travailloient sous lui et ceux qui y avoient affaire. La difficulté des finances et ses luttes contre Law lui avoient donné de l'humeur, qui se répandoit dans ses refus. Les choses en étoient venues au point qu'il falloit que l'un des deux cédât à l'autre une administration où leur concurrence achevoit de mettre la confusion. Quelque liaison, même intime, qui subsistât entre lui et l'abbé Dubois, qui avoit échoué à les faire compatir ensemble, la vue du cardinalat et la nécessité de beaucoup d'argent à y répandre ne permit pas à Dubois de balancer dans cette extrémité, qui ne pouvoit plus se soutenir. La conversion de Law avoit un but auquel il étoit temps qu'il arrivât. Il étoit pénétré de la bonté de son Système3, et il s'en promettoit des merveilles de la meilleure foi du monde, sitôt qu'il ne seroit plus traversé.

Argenson voyoit l'orage s'approcher; il se sentoit dans Law contrôleur

1. Il mourut le 24 février 1733, à quatre-vingt-trois ans. SaintSimon, dont la maison rue Saint-Dominique n'était pas éloignée de celle de la belle-sœur de l'abbé (ci-dessus, p. 121, note 3), put avoir des renseignements précis sur la fin chrétienne de celui-ci.

2. Tome XXXIII, p. 113.

3. Sur ce nom, voyez le passage des Mémoires de Mathieu Marais, tome I, p. 264.

général des

finances; grâces singulières

faites

aux enfants

d'Argenson. Machault et Angervilliers conseillers d'État en expectative.

une place non moins fragile que relevée; il vouloit la sauver. Il avoit trop d'esprit et trop de connoissance du monde, et de ceux à qui il avoit affaire, pour ne pas sentir que, s'opiniâtrant aux finances, elles entraîneroient les sceaux. Il céda donc à Law, qui fut enfin déclaré contrôleur général des finances1, et qui, dans cette élévation si singulière pour lui, continua à venir chez moi tous les mardis matins, me voulant toujours persuader ses miracles passés et ceux qu'il alloit faire. Argenson demeura garde des sceaux, et se servit habilement du sacrifice des finances pour faire passer sur la tête de son fils aîné sa charge de chancelier de l'ordre de Saint-Louis, et le titre effectif sur son cadet3. Sa place de conseiller d'État qu'il avoit conservée, il la fit donner à son aîné avec l'intendance de Maubeuge, et fit son cadet lieutenant de police. Le murmure fut grand de voir un étranger contrôleur général, et tout livré en France à un système dont on commençoit beaucoup à se défier. Mais les François s'accoutument à tout, et la plupart se consolèrent de n'avoir plus à faire aux heures bizarres et à l'humeur ai

1. Le 6 janvier, le Régent mena Law au Roi, et il fut déclaré contrôleur général; le bruit s'en était répandu dès la veille (Dangeau, p. 200; Gazette d'Amsterdam, no v; les Correspondants de Balleroy, tome II, p. 99-101).

2. Tome XXXIII, p. 2.

3. Cette particularité ne vient pas de Dangeau.

4. Dangeau, p. 200 et 205. Pour la place de conseiller d'État, M. Bignon de Blanzy passa ordinaire à la place de M. d'Argenson père, et le jeune marquis d'Argenson eut celle de semestre que quittait Bignon (Archives nationales, O1 64, fol. 2 vo et 3, 5 et 6 janvier 1720). Sa nomination comme intendant de Hainaut coïncida avec un grand mouvement dans les intendances.

5. Pierre-Marc, comte d'Argenson, remplaça M. de Machault comme lieutenant général de police par provisions du 18 janvier, et cette grâce fut complétée le 12 avril par la concession d'un brevet d'assurance de cent cinquante mille livres équivalent à celui qu'il payait à Machault (reg. 01 64, fol. 9 et 100). Il fut reçu au Parlement et installé au Châtelet le 26 janvier (Archives nationales, U 63).

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