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mais en le traitant constamment comme je venois de le proposer, il l'anéantissoit; que, le chassant, il en faisoit un personnage, une idole du Parlement, du peuple, des provinces, un point de ralliement sinon dangereux, du moins embarrassant, d'autant plus qu'il avoit laissé passer le moment de l'envelopper avec le duc et la duchesse du Maine; qu'il ne se pouvoit donc plus agir ici du bien et de la tranquillité de l'État, ni d'intelligences étrangères et criminelles, comme à l'égard du duc et de la duchesse du Maine, et du parti qu'ils avoient formé, mais uniquement de l'intérêt et des soupçons de lui Régent, et d'un sacrifice qu'il se feroit à lui-même du seigneur le plus marqué du royaume, chargé de toute la confiance du feu Roi jusqu'à sa mort, mis uniquement par là auprès du Roi son successeur, de sa main, dont Son Altesse Royale intervertiroit pour la seconde fois les dernières, les plus intimes et les plus sacrées dispositions.

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Ébranlé, mais non dépris encore de sa résolution, il essaya de m'affoiblir en redoublant la tentation de la place de gouverneur du Roi, et me comblant sur tout ce qu'il me prodigua là-dessus. Je lui témoignai ma reconnoissance en homme qui sentoit très bien le prix de la place et celui de l'assaisonnement qu'il y mettoit, mais qui n'en étoit pas ébloui. Tout de suite je le suppliai de se rappeler de ce qui s'étoit passé entre lui et moi dès avant qu'on sût que le Roi écrivoit tant de sa main, et qu'on en soupçonnàt une disposition testamentaire2; qu'il se souvînt que je lui avois dit qu'il étoit à présumer, même à desirer pour Son Altesse Royale, que le Roi disposât des places de l'éducation du Roi son successeur; mais que, si, contre toute apparence, il vînt à manquer sans l'avoir fait, jamais lui Régent, lui successeur immédiat par le droit des Renonciations, si le jeune monarque mouroit sans postérité masculine, jamais lui, si cruelle1. Il y a bien se rappeler de au manuscrit.

2. Voyez notre tome XXVII, p. 53.

ment, si iniquement, mais si universellement accusé de toutes les horreurs alors récentes, et dont le souvenir se renouveloit depuis de temps en temps avec tant d'art et d'audace, ne devoit jamais nommer un gouverneur, ni aux autres places de l'éducation et du service intime, personne qui lui fût particulièrement attaché; que plus un homme le seroit ou anciennement ou intimement, encore pis l'un et l'autre, plus il en devoit être exclus, quand il auroit d'ailleurs pour ce grand emploi un talent unique, et tous les autres qui s'y pouvoient souhaiter; qu'il étoit entré dans mon sentiment, et qu'il étoit convenu avec moi de le suivre; que je le sommois donc maintenant de s'en souvenir, et de ne pas s'écarter d'une résolution qui lui avoit paru alors si salutaire, et qui, par tout ce qui s'étoit passé depuis, surtout par l'expulsion du duc du Maine, l'étoit devenue de plus en plus; enfin que ce raisonnement si vrai et si fort, résultant de la perverse nature des choses, me rendoit par excellence l'homme de toute la France sur qui le choix devoit le moins tomber, et qui en étoit1 le plus radicalement exclus par nature; qu'aussi croirois-je lui rendre le plus mauvais et le plus dangereux office de l'accepter.

M. le duc d'Orléans, qui étoit l'homme que j'aie connu qui avoit les réponses les plus prêtes à la main, et qui s'embarrassoit le moins, même n'ayant rien qui valût à répondre, fut si surpris, ou de la force de mes raisons, ou de la fermeté de mon refus, qu'il resta court et pensif, se promenant la tête basse sept ou huit pas en avant et autant en arrière, parce que ce cabinet étoit fort petit. Je demeurai debout sans le suivre et sans parler, pour laisser opérer ses réflexions, que je ne voulois pas troubler par des redites inutiles, puisqu'en effet j'avois tout dit l'essentiel. Ce silence dura assez longtemps; puis, il me dit qu'il y avoit bien du bon dans ce que je lui avois exposé, mais

1. Il y a qui en étois, à la première personne dans le manuscrit.

que le maréchal de Villeroy étoit tellement devenu insupportable, et que j'étois si fait exprès pour l'emploi en tous sens, sur quoi il s'étendit encore, qu'il avoit bien de la peine à changer d'avis. Les mêmes choses se rebattirent assez longtemps encore; les propos finirent par me dire que nous nous reverrions là-dessus. Je lui répondis que, pour ce qui me regardoit, cela étoit tout vu de ma part, et que très certainement je ne serois point gouverneur du Roi; que, à l'égard du maréchal, qu'il prît bien garde aux impulsions d'autrui, et à la sienne propre à luimême, et qu'il se gardât bien de faire un si grand pas de clerc'. Nous n'en dîmes pas davantage. Il m'en reparla près à près deux ou trois autres fois, mais toujours plus foiblement, moi toujours de même, et gagnant toujours du terrain sur lui, jusqu'à ce que, la dernière fois, il convint avec moi qu'il n'y songeroit plus, et qu'il en useroit avec le maréchal de Villeroy comme je le lui avois proposé; mais il n'en eut pas la force: il le traita toujours de même, et le maréchal, par conséquent, toujours sur le haut ton avec lui. J'en étois dépité; mais je n'osai lui en faire de reproche, de peur de ranimer l'envie de le chasser. D'ailleurs, tout alloit tellement de travers, l'abbé Dubois si fort et si publiquement le maître absolu, que, cela joint à la déplorable issue de l'affaire de M. et de Mme du Maine, mon dégoût alloit à ne vouloir plus me mêler de rien, et à voir M. le duc d'Orléans courtement et précisément pour le nécessaire, et pour ne rien marquer au monde si attentif à tout. Ainsi finit l'année 1719.

Comédie entre le duc

Cette année commença par une comédie fort ridicule Année 1720. dont personne ne fut la dupe, ni le public, ni ceux pour qui elle fut principalement jouée, ni ceux qui la jouèrent, si ce n'est peut-être la seule Madame la Princesse, qui y fit un personnage principal, et qui étoit faite pour l'être

1. « On appelle figurément pas de clerc une faute commise par ignorance ou par imprudence dans une affaire » (Académie, 1718).

et la duchesse

du Maine,

qui ne trompe

personne.

de tout'. Le duc et la duchesse du Maine, qui, par la perfidie de l'abbé Dubois, avoient eu, comme on l'a vu ici, tout le temps nécessaire, et beaucoup au delà, pour sauver leurs papiers et pour s'arranger ensemble, depuis que Cellamare fut arrêté chez lui jusqu'au jour qu'ils le furent eux-mêmes, avoient très bien pris leur parti, et chacun d'eux suivant leur caractère. Mme du Maine, appuyée de son sexe et de sa naissance, s'affubla de tout dans ses réponses aux interrogatoires qu'elle subit, et dont {Add. SS. 1629] on lut ce qu'il plut à l'abbé Dubois au conseil de régence3, accusa fortement Cellamare, Laval, etc., sauva tant qu'elle put les Malezieu', Dadvisard, et ses intimes créatures, son mari surtout, pour qui elle se fit fort et stipula tout3, sans, disoit-elle, lui en avoir donné connoissance, c'est-àdire, sans lui avoir jamais laissé entrevoir ni intelligence en Espagne, ni parti, ni rien qui pût aller à brouiller l'État ni à attaquer le Régent, mais seulement à lui pro

1. Pour être dupe de tout. Il a déjà parlé de sa nullité, presque de sa bêtise tome XVI, p. 360, XXII, p. 275, etc.

2. Voyez tome XXXVI, p. 50.

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3. Le lundi 15 janvier 1720, Dangeau écrit dans son Journal (p. 206207) « Il y eut conseil de régence, qui dura jusqu'à huit heures du soir.... On a lu toutes les dépositions de ceux qui sont sortis et de ceux qui sont encore à la Bastille, et ensuite on lut celle de Mme la duchesse du Maine. » Il y a au Dépôt des affaires étrangères un volume entier, Espagne 293, qui est intitulé : « Faits principaux concernant la conspiration tramée contre l'État et le gouvernement. Lu au conseil de régence le 15 janvier 1720. » C'est l'historique du complot. A la suite se trouvent, comme pièces justificatives, des extraits de la correspondance d'Alberoni et de Cellamare, la déclaration originale de la princesse, celles des autres prisonniers en originaux ou en copie, et aussi des explications, mémoires, etc., sur l'affaire. Dans le Catalogue de la vente Rathery, en 1876, il a passé, sous le n° 82, des Notes prises par le duc de la Force pendant cette longue séance du conseil de régence.

4. Le père et le fils: tome XXXVI, p. 205.

5. Il faudrait plutôt pour qui elle s'étoit fait fort et avoit tout stipulé. L'Académie de 1718 disait que, dans la phrase se faire fort, le mot de fort s'employait toujours «< indéclinablement ».

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curer de[s] remontrances assez fortes et assez nombreuses pour l'engager doucement à réformer lui-même beaucoup de choses dont on se plaignoit de son administration'. Quoi qu'elle avouât, elle ne craignoit rien pour sa tête ni même pour une prison dure et longue: les exemples des princes de Condé la rassuroient dans toutes les générations, qui s'étoient trouvés en termes encore plus forts.

Le duc du Maine, déchu de l'état et de la qualité de prince du sang, trembloit pour sa vie. Ses crimes contre l'État, contre le sang royal, contre la personne du Régent, si longuement, si artificieusement, si cruellement offensée, le troubloient d'autant plus, qu'il sentoit tout ce que raison, justice, exemple, devoir à l'égard de l'État et du sang royal, vengeance enfin, exigeoient de lui. Il songea donc de bonne heure à se mettre à couvert sous la jupe de sa femme. Ses réponses et tous ses propos furent constamment les mêmes d'une parfaite ignorance et dans le plus grand concert entre eux deux. Il n'avoit vu en effet que ses domestiques les plus affidés, Cellamare presque point, et dans le dernier secret, dans le cabinet de Mme du Maine, inaccessible à tous autres de leur confidence, à qui il ne parloit que par la duchesse du Maine: ainsi, ni papiers, ni dépositions à craindre. Ainsi, quand elle eut parlé, avoué, raconté, Laval aussi de rage de ce qu'elle avoit dit', et peu d'autres, le duc du Maine, à qui cela fut communiqué à Doullens", s'exclama contre sa femme, dit

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1. Voyez dans Lémontey, Histoire de la Régence, tome II, p. 435, le passage de la déclaration de la duchesse relative à son mari. 2. Notre tome XXXVI, p. 83.

3. Et que Laval eut aussi parlé, avoué, raconté; voyez au tome XXXVI, p. 281.

4. Il ne semble pas qu'il y eut de nouvelle déposition de M. de Laval après la longue déclaration de la duchesse, où il est si chargé. Lémontey (p. 412-413) en a seulement publié une de Malezieu, datée du 12 janvier 1720, trois jours avant la séance du conseil de régence; l'original de cette dernière a fait partie de la collection Gourio de Refuge (Catalogue, Académie française, no 112).

5. Nous n'avons pas trace de cette communication au duc du 8

MÉMOIRES DE SAINT-SIMON. XXXVII

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